Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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La production

À de multiples reprises, nous avons utilisé les notions de travail concret et de travail abstrait. Nous avons défini la différence entre ces concepts. Le travail concret, c'est l'ensemble des actes productifs de biens ou de services, c'est l'ensemble des interactions humaines avec la nature. En effet, l'être humain, comme tous les autres vivants mais de manière spécifique, a le besoin d'exister, de transformer son environnement. Ce besoin d'humanisation de l'environnement va de pair avec une influence de l'environnement sur l'être humain, sur ses mœurs, son organisation sociale ou son économie concrète. L'ensemble des actes concrets posés par l'être humain forme le travail concret. Ces actes créent des biens ou des services, des choses, des actes sociaux qui ont une valeur concrète, tangible. On se brosse les dents, les dents sont donc concrètement nettoyées, ce qui en prolonge l'utilisation, ce qui rafraîchit l'haleine, etc. Contrairement à ce que suggère ce premier exemple, le travail concret peut prendre une tournure très immatérielle. La conversation entre voisins est un travail concret de socialisation, de création de valeur d'usage, de valeur concrète sociale. De même, le travail de présence à l'enfant, ou le travail de jeu de l'enfant peuvent être qualifiés de travail concret. Tous les humains – aussi jeunes, aussi malades, aussi vieux qu'ils soient – sont concernés par le travail concret de modification de l'environnement, par le travail concret de la vie.

Le travail concret dans son ensemble crée donc des choses avec une valeur d'usage, des biens et des services, du temps social. On humanise l'environnement, on effectue une tâche pour transformer l'environnement, pour y ajouter quelque chose d'humain, de singulier en fonction d'un usage. L'usage ne se confond pas avec l'utilité. L'art concentre une valeur d'usage importante, l'esthétique, l'abstraction, la poésie ou, nous l'avons dit, la socialisation modifient l'environnement, les humains proches qu'ils affectent, et créent une valeur d'usage, une valeur d'existence. La valeur d'usage peut-être éminemment sociale : bien s'habiller, être flatté par le regard d'autrui, se fondre dans un milieu donné participent de la valeur d'usage.

Les actes productifs de valeur d'usage construisent ensemble la prospérité individuelle et générale. Ce sont des biens et des services concrets, de la nourriture, un toit, une vie sociale et culturelle dont on jouit. L'ensemble de ces choses construit ce que nous appellerons la richesse. La richesse peut être produite de bien des façons :

- il peut s'agir de travail concret gratuit, d'un homo faber9. Le travailleur agit alors (pour ainsi dire nécessairement) hors du cadre de l'emploi, il agit par plaisir et par volonté d'accomplir un objet déterminé. A priori, ce type de travail n'a rien à voir avec la violence sociale sauf si la volonté est prise dans des réseaux, des dépendances de violence sociale.

- il peut s'agir de travail gratuit d'un animal laborans. C'est le travail que l'on fait au quotidien. Il peut être pénible ou agréable et permet, en tout cas, de par le prix qu'il donne aux choix de vie, d'assumer un point de vue, d'assumer ses responsabilités. Sans soin, sans attention à l'enfant, faire un bébé n'aurait aucune implication, ce ne serait pas un choix qui engage, cela n'impliquerait pas la responsabilité de celui ou celle qui pose cet acte. Il en va de même pour tous les choix que l'on peut faire dans la vie, petits ou grands, si l'on prend une voiture, il faut l'entretenir ; si l'on entreprend des études, il faut y travailler faute de quoi les choix sombrent dans l'absurde d'un dilettantisme velléitaire. De la même façon, ce type de travail – pour pénible et répétitif qu'il puisse être – demeure en principe étranger à la violence sociale sauf si la volonté est prise dans des réseaux, des dépendances de violence sociale et sauf si les données du choix de l'individu sont inexactes – qu'elles soient manipulées à dessein ou non.

- il peut s'agir de travail concret presté à l'occasion d'un travail abstrait médiateur de la violence sociale.

Le travail en emploi, ou, de manière générale, le travail concret régi par une violence sociale de quelque type que ce soit, ne produit qu'une petite partie de la richesse humaine. Nous devons également tempérer cette affirmation en examinant la nature de la richesse créée. Cette richesse n'est pas une valeur d'échange et, puisqu'elle ne peut être rapportée à un étalon, elle n'est pas quantifiable. Elle n'est pas quantifiable mais elle est qualifiable : elle peut être aussi positive pour l'humain ou son environnement que négative ou neutre.

Pour reprendre l'idée de passions tristes spinoziennes, idée développée par Lordon10, les désirs qui s'opposent à la force de vie comme force de vie, comme conatus, sont tristes. Pour paraphraser Nietzsche11, est mauvais ce qui est ennemi de notre puissance, est bon ce qui lui est favorable. De la même façon, on peut apprécier la richesse en fonction de ses effets sur l'humain-forme de vie. Cette appréciation sera culturelle, déterminée par des objectifs et par une vision du monde propres au regard qui évalue mais, dans cette subjectivité assumée, elle construit un système de valeur, d'évaluation économique pertinent. Ceci pose la question des intérêts ennemis, des formes d'appréciation opposées. Pour prendre un exemple un peu simpliste, si je jouis de l'usufruit d'un jardin et que, dans le fond de mon jardin passe une ligne de chemin de fer, le jour où la compagnie ferroviaire élargit la ligne, pour les passagers, cela représente un gain de temps et de confort appréciable et, pour moi, des lignes de laitues qui disparaissent. Du point de vue du voyageur, l'élargissement de la ligne est une création de richesse positive, du point de vue du jardinier, c'est une création de richesse négative.

L'enjeu de l'appréciation de la richesse concrète créée à l'occasion du travail concret – que ce soit sous l'égide de la violence sociale ou non – structure la société en classes aux points de vue, aux intérêts opposés. Le capitalisme de masse a innové en tentant de modifier le point de vue des dominés, en les influençant pour qu'ils adoptent le point de vue opposé à leurs intérêts. La classe moyenne a deux points de vue sur la richesse concomitants et opposés comme nous le verrons un peu plus loin.