Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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Le commerce

Dès la plus haute antiquité, dans les villes, l'argent sert l'économie. Il organise la violence sociale selon des modalités qui lui sont propres :

- la propriété privée s'est étendue aux moyens de production, il n'y a plus d'économie commune, les ressources communes sont progressivement accaparées par la propriété privée dans un mouvement qui n'a pas cessé aujourd'hui

- la propriété lucrative lie la possession, le titre de propriété et le droit d'en retirer des bénéfices. Elle ouvre la voie à l'usure, à la rémunération de la terre, à la perception de droits sur le travail – des métayers ou des endettés.

Note 38. La propriété

La propriété d'un objet, d'un outil de production, de droits, de patente, de service, d'une marque peut avoir plusieurs acceptions différentes.



Propriété d'usage (usus)



Droit d'utiliser une chose, un bien ou un service, mobilier ou immobilier, matériel ou non, pour ses propres besoins. Ce droit est exercé par un individu ou un groupe à l'exclusion de toutes les autres personnes. Ce type de propriété, ce droit d'usage exclusif, est nécessaire. Il doit même être étendu à la sphère productive, les producteurs doivent devenir les propriétaires d'usage de leur outil de production.



Propriété comme droit de détruire (abusus)



Permet au propriétaire d'abuser des choses qu'il possède, de les détruire, de les laisser en friche ou de les négliger.



Propriété lucrative (fructus)



Permet au propriétaire d'empocher le fruit de sa propriété.



Il peut s'agir de loyer, de plus-value liées au salariat ou de profits spéculatifs, peu importe. L'idée, c'est que ce que rapporte la chose, le bien mobilier ou immobilier, la patente, au n'importe quel autre forme de droit de propriété appartient au propriétaire. Ce type de propriété organise l'emploi puisque le propriétaire lucratif achète le travail par l'emploi et, ce faisant, les fruits, les bénéfices qui en découlent lui appartiennent de plein droit.



Le droit de s'approprier les fruits du travail humain correspond à une propriété lucrative étendue au temps humain, ce qui n'est pas sans poser des problèmes éthiques, religieux, métaphysiques. Pour les croyants, le temps appartient à Dieu, l'emploi, propriété lucrative du temps humain, est donc assimilable à un vol de la propriété de Dieu et à son commerce (il s'agit de simonie). Pour tout le monde, l'utilisation du temps humain à des fins non humaines (le fructus, le lucre) constitue une position anti-humaniste radicale.



On peut distinguer des intérêts opposés au sein de la propriété lucrative – intérêts inconscients : les propriétaires immobiliers ont intérêt à stimuler les salaires car les loyers sont prélevés sur les salaires alors que les propriétaires mobiliers sont liés à la part des dividendes dans la valeur ajoutée. Les premiers ont intérêt à favoriser le salaire dans la répartition primaire de la valeur ajoutée alors que les seconds ont intérêt à favoriser les dividendes au sein de la valeur ajoutée. Ces intérêts sont opposés et incompatibles.



Par ailleurs, la propriété peut être le fait de personnalités juridiques de différents types :



Propriété privée



La propriété privée permet à un particulier - ou à une assemblée de particuliers - d'avoir la mainmise sur un bien ou un service. Ce type de propriété n'est pas en soi problématique. Jouir de son linge, de sa maison, de manière exclusive ne pose et n'a jamais posé de problème à personne. De la même façon une entreprise auto-gérée ne fait de tort à personne. C'est le caractère lucratif et non la caractère privatif de la propriété qui en signe les effets sur la production économique.



Propriété publique



La propriété nationale est le fait d'une nation. Dans le cas d'une nation démocratique, les électeurs vont assumer le rôle de propriétaire ou contrôler la façon dont les élus s'acquittent de ce rôle.



Ce type de propriété n'empêche nullement la simonie ou le lucre anti-humaniste, qu'elle soit exercée de facto par un gouvernement tyrannique ou par des populations plus ou moins bien inspirées. En examinant EDF ou Total, force est de constater que l'État-actionnaire peut, à l'occasion, se montrer aussi avide que les rentiers privés.



Propriété sociale



Les propriétaires d'usage sont les propriétaires légitimes. La notion de fructus n'est plus un vol mais le fruit collectif d'une activité collective. Les bénéfices de l'activité sociale sont à remettre en perspective avec le cadre de la concurrence. Le fruit social, le bénéfice est lié à un avantage concurrentiel. On peut alors soit le voir comme « la part du rentier qui n'est pas là », soit comme une surtaxe aux clients si l'on veut se placer sur le terrain de l'éthique la plus stricte.

Pour autant, l'argent est né, selon Graeber, sur la rémunération de la violence des soldats. Pour l'anthropologue, l'économie du troc décrite par les libéraux serait une légende urbaine : les communautés n'échangeaient pas des biens dont elles partageaient la propriété. Dans l’utopie agissante marchande, avec l’argent, chaque bien, chaque service, chaque terre, chaque ressource se voit attribuer une valeur en fonction de laquelle on peut l'échanger contre d'autres choses. Ces valeurs économiques hiérarchisent les choses et leurs détenteurs selon la quantité de valeur de biens qu'ils détiennent. Le fait que le vendeur ou le marchand soient sympathiques ou odieux n'affecte en rien la contrepartie monétaire de l'échange. L'échange monétaire se fait entre sujets égaux en droit, entre sujets sans qualité, qu'ils soient détachés, besogneux ou laborieux n'influent guère ni sur les termes, ni sur les modes de la transaction25. Cette spécificité de l'argent ne constitue pas nécessairement un problème en soi puisqu'elle permet de dépasser la violence sociale de la caste, du lignage ou de la naissance. Selon la vulgate libérale elle-même, à ce moment-là, tous les marchands sont animés d'intérêts individuels – il faut vendre au plus offrant et acheter au meilleur prix pour en tirer une plus-value maximale lors de l'échange marchand. Dans un mouvement à la Shadok, la plus-value procure davantage de capacité d'acquisition de biens. Les marchands ne se singularisent dans leur commerce que par leurs aptitudes à faire valoir leur identique appétit de lucre. Marx décrit déjà la logique de l'argent – et, en amont, celle de l'échange – comme la mise en équivalence quantitative de tous les biens : autant de telle chose vaut telle quantité de telle autre chose. Si on admet que le médium constitue en lui-même un message, qu'il structure le cadre de pensée et que, ce faisant, il l'organise à l'instar d'un message, l'argent construit une mentalité d'échange tournée vers la plus-value et vers l'accumulation individuelle. Mais le système de l'argent permet à bien des égards de dépasser la violence sociale de caste et c'est la raison pour laquelle les grandes religions, les grandes philosophies en admettent l'existence en même temps qu'elles interdisent l'usure, qu'elles condamnent l'avidité : elles entendent fonder l'égalité juridique qu'induit l'argent en évacuant la violence de l'avidité. Bien sûr, cette posture devient inaudible pour une religion du pouvoir : elle efface alors la morale profonde pour se conformer à la servilité de la domination.

Proposition 120
Il n'y a jamais eu de société du troc (Graeber).
Proposition 121
L'échange marchand dépersonnalise les acteurs économiques, il en fait des objets.
Proposition 122
Le marchand développe une vision utopique agissante, une vision politique du monde marchande.

Le marchand qui échange ses biens ne se préoccupe guère du mode de production des produits – sauf à en faire un argument de vente transformable en espèces. Le statut de l'artisan, sa griffe, n'est l'objet d'intérêts marchands que dans la mesure où cette spécificité peut se traduire en termes de quantification financière. De même, le régime politique qui encadre la production des biens vendus n'importe pas au marchand en tant que marchandil peut être animé, par ailleurs, par d'autres intérêts. Comme marchand, il importe que

- le régime politique lui permette de commercer au mieux de ses intérêts économiques
- le fruit de la plus-value et la propriété lucrative soit protégés, défendus, légitimés
- l'argent soit garanti, qu'il serve de monnaie d'échange fiable
- le travail socialisé par l'argent fonctionne au mieux, sans heurt, sans perte de temps ou de matériel.

Si les propriétaires lucratifs se sont déchirés sur le sens de ces différents termes, sur la façon de mettre en œuvre un régime qui leur soit propice, tous les partis les représentant se sont toujours retrouvés sur ces quatre objectifs à tel point qu'ils sont devenus l'angle mort de la politique, le champ de l'indiscuté, de l'évidence, du consensus. Ces points se retrouvent dans l'ordo-libéralisme, dans la politique monétariste ou dans le consensus de Washington.