Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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Le mal nécessaire du besoin

L'économie de production et d'accumulation est donc intrinsèquement liée à la manipulation des désirs, à l'économie du besoin. Cela correspond à la connaissance intuitive qu'on peut avoir de la chose : toute valorisation étant question d'attachement, de désir d'appropriation ou d'usage de la chose, il était normal que la production revînt à son chiffre premier, à ce qui en fait le moteur.

Mais tout n'est pas désir, tout n'est pas consommation hédoniste, tout ne se réduit pas à ce que Lordon qualifie de passions tristes, de passions contraires à l'élan vital, au conatus de l'individu4. Non, tout n'est pas désir.

L'aiguillon de la nécessité joue aussi à plein. Et, parmi les besoins les plus impérieux, il y a les besoins vitaux, l'alimentation ou le logement mais aussi la qualité de vie, l'air, la possibilité d'insertion et d'échanges sociaux. Ces niveaux très différents affectent le corps lui-même, la psyché et son besoin d'interaction, d'insertion sociale, de vie intellectuelle et spirituelle, d'affection, de toucher et de légitimité, le narcissisme et son besoin de reconnaissance. Les besoins ne sont pas nécessairement matériels mais l'aiguillon du besoin se fait ressentir dans le seul domaine des revenus : toutes les interactions humaines et tous les fruits du travail humain et des ressources naturelles ont été monétisés. Un être humain n'a plus d'accès à la terre sans condition (il faut qu'il soit riche ou qu'il s'endette), un être humain n'a plus accès à la nourriture, à la chasse, à la pêche sans condition, sous peine d'ostracisation sociale, les êtres humains n'ont plus d'accès inconditionnel à un logement, ils n'ont plus le droit de se construire un logement comme ils veulent et où ils veulent. Le mouvement, ce mouvement que l'on pourrait assimiler à ce que Polanyi appelait les enclosures, s'étend aux domaines les plus improbables du génie, de la créativité humaine et de l'abondance de la nature. Le copyright monétise l'accès aux idées, aux innovations, les patentes sur le vivant transforment les codes génétiques en marchandises à profit, etc.

Le mouvement de mise sur le marché et d'enclosure dans la propriété lucrative de toute chose, de toute ressource a finalement touché ce qui fonde la prospérité (et la valeur économique) : le temps humain. Ce temps est organisé en marché. À l'instar de n'importe quelle marchandise, le temps humain se négocie, se vend, son cours monte ou dégringole selon la conjoncture. Le temps humain, c'est d'abord le temps du travail, temps minuté, organisé dans le moindre geste pour être efficace – et tant pis pour les maladies professionnelles, tant pis pour le sens du travail quand il se fait productif, répétitif, rapide.

Le temps humain, c'est aussi le temps de travail, la quantification temporelle du travail humain à l'origine de tous les salaires et, partant, de toute la valeur ajoutée. Les salaires au temps peuvent être liée à la vente du temps comme force de travail – il s'agit alors de la forme la plus brutale de l'exploitation capitaliste du temps humain, à la qualification du poste de travail et, en fonction de cette qualification, de la rémunération du travailleur au temps de travail lié au poste – c'est le contrat de travail typique du privé. Les salaires peuvent être détachés du temps humain vendu quand c'est le travailleur en tant que travailleur qui est qualifié et non le poste ou la force de travail. À ce moment-là, le temps humain demeure le référent de la création de valeur ajoutée en tant que fondement du salaire attaché à la qualification du travailleur, mais c'est un temps de vie et non un temps vendu sur le marché de l'emploi. Le temps de vie de l'humain considéré, fonctionnaire, retraité ou chômeur, vacancier ou parent est ce qui fonde le salaire et ce n'est plus le temps de prestation de travail concret ou la nature, la productivité de ce travail concret qui donne la valeur au salaire. Ceci nous permet de voir que la généralisation du déjà-là chère à Friot, la généralisation du salaire comme rémunération du temps de vie humain (en fonction de la qualification personnelle dans sa version mais nous ne nous limiterons pas à ce cadre), peut très bien créer à elle seule l'intégralité du PIB. On évite dans ce cas-là l'accumulation sur le temps long à condition que la propriété lucrative et la rente cessent d'être rémunérées et qu'il n'y ait pas de salaires excessifs, de salaires qui ne puissent être intégralement dépensés en dépenses courantes ou en dépenses d’équipement exceptionnelles sur le temps long.

Enfin, le temps humain, c'est aussi le temps hors du travail, le loisir ou le sommeil, et, là aussi, l'industrie du divertissement, les masse-médias introduisent le temps compté, le temps mesuré, le temps à la seconde dans tous ces secteurs. Ce sont les queues pour les attractions, les programmes télévisés à heures fixes, les saisons, celles des feuilletons, celles des événements commerciaux, celles de l'agenda des compétitions sportives internationales.

Ce temps hors travail sert à vendre les productions industrielles, il sert à capitaliser les marchandises et, à ce titre, la marchandisation du temps de loisir est intrinsèquement liée à la production capitaliste. De la même façon que l'échange marchand définissait un individu sans qualité, interchangeable, sans propriété, un individu sans lien avec l'autre, le loisir marchand construit un individu sans lien avec ses affects, sans plaisir avec lui-même, embarrassé, handicapé du temps, celui qu'il a en propre et celui qu'il partage avec autrui. Cet aspect de la marchandise existe tant que le lucre et la plus-value organisent la production de valeur économique. Le loisir dans l'économie de la consommation menace pourtant la pérennité du système de la même façon que l'accumulation menace la pérennité de la production : quand la force libidinale du consommateur est à ce point comptabilisée, gérée, utilisée, elle tend à devenir dysfonctionnelle et, avec une énergie de vie dysfonctionnelle, c'est un consommateur sans envie de vivre, sans envie, donc, de se battre, de gagner, de réussir ou de briller qui émerge. Il y a une lutte au sein des propriétaires entre d'une part les industries qui vivent de la maladie, les firmes pharmaceutiques, les géants du loisir et, d'autres part, les industries qui vivent de la foi en l'avenir, pour le meilleur ou pour le pire, telles la construction, l'enseignement, les infrastructures de transport, etc.