Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

Fichier PDF ici

À nos amis,
à ceux qui ont trouvé
à ceux qui cherchent encore

La violence sociale

À un moment donné, la violence physique d'une aristocratie militaire a régi les rapports sociaux. Le plus fort, le plus armé prenant le dessus sur ses prochains. Cette phase historique que l'on pourrait qualifier de brutale succédait à ce que Marx appelait le communisme primitif, la propriété commune des moyens de production. Le passage du communisme primitif à la violence par l'arme est l'objet de spéculations anthropologiques de premier intérêt. Sans prétendre épuiser le sujet, nous développerons quelques pistes sur cette question un peu plus loin. Nous soulignons cependant que ce passage de la propriété commune à la violence de l'arme n'est pas inéluctable : de nombreuses sociétés ont traversé les âges et ont pu développer une économie productive complexe, elles ont pu organiser la production en divisant le travail sans en passer par la propriété privée des moyens de production et la violence sociale.

Selon David Graeber1, la monnaie – institution fondamentale dans l'avènement de la violence sociale capitaliste – est née de la dette. Les gens étaient endettés pour le sang, celui du mariage ou celui du meurtre – les deux dettes de sang étaient équivalentes en valeur – et les dettes contractées dans ces circonstances dramatiques étaient réputées impayables – toute indemnisation ne constituait qu'un ersatz symbolique qui ne remplaçait pas l'absent, que ce soit une femme mariée emmenée loin de sa famille d'origine ou l'être aimé tué.

Les dettes de sang impayables étaient symbolisées par des objets, elles ne pouvaient être réglées que si les « créanciers » contractaient une dette semblable envers leur débiteur. Seul le sang pouvait payer le sang, seul un mariage avec un être qui venait dans la famille pouvait effacer le sang de la fille aimée disparue dans une autre famille. À ce stade de la société, quand les seules dettes étaient des dettes de sang symbolisées, des dettes impayables, la propriété des moyens de production n'était pas l'apanage des individus mais des sociétés. Il n'y avait pas de troc, d'échange puisque la propriété privée, individuelle, des moyens de production et de la production elle-même était proprement inconcevable. Il était inimaginable d'acheter ou d'échanger quelque chose contre un litre de lait puisque et le lait et la vache étaient propriétés communes. Le fait d'être endetté ne faisait pas courir le risque d'être dépossédé du droit d'usage des moyens de production, des terres, du droit de chasse, de l'accès aux ressources naturelles ou au temps humain.

Certaines dettes moins importantes ont alors été contractées en dédommagement de dols mineurs. Mais l'argent lui-même est apparu, selon l'anthropologue libertaire, comme solde des militaires, comme moyen de monnayer un butin. Même si cette façon de voir les choses n'éclaire pas toutes les zones d'ombre quant au passage d'une société de propriété commune à une société de violence militaire (et d'appropriation par la violence des moyens de production), elle implique que, dans sa genèse, l'argent a tout à voir avec une cristallisation de la violence sociale.

Proposition 117
La dette a préexisté à l'argent. L'argent a été créé pour indemniser les militaires et pour monnayer les butins de guerre.
Proposition 118
La propriété privée des moyens de production est née avec l'argent, la dette à intérêt et l'État.
Proposition 119
L'argent et l'État n'ont pas aboli la violence sociale de la naissance mais en ils en ont changé l'alibi métaphysique.

Ce qui était de l'ordre de la prêtrise, de la domination d'un clergé ou du chef, d'une mise en scène de la violence humaine par des rites cathartiques s'est transformé en propriété privée des moyens de production et, dans un même mouvement, en asservissement des gens et en violence militaire. L'appropriation-même des moyens de production devait prendre la forme de monnaie pour pouvoir être échangée, pour pouvoir signifier. Alors que les dettes réciproques demeuraient impayables et fondaient une société de partage des moyens de production par l'obligeance réciproque, la soldatesque allait piller, asservir et faire exploser le social en tant que lien de réciprocité sur la base même de l'appropriation de la richesse symbolisant le lien social. Le totem avait incarné l'interdit social de la société de la communauté des moyens de production – ce que Freud2 désigne par le meurtre du père primitif, le meurtre de l'interdit sur la créativité – et le tabou allait entourer la propriété privée des moyens de production de la peur de la violence physique des militaires, des mercenaires.

L'État allait ensuite monopoliser cette violence sociale, l'argent allait ensuite s'universaliser et imposer sa loi, les rapports de production. La violence sociale avait trouvé son nouveau chiffre, son vecteur, son médium. Avec l'argent, les dettes sont devenues des dettes à intérêts, avec les dettes à intérêts, les plus grands empires, les systèmes de production économiques les plus complexes ont été détruits en tant qu'appareils productifs et ont entraîné dans leur chute des populations, des puissances économiques, architecturales, techniques, artistiques. Les lierres envahissent aujourd'hui leurs vestiges.

Pour autant, dans l'anonymat du numéraire, l'argent avait permis de dépasser la malédiction – ou la bénédiction – de la naissance, de la caste, il avait permis d'oublier le prêtre, le sorcier ou le druide et la crainte diffuse qu'ils inspiraient. Mais l'argent n'avait pas aboli la violence sociale antérieure, il en avait changé la nature, la portée et le mode d'expression. La crainte de dieu et des pouvoirs chamaniques s'était transformée en crainte de la loi et de ses shérifs.

Sans prétendre être complet, nous réfléchissons sur la violence sociale telle qu'elle a pu s'organiser dans quelques sociétés passées et présente. Nous ne prétendrons pas faire œuvre d'historien ou éclairer le présent d'une lumière inédite, nous entendons simplement ouvrir des brèches dans les évidences de la violence contemporaine. Toute forme de violence sociale s'institutionnalise, se rigidifie autour d'un clergé, de fondés de pouvoir, de lois. De tout temps, la violence sociale a été naturalisée par ses thuriféraires. Souvenez-vous de ces naturalisations : un premier ministre anglais nous expliquait qu'il n'y avait pas d'alternative dix ans avant que l'Amérique Latine prenne une autre direction, cinquante ans après que les États-Unis et … l'Angleterre n'aient pris une autre direction ; souvenez-vous que pour les financiers des banques qui officient sur les ondes, l'économie de marché ou les marchés financiers sont des forces de la nature aussi indiscutables que les lois de la physique … Notre petit historique ambitionne de rappeler à ces histrions que leur foi n'est qu'une fable, un battement de paupière dans l'immensité du temps et de l'espace.