Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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La liberté de ne pas être libre

La démocratie libérale libère le commerce et l'intérieur des individus fédérés en nations et en identités de masse. Cette liberté s'amenuise en tant que puissance à mesure que les marges de manœuvre se réduisent. L'interdépendance économique et l'absence d'alternatives matérielles et psycho-sociales crédibles – le capitalisme est subparadoxal, donc impossible à nier – interdisent tout essai de mode de vie différent. C'est dire que, à quelque niveau que ce soit, il n'y a pas de négation, d'abolition du capital, il n'y a que des en-dehors plus ou moins habitables. On pourrait définir le capitalisme non comme le processus permanent de refoulement d'une négation mais plutôt comme l'ensemble des procédés qui évitent l'avènement d'alternatives. Les syndicats, les associations politiques ou artistiques, les groupes terroristes fonctionnent comme des pseudo-oppositions (on sait que la négation est impossible), comme le spectacle captieux de la négation, internes au capitalisme. Les désirs, les aspirations, les représentations du sujet eux-mêmes deviennent des aspects internes du capitalisme – éventuellement enveloppés dans le spectacle de la pseudo-opposition. C'est dire que le désir de révolte lui-même est sous-tendu par une logique économique quantitative d'accumulation. La liberté de s'associer de s'exprimer voire d'agir devient un simple luxe décoratif quand la négativité est devenue impossible.

L'opposition devient un rouage de la machine économique, elle met en scène l'image du sens ou du désir et ce faisant, elle remplit l'absence de sens et de désir de leur image. La gauche, la droite (complexée ou non, pour reprendre l'heureuse formule de Lordon), les écolos, les nationalistes, les gauchistes, les religieux s'opposent au nom de l'efficacité et de la gestion économique et, ce faisant, légitiment le principe de gestion économique. Même le nihilisme appert comme une force intrinsèque du système : les no future vivent un individualisme forcené et une utilisation des ressources à court terme, empruntant la même sente que les traders sans foi ni loi.

Quand il s'agit de gérer la consommation de masse, certains veulent la rendre intelligente, d'autres ne veulent pas la négocier, d'autres encore veulent contrôler cette consommation ou favoriser les acteurs économiques nationaux (c'est-à-dire exporter les contradictions de l'accumulation nationale). Nul ne s'avise que la consommation n'aide pas le consommateur. Consommer ne répond pas aux angoisses du consommateur (que le produit soit national, bio, équitable ou bon marché), consommer n'apaise pas la douleur de vivre, la dépossession de la volonté, cela ne guérit pas les névroses et ne délasse pas. Le vertige existentiel, l'ennui, résultent de la désincarnation de la volonté et de la puissance, de l'exil des agents à leur être, de l'industrialisation de la survie ou du symbolique. Puisque, dans le capitalisme et en tant qu'agents capitalistes, les sujets ne partagent pas d'affect, d'émotion, ils en confient la gestion à des instances désincarnées, inassignables. L'affect n'est plus une technique mais devient une machine, une machine à produire, une machine à consommer et, comme toute machine, elle organise des échanges entre unités sans qualité. Après que le principe de réalité institutionnalise le père, le créatif bridé par la loi, ce sont tous les champs de l'affectif de l'émotionnel qui sont intégrés comme éléments sans qualités d'un système économique cybernétique. Les frustrations du défaut d'existence et de puissance s'épanchent dans des entreprises de loisirs génératrices de distinctions sociales mais pas d'identité singulière, pas d'événement. Ces entreprises s'agencent selon les catégories substantielles, théoriques, désincarnées. Les affects deviennent des identités représentées par des vedettes ou par des signes évocateurs d'une identité fantasmée ; ils se mettent en scène en signes évoteurs sela la modalité du dieu-cargo.

La liberté est l'argument de ceux qui ne veulent rien changer ; la démocratie est devenue un bal électoral où les affects identitaires sont mis en scène dans des discours adressés à l'affectif, au cerveau limbique. La raison ou la volonté politique, l'incarnation de la singularité sont confinés aux talents oratoires des tribuns, aux gesticulations criminelles contre les ennemis du jour, que ce soit les pauvres, les étrangers ou les dominés. La liberté religieuse n'a plus non plus de sens puisque la spiritualité n'implique plus la participation psycho-sociale d’un sujet prolétarisé, la participation singulière mais qu'elle est maîtrisée par des agents qui admettent l'inadmissible en l'état – et qui rejoignent les cohortes de pseudo-opposants au système. Liberté de vote et liberté religieuse ne sont plus porteuses de sens, de signifié singulier dans le champ économique du capital. Elles signifient leur existence en tant que libertés formelles sans que cette signification renvoie à rien d'autre en terme de sens.

La liberté est limitée par le cadre conceptuel dans lequel on l'inscrit. Définir la liberté, c'est la finir (il s'agit d'un concept dont la définition est hétéronyme). Dès qu'on invoque la liberté comme valeur substantielle, on lui attribue une valeur définitoire et on parle donc … d'autre chose. La liberté-valeur définit, limite et encadre les actes humains ; elle détermine ce qui est possible, ce qui est inconvenant et ce qui est inconcevable, ob-scène12, en creux. On associe logiquement l'arbitraire individuel à la liberté : la puissance et la volonté n'ont de sens que dans la mesure où elle dérange un ordre, où elles interagissent avec un environnement. L'arbitraire ne peut devenir singulier qu'à condition de faire abstraction de tous les conditionnements de l'individu, de toutes ses influences, de toutes ses expériences, tous ses hic et nunc dont les traces jalonnent les attentes du sujet. Il faut nier Marx et ses infrastructures matérielles, Freud et son Ça, son Surmoi qui exsudent d'un monde qui traverse le sujet au cœur même de sa subjectivité pour faire de la liberté une affaire individuelle, définitoire qui soit déconnectée d'un monde. Pour faire simple, nous dirons que la liberté qui se définit est une affaire liberticide d'individus et que la liberté incarnée ne peut pas se laisser parler, elle s'assume, elle se prend, elle se vit, elle s'incarne.

Proposition 162
La conceptualisation de la liberté, sa définition, en restreint le champ et la portée.

En tant que concept définitoire hétéronyme, la liberté est une pure idée dont la force ne peut se manifester que négativement, de manière privative, quand il s'agit d'une absence de liberté. On peut entraver des mouvements, on peut lier telle action à telle sanction mais on ne peut empêcher la conviction ou l'arracher par le discours13. Aussi, la volonté peut-elle être dévoyée par des discours captieux, par des arguments fallacieux, par du chantage affectif (et le besoin de conformation sociale, la menace d'isolement social est le premier chantage) ou par la contrainte physique dans les cas de manipulation volontaire d'un individu par un autre. La manipulation involontaire des individus est par contre plus développée que les capacités humaines à décider.

Ceci nous renvoie au problème de la décision. L'individu kantien14 décide dans un monde nu qu'il n'habite pas. Dans la perception kantienne, individu, monde ou milieu demeurent radicalement étrangers entre eux. Le milieu est le contexte d'expression de l'individu, pas le siège de la rencontre entre l'objet et le sujet d'une volonté de puissance ; l'individu est construit à partir de son essence propre, sans référence à une histoire, à un ressenti singulier, à un moment. Dans cette vision des choses, l'individu est considéré comme un donné a priori, qui ne peut être questionné, qui ne ressort d'aucun processus, d'aucune individuation. On ne peut individuer, on ne peut singulariser ce qui est déjà défini, complet, accompli et indivisible. En fait, la décision traverse aussi bien le monde que le sujet, elle se joue dans l'interaction. Les déterminismes enschèment la volonté de l'être, le sujet social naît des conjonctions des forces désirant, des conatus. L'individu ne peut abstraire son existence des enjeux hétéronomes qui la traversent en permanence. Le lien fait vivre la notion de l'individu, permet la volonté et incarne le devenir, l'individuation de l'être. Une puissance sans lieu n'est qu'une âme perdue velléitaire.

La liberté définitoire, par contre, la liberté comme idée préconçue, comme concept politique est arrivée à des paradoxes insurmontables dans le cadre de l'expansion du capitalisme (du fait de l'ε). Ce qu'il faut accepter pour exercer la liberté est devenu proprement insupportable pour les esprits libres – et le fait de refuser ces contraintes prive de l'exercice de la liberté. Il faut admettre les nuisances du mode de vie capitaliste, les villes dépressives, les campagnes tentaculaires15 ou désertées, les centres commerciaux, les machines à désir, la publicité angoissante, les forces de l'ordre omniprésentes, le bruit tapageur, le pouvoir de contre-maîtres serviles, la brutalité de la gestion du personnel, l'imbécillité sans cesse renouvelée des médias de masse ou la vulgarité de l'argent, la stupidité de ses manifestations, pour pouvoir évoluer dans n'importe quel environnement professionnel, relationnel, de loisir et y mettre en scène une liberté d'être factice.



Le désir du consommateur s'est érigé en impératif catégorique : alors que la liberté de consommer devenait un droit fondamental, la liberté du producteur, du prestataire de service disparaissait dans l'invisibilité du travail concret. De même, comme les relations humaines étaient parasitées par la logique de la représentation, du spectacle et de la conformation sociale, elles sombraient dans la névrose, dans l'individualisme – jusque dans les sphères les plus intimes.



Le sujet est réduit à l'agent social et l'agent social est soumis à une codification stricte de son apparence, de son hexis, de son comportement corporel, par le truchement de la massification du sujet. Les seules marges de manœuvre qui restent sont les névroses familiales et les psychoses. En ce sens, au moment où elle apparaît comme une réponse rationnelle à une situation inextricable, la folie devient l'irreprésentable du champ social, elle en devient l'ob-scène. Elle se développe quand les tensions tues et les silences sombres s'invaginent dans la volonté de l'être et l'envoient en exil de son monde. Seuls demeurent alors, dans le champ représentable, les choix de codes, de tribus, d'identités factices. Il s'agit de choix substantiels qui ferment des possibles et ne singularisent personne par eux-mêmes. Ces choix peuvent induire une situation de singularité de manière accidentelle, l'accident fait resurgir alors par la fenêtre la liberté sortie par la porte. Un coup de dés jamais n'abolira le hasard.


Proposition 163
Le marché des identités en kit, des idées politiques ou des engagements religieux ne constitue en rien une liberté. En soi, il n'accroît pas la puissance et la volonté du sujet individuel ou collectif – ou alors de manière fortuite.

C'est sur l'identité spectaculaire que l'individu sera jaugé dans les non-lieux du capital. Nous ressemblons aux prisonniers américains dont les tatouages du corps sont l'ultime – et le seul – espace de liberté, une liberté d'être le vecteur d'un message, d'être le porteur d'un signifiant et non une liberté de signifier. L'habit ne fait pas le moine et, derrière ces figures conformes à des identités spectaculaires, se cachent des êtres bien vivants, se cachent des mondes extérieurs au capital, plein d'envie, de joie, de peine, de vie. De manière interstitielle, il s'en reflète la lumière dans les brèches des espaces et du vécu commun, dans l'intimité, dans la fatigue, dans la rencontre, dans la grève, dans la panne, dans une main ou un poing tendu, dans ces défis à l'image, à la conformité ou à l'utile.



Nous ne tenons pas ces interstices pour négligeables. Ils invalident heureusement nombre d’utopies.