Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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Déréalisation du sujet

L'idéalisme exagère l'importance de ce qui n'est pas lié à la matière et minimise l'importance de ce qui est lié à la matière. Le matérialisme semble lui être opposé. Pourtant, ces deux façons d'organiser la perception du monde se rejoignent dans la dissociation des deux dimensions de l'être, le matériel et l'immatériel. Nous avons pourtant insisté sur le lien entre le faire, entre le matériel, et la construction d'une identité, d'un moi relationnel et social. En étant convaincu que tout est affaire d'esprit, de virtualité technique ou de lutte entre des forces occultes, la réalité prend une dimension fantastique, elle devient un objet sur lequel la volonté est impuissante. Le sujet idéaliste vit alors la matérialité de sa propre vie, y compris dans ses aspects les plus organiques, les plus triviaux, comme si elle lui était extérieure. Il ne nomme pas les fonctions biologiques, il rejette la fatigue, la vieillesse, la maladie et la mort dans un futur improbable. À l'inverse – et de la même façon – un matérialisme strict isole les maladies psychiques, les souffrances morales de leur situation matérielle. Un cancer devient un accident, un suicide est dû à une fragilité individuelle sans que ces événements aussi spirituels que matériels ne trouvent un sens dans leur double aspect, matériel et spirituel, dans la représentation des choses du sujet. De manière plus spécifique, au sein du champ économique, les rapports de production, le mode d'organisation de la violence sociale affectent les existences et obèrent la puissance magique de l'instant vécu, ils sapent les aspirations mystiques par la quantification du temps et par la hiérarchisation des individus en strates sociales étanches. La prétention à la métaphysique en marge de l'économie ne peut se construire qu'en niant l'économie comme métaphysique, qu'en niant l'économie comme foi, comme vision du monde ou comme aspirations. Cette négation fonde l'économie comme objectivité, comme force d'évidence, elle naturalise aussi bien la vision du monde que l'économie charrie que le monde qu'elle construit, cette négation agit comme une naturalisation, une divinisation de la forme de violence sociale particulière qu'organise l'économie. L'économie en l'état actuelle, comme ensemble de descriptions de la réalité et de prescriptions est une religion qui ne s'assume pas en tant que telle. Cette religion masque son caractère religieux, elle se naturalise en pseudo-science. Mais derrière ses préceptes, ses concepts, ses convictions, elle organise, justifie et maintient une forme de violence sociale.

L'agent social peut donc soit privilégier l'aspect matériel, c'est-à-dire la conviction que l'économique détermine tout, soit l'aspect immatériel, c'est-à-dire la conviction que tout est spirituel sauf l'économique qui n'est pas pensé, qui demeure étranger aux théories, à la vision du monde. Ces deux attitudes s'avèrent proches dans les faits. Dans les deux cas, l'économique incarne un destin inéluctable auquel l'agent social se conforme par confort. Il s'agit alors, pour intégrer l'ordre de l'économique, du marchand, de cultiver l'absence au dynamisme, à l'aventure, à l'imprévu. L'être social doit se conformer ; il ne doit pas perturber ce qui est puisque ce qui est est et que l'être social en participe. L'apparence des agents sociaux se conforme aux canons dominants de la bienséance de leur groupe social. Les carrières professionnelles ou matrimoniales ne peuvent briller par leur singularité. Chaque individu mène sa propre carrière, spécifique en un sens, mais d'une manière, avec des objectifs qui sont partagés par tous les membres de la société. Les individualistes sont parfaitement égoïstes et, en tant que tels, parfaitement interchangeables. Au sein de l'entreprise ou de l'État, les agents sociaux sont évalués selon leur efficience et l'efficience est ramenée à la question comptable, à la question de l'accumulation que permet le travail concret lié au travail abstrait, au salaire. Cette notion d'efficience économique peut varier d'un moment à l'autre, selon les aléas de la conjoncture – un capital en extension requiert des travailleurs innovants alors qu'un capital en crise demande à ses travailleurs de réduire les frais, de maximaliser l'efficience et de minimiser les coûts. Un capital en crise énergétique demande aux travailleurs d'augmenter leur productivité horaire tout en réduisant la part de capital fixe nécessaire à la production.

En tout état de cause, le travailleur doit s'utiliser à des fins matérielles, il devient l'outil, l'instrument de sa propre stratégie d'avancement professionnel. Les travailleurs doivent se penser comme des marchandises sur le marché de l'emploi. Ils maximisent leur valeur de marchandise-travail par des stratégies impliquant la vie professionnelle aussi bien que par leurs réseaux sociaux. Le développement de réseaux sociaux orientés vers la valorisation de la marchandise-travail en modifie et la nature et le fonctionnement. Les amitiés, les liens sociaux s'organisent alors en fonction d'une valorisation potentielle sur le marché de l'emploi, les liens sociaux se transforment également en marché, les démarches affectives s'inscrivent dans des stratégies globales vénales. La bourgeoisie urbaine s'est toujours construit des relations mondaines de par le monde en fonction de stratégies sociales vénales. Ce qui est nouveau, c'est que ce rapport au social s'étend à l'ensemble du corps social, qu'il doit être intégré par les prolétaires, par les petits bourgeois en tant que prolétaires, en tant que travailleurs marchandises-emploi. La bourgeoisie à l'époque imaginait que sa représentation du monde était universelle, elle attribuait à ses valeurs, à sa façon de vivre une neutralité sociale qui fait sourire aujourd'hui. Pourtant, derrière les réseaux sociaux professionnels (ou non directement professionnels) s'affiche la même illusion naïve de neutralité sociale.

Le hiatus entre la représentation du monde des petits bourgeois et leur réalité symbolique et matérielle suscite une angoisse sociale. Le petit bourgeois vit le problème de la survie via le médium de l'argent, via le système des rapports de production, via la violence sociale. Il en découle un déficit d'être, de rencontre, d'invention, de travail concret, d'humanisation de la nature. Mais l'imaginaire bourgeois se représente le monde entier à sa ressemblance : le déficit d'être vécu ne connaît pas d'altérité visible dans le champ de représentation. En tant qu'unité de production économique, en tant qu'acteur d'un système sur lequel la volonté du sujet n'a pas de prise, il se vit au travers des prismes de l'utilité sociale. Il investit son énergie libidinale dans l'achat, dans la consommation. Plutôt que de poser des actes pour garantir la vie et la survie, plutôt que d'incarner la volonté de l'être, le sujet s'occupe avec des œuvres, de la science, des causes caritatives ou militantes … Le bourgeois incarnait la race, le lignage. Il faisait des affaires alors que le petit-bourgeois est employé à un projet qui dépasse totalement sa volonté, sa force de vie, ses aspirations ou ses rêves.

Proposition 70
La déréalisation de l'économique, du travail concret, est anxiogène. Elle cultive les sentiments de rancœur et d'impuissance.