Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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Désir et conformation

Les consommateurs et les producteurs sont mis en situation paradoxale. D'une part, ils doivent se faire remarquer, se distinguer de la masse et être originaux aussi bien dans leurs modes de production (il faut innover, s'adapter, etc.) que dans leurs modes de consommation. Par ailleurs, ils doivent être grégaires, obéir à une identité substantialiste et céder aux canons de la mode ou aux injonctions de l'encadrement (et des actionnaires).

Mais l'économie repose sur des vivants, sur des gens qui veulent vivre, être singuliers, s'amuser, rencontrer, etc. C'est parce que l'on est tenu par l'affectif, par les liens humains, par des désirs de conformation sociale, d'amour, de compréhension que l'on s'échine à intégrer un système économique. On veut être aimé, reconnu, apprécié, recherché. Pour certains, c'est la revanche qui guide l'ascension sociale, ou la peur de ne pas y arriver, de manquer ou encore le désir d'être agréables ou désagréables à leurs parents, à leur milieu. Ces désirs fonctionnent comme les moteurs de l'économie – aussi bien de l'économie comme production, comme travail concret que comme consommation. En utilisant des machines de management, en industrialisant les affects, le capitalisme sape les bases du désir singulier.

En termes logiques, il s'agit d'un paradoxe : comme le désir implique le non désir, comme la singularité entraîne la conformation, c'est la négation du terme premier qui s'impose. Le désir et la singularité disparaissent de ce paradoxe.

Quand G. Simondon parle de la singularisation d'une brique, il distingue deux manières de penser : celui qui commande les briques les conçoit comme des objets théoriques, abstraits. Dans cette conception, les briques ne sont pas singulières. Celui qui les fabrique vit chaque brique comme un quantum de travail supplémentaire, comme un temps de travail spécifique de manière singulière au moment où il effectue le travail. Ceci oppose les visions du marchand (la finalité vénale sans qualité) et du fabricant (le temps humain singulier)11.

À ce stade du procès de production, le travailleur lui-même est affecté par la déréalisation de la vie dans son travail. Le travail, en changeant de nature concrète du fait de la mise en concurrence des producteurs du système, uniformise les modalités, l'organisation du temps vécu à la tâche. Le producteur ne voit plus la singularité des objets produits, même sous une forme quantitative. Il surveille et entretient une machine productrice ; ce n'est plus l'ouvrier qui fait tourner la machine mais c'est la machine qui fait tourner l'ouvrier. L'ouvrage des opérateurs chargés de surveiller les machines a changé de nature : alors qu'il fallait poser des actes pour produire, ce sont maintenant les moments dysfonctionnels, les moments où la machine cesse de fonctionner qui imposent et le tempo et la nature des actes de production à poser. L'ouvrier travaillait pour produire, il travaille maintenant pour que la production ne cesse pas. Son travail reste inchangé quelle que soit la quantité produite.

Les intérêts du travailleurs coïncident de manière circonstancielle avec ceux du capitaliste puisque, dans sa situation, ils lui commandent d'augmenter la production des machines, de remplir le cahier de commande de l'entreprise sans que son travail en soit affecté, sans que la quantité de travail concret ou abstrait n'augmente. Les employés prennent fait et cause pour leur entreprise pour conserver leur travail abstrait, la reconnaissance salariale de leur contribution à la création de valeur économique. La volonté devient complice de l'abdication de volonté : le singulier est congédié par la duplicité de l'ubiquité sociale des agents économiques.

La mise en concurrence permanente et la massification du temps vécu sapent également les bases de la consommation comme moyen d'entretenir une image sociale de soi positive. Dans les représentations de la publicité, le consommateur se réalise et s'épanouit en consommant. De même, le travailleur contemporain est sommé (par une injonction paradoxale) de s'éclater, de s'épanouir lui aussi et de se réaliser dans son travail. On lui dit de s'amuser, on lui commande un bonheur obligatoire, on lui demande un attachement, une fidélité, un adhésion à une entreprise par essence sans qualité, à une entreprise par nature et par fonction détourne une partie de la valeur économique créée par le producteur au profit des propriétaires lucratifs, qui par nature et par fonction veut réaliser des profits, veut gagner un maximum d'argent. Le capital nous intime l'ordre d'être heureux en nous soumettant à sa logique. Mais le bonheur impose la liberté du choix, de la volonté, le bonheur implique la rencontre, la vie et le devenir alors que l'obéissance aux totems-capital enterre la singularité, le choix et la volonté première de l'acte. Le paradoxe de cette injonction se résout facilement en termes logiques : comme l'obéissance implique la désobéissance, nous désobéissons, nous sommes malheureux au travail, angoissés, stressés, malades ou résignés. Les médicaments – en ce compris l'alcool ou les drogues – nous aident à tenir le coup et la folie nous permet seule d'en échapper sauf à se tirer une balle dans le pied pour se faire porter pâle.

L'injonction paradoxale va plus loin : elle nous enjoint d'être nous-mêmes. En lui obéissant, nous nous conformons à une volonté étrangère donc nous nous éloignons de nous-mêmes. De la même façon, comme l'obéissance implique la désobéissance, nous désobéissons : nous ne sommes pas nous-mêmes, nous sommes détournés de nos sens, de notre sens, de notre singularité, de notre conatus, de notre volonté en des passions tristes et serviles.

La logique de l'injonction paradoxale devient d'autant plus perverse, psychogène, qu'elle est appliquée à la lettre. Si un sujet veut être lui-même, il aura beau jeu de l'être hors du mode de vie conventionnel et – c'est là que la contradiction devient explosive – s'il veut être singulier en se comportant comme les autres, comme on lui dit de se comporter, en se singularisant comme tout le monde, en respectant un certain conformisme social en matière d'alimentation, de politique, de philosophie, de hexis, d'économie et, bien sûr, de carrière professionnelle et de loisirs, il sera conforme aux attentes sociales. À l'inverse, si le sujet devient singulier en posant un acte effectivement original, en rupture avec le conformisme social, il sera marginalisé par les thuriféraires du sois toi-même alors que cette rupture sera en conformité avec l'injonction.

Proposition 159
Si être soi-même ou se réaliser devient une marque de conformisme, l'originalité devient une norme.
Proposition 160
Si l'obéissance consiste à être original, elle devient une injonction paradoxale psychogène.
Proposition 161
Les injonctions paradoxales peuvent être surmontées par les médicaments ou les drogues ; elles peuvent être fuies par la folie.

C'est dire que la capacité à vivre des moments singuliers et le désir, la volonté sont intégrés dans le système capitaliste. Les êtres s'individuent en interaction avec leur milieu dans le temps. Cette individuation est synonyme de vie. Son absence implique la domination des temps passés, ossifiés par rapport au temps présent ; elle pétrifie l'être dans une attitude figée qui prévient toute pulsion de vie désirant. En termes physiques, on parlera de situation stable, d'état d'équilibre qu'aucune impulsion d'énergie ne peut déstabiliser ; en termes thermodynamiques, on parlera d'entropie du système. La pulsion de mort de l'accumulation, de la conservation économique et de l'augmentation de la structure organique du capital, de l'augmentation de sa partie fixe au détriment de sa partie vivante, s'incarne dans l'absence de l'être, de l'individuation, de la singularité et, pour finir, de la singularité du sujet. Le sujet perd ses qualités et devient quelconque dans le mécanisme d'accumulation du capital sous forme de machines-désirs et de machines productives.

Nous avons vu que le couplage de l'accumulation et de la perte de qualité ne pouvait se maintenir que parce qu'il s'agissait d'éléments subcontraires, qui pouvaient cohabiter. Dans un même mouvement, les modes de vie et de travail s'uniformisent et préviennent la singularisation des agents sociaux et la vie humaine recrée des niches, des situations imprévues d'exception, des rencontres. L'interstitiel se développe en parallèle avec l'uniformisation des mœurs et des modes de production. Cette situation bloque sa propre évolution par effondrement (il faudrait un paradoxe avec des contradictoires) ou par dialectique (il faudrait une contradiction avec des contraires).

De la même façon que pour les autres types de subparadoxes, la situation ne pourra être débloquée que de l'extérieur, que du fait de forces extérieures au capital. Elles foisonnent.