Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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Des victimes consentantes

En conséquence, la perception de la matière, du cadre matériel et des rapports de production s'éloigne de ce à quoi cette matérialité renvoie, de l'ici et maintenant des rapports matériels. La réalité des rapports de force, de la violence sociale est occultée, elle devient invisible pour l'agent social construit et par la consommation et par la déréalisation du faire dans la prolétarisation. L'agent développe alors des stratégies plus ou moins conscientes pour se masquer le fait qu'il participe à un système sans fondement idéologique légitime dont il est lui-même et victime et bénéficiaire.

L'agent peut, par exemple, se construire une image de quelqu'un d'important dans un domaine annexe, dans un domaine étranger à l'activité de l'animal laborans abandonnée à la prolétarisation. On peut identifier ce phénomène d'auto-réalisation à une fuite de l'absence d'enjeu réel. Cette auto-réalisation peut recouvrir bien des réalités, bien des palliatifs à la prolétarisation du faire, du sens et de la consommation. Il peut s'agir de hobby, de passions, de goût pour les sciences ou pour les collections, pour la gastronomie ou pour les sports. L'auto-réalisation sert de refuge face à la réalité de l'existence en creux. Elle paraît remplir un vide existentiel sans jamais en résoudre le malaise. Mais la frustration économique, sociale fonctionne à un autre niveau, à un niveau sur lequel les palliatifs n'ont guère de prise. Si, dans l'incomplétude du sujet, la psyché cherche un autrui, dans l'incomplétude sociale, systémique, de la dépossession du faire, du sens de l'acte, le sujet occupe son temps, il s'invente une raison sociale ex nihilo alors que la raison même de son existence est exilée.

Proposition 66
Faute de puissance et de volonté, l'appauvrissement de soi mène à pratiquer des activités de diversion, à cultiver la rancœur, à devenir velléitaire, agressif.
Proposition 67
Les victimes de l'impuissance soutiennent et intériorisent les principes qui leur ôtent leur puissance.

Le petit bourgeois victime de prolétarisation, de dépossession du faire, nie la domination dont il est victime et complice. Pour ce faire, sa conscience sociale se construit des représentations imaginaires du vécu social – ce que Barthes22 appelait les δοξα, les doxas, les mythes bourgeois. Les doxas fonctionnent comme des adhésions implicites passives à la représentation du monde d'un système socio-économique donné qui corsète la liberté des agents économiques. On pourrait qualifier cette adhésion à un univers de représentation hostile aux intérêts du sujet de syndrome de Stockholm. Ce syndrome fait référence à cette histoire d'otages qui avaient pris fait et cause pour leurs ravisseurs, ils avaient épousé le point de vue de ceux qui les avaient tenus en joue. L'adhésion à la logique-preneuse d'otage, au système de domination, de prolétarisation de l'acte productif et de l'acte de consommation pourrait être comparée à ce curieux syndrome. La victime pense alors travailler par plaisir, par idéal voire par obligation ou par conviction mais jamais par nécessité. La représentation du monde de l'agent social s'abîme dans ses propres contradictions quand ce dernier disqualifie les agents sociaux sans emploi alors que, si l'on admet que l'on travaille par plaisir, cela n'a pas de sens de conditionner le mérite individuel à cette pratique sociale agréable. Ces représentations prennent force de loi, de principe, d'évidence dans la mesure où l'engagement effectif du sujet dans l'existence sociale prend de l'importance.



Au niveau macro-social, aucune classe sociale ne peut se reconnaître comme une classe parasite, immorale ou cruelle. Les bénéficiaires de la violence sociale développent alors une pensée-Calimero. Calimero, c'est ce petit poussin noir recouvert d'une coquille d’œuf qui répète : « c'est trop injuste, c'est toujours la même chose, c'est toujours pour moi ... ». La pensée Calimero est une pensée victimaire, une pensée de victime. L'énonciateur se présente comme victime pour (se) cacher qu'il est complice ou coupable ; il dénonce et s’exempte en geignant. Le sujet petit-bourgeois ne peut admettre qu'il bénéficie d'un train de vie élevé par rapport aux autres agents sociaux. Il stigmatise les faignants, les chômeurs, les parasites, les financiers, les banquiers, les immigrés, les hommes politiques, tel ou tel parti politique, les riches (qui l'ont bien volé), les pauvres (qui l'ont bien cherché), les impôts écrasants, les cotisations sociales (assimilées à un coût, ce qui est une aberration économique, nous l'avons vu), les chiens, les personnes âgées, les malades (qui fraudent), les collègues (qui carottent), etc. Cette position est devenue un tic verbal chez les patrons, un espèce de syndrome de la Tourette. Ils ne peuvent intervenir publiquement sans ostraciser telle ou telle catégorie sociale, tel ou tel pauvre dont ils sont victimes, eux qui ont tout. La stigmatisation procède aussi bien de la nécessité de la disculpation de la bourgeoisie chez le petit bourgeois que de sa frustration venue de la prolétarisation matérielle et psychique effective.



Les petits bourgeois justifient aussi leur confort social par le mérite ou par des idéologies équivalentes. L'idéologie du mérite, le producérisme, est consubstantielle à la petite bourgeoisie, elle légitime son confort et désigne comme ennemis aussi bien les pauvres-parasites que les riches-parasites. Elle légitime socialement la seule petite bourgeoisie et, partant, explique son confort relatif et le fonde philosophiquement, au-delà du mépris de la plupart des religions pour la richesse, pour l'argent ou pour l'usure.



Ils verbalisent alors une situation sociale comme s'ils en étaient victimes, comme s'ils étaient victimes de diverses forces. Ce faisant, ils évacuent leur responsabilité en tant que complices de l'exploitation, y compris de l'exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes comme agents sociaux dépossédés du faire, comme agents sociaux prolétarisés. La victimisation prévient une prise de conscience fatale au niveau de vie, au mode de vie. Mais avec la disparition de ce mode de vie pourrait pourtant émerger une réalité de puissance, de plaisir et de devenir social et individuel face à laquelle les centres commerciaux, les publicités criardes et la vulgarité des ambiances de travail haut-de-gamme ne font pas le poids.