Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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Le marché

De même, le marché lui-même n'est pas par essence capitaliste. Nous avons vu que le marché était l'ensemble des marchandises, des biens et des services, à prix. Le capitalisme institutionnalise – pour suivre la définition qu'en donne B. Friot – la propriété lucrative, le crédit à intérêt, le marché de l'emploi et le temps humain comme fondement de la valeur économique. Mais, au départ, le marché ne fonctionne pas du tout comme cela. Il s'agit d'un moyen d'échange de marchandises excédentaires d'un côté ou trop rares de l'autre. Ce moyen d'échange n'implique pas la propriété lucrative, le marché de l'emploi ou le prêt à intérêt. C'est sur ce malentendu que prospèrent ceux qui usurpent le nom de libéraux : Smith parlait d'échange et non d'accaparement. Son système d'échanges profitables à tous ne pouvait fonctionner qu'à condition que les travailleurs fussent libres de travailler et les acheteurs fussent libres d'acheter. Or, ce à quoi pousse les institutions capitalistes, c'est à un travail contraint (par l'aiguillon de la nécessité et la violence de la concurrence de tous contre tous) et à une consommation contrainte (par la pression sociale et la manipulation des désirs). En absorbant le marché, le capital a pris ce qui lui était extérieur et opposé. Il l'a transformé en machine à produire du capitalisme par le biais de la concurrence. La concurrence dans un marché de travailleurs libres où les ressources communes sont abondantes et disponibles ne signifie pas du tout la même chose que la concurrence dans le cadre où les ressources communes sont accaparées, les travailleurs contraints. Dans le premier cas, on peut imaginer (en admettant l'existence de l'homo œconomicus23) que cette concurrence soit une émulation, dans le second cas, cette concurrence est un vecteur de violence sociale, de barbarie.

C'est dire que le marché comme l'État sont les subcontraires du capital. Aussi incroyable que cela paraisse, ils renforcent le capital mais lui sont intrinsèquement opposés. La notion de « marché » doit être découplée de ce qu'en fait le secteur financier. La bourse à actions se construit sur l'ensemble des mouvements capitalistes spéculatifs de propriétaires lucratifs alors que le « marché » nous évoque plutôt – et évoquait à Smith – l'idée de souk, d'ensemble de producteurs avec leurs marchandises venus les échanger, les vendre ou les acheter. Le marché et l'État ne sont pas des machines capitalistes en soi. C'est l'accaparement, l'extension du capital à des sphères extérieures (via l'accumulation ε) qui en fait des instruments. Ces institutions opposées au capitalisme au départ peuvent lui redevenir étrangères à condition que les conditions de l'extension du capital – accumulation via la propriété lucrative – aient été elles aussi abolies.



Note 48. Les économistes vulgaires

1. Adam Smith



Adam Smith a souvent été repris, cité et maltraité par les économistes vulgaires postérieurs. Il nous faut préciser quelque peu certains aspects à contre-courant de cette pensée en dehors de laquelle nous nous inscrivons pour que nos lecteurs se retrouvent dans le tas d'âneries qui ont été dites à son sujet.



Extraits de la Recherche sur la nature et sur les causes de la richesse des nations.

Première partie

1. Le travail est la source de la valeur économique. Ce n'est pas le capital ou la propriété lucrative qui créent les richesses.

Ce n'est point avec de l'or ou de l'argent, c'est avec du travail, que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement; et leur valeur pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de travail qu'elles les mettent en état d'acheter ou de commander. (Chapitre V)

(...)

2. Le travail égal en temps doit être égal en rémunération.

Des quantités égales de travail doivent être, dans tous les temps et dans tous les lieux, d'une valeur égale pour le travailleur. Dans son état habituel de santé, de force et d'activité, et d'après le degré ordinaire d'habileté ou de dextérité qu'il peut avoir, il faut toujours qu'il sacrifie la même portion de son repos, de sa liberté, de son bonheur. Quelle que soit la quantité de denrées qu'il reçoive en récompense de son travail, le prix qu'il paye est toujours le même. Ce prix, à la vérité, peut acheter tantôt une plus grande, tantôt une moindre quantité de ces denrées ; mais c'est la valeur de celle-ci qui varie, et non celle du travail qui les achète. En tous temps et en tous lieux, ce qui est difficile à obtenir ou ce qui coûte beaucoup de travail à acquérir est cher, ce qu'on peut se procurer aisément ou avec peu de travail est à bon marché.

(...)

3. L'inégalité est anti-économique (exemple de la Chine au XVIIIe).

Dans un pays d'ailleurs où, quoique les riches et les possesseurs de gros capitaux jouissent d'une assez grande sûreté, il n'y en existe presque aucune pour les pauvres et pour les possesseurs de petits capitaux, où ces derniers sont au contraire exposés en tout temps au pillage et aux vexations des mandarins inférieurs, il est impossible que la quantité du capital engagée dans les différentes branches d'industrie, soit jamais égale à ce que pourraient comporter la nature et l'étendue de ces affaires. (Chapitre IX)

(...)

Les taux d'intérêt trop élevés créent la banqueroute

Un vice dans la loi peut quelquefois faire monter le taux de l'intérêt fort au-dessus de ce que comporterait la condition du pays, quant à sa richesse ou à sa pauvreté. Lorsque la loi ne protège pas l'exécution des contrats, elle met alors tous les emprunteurs dans une condition équivalente à celle de banqueroutiers ou d'individus sans crédit, dans les pays mieux administrés. Le prêteur, dans l'incertitude où, il est de recouvrer son argent, exige cet intérêt énorme qu'on exige ordinairement des banqueroutiers (Chapitre IX).

(...)

Les salaires créent la valeur ajoutée (déjà!) comme les profits. Les profits ont des conséquences fâcheuses.

La hausse des salaires opère sur le prix d'une marchandise, comme l'intérêt simple dans l'accumulation d'une dette. La hausse des profits opère comme l'intérêt composé. Nos marchands et nos maîtres manufacturiers se plaignent beaucoup des mauvais effets des hauts salaires, en ce que l'élévation des salaires renchérit leurs marchandises, et par là en diminue le débit, tant à l'intérieur qu'à l'étranger : ils ne parlent pas des mauvais effets des hauts profits ; ils gardent le silence sur les conséquences fâcheuses de leurs propres gains ; ils ne se plaignent que de celles du gain des autres. Chapitre IX

Troisième partie

L'économie doit être pensée en fonction de la politique de l'offre.

La consommation est l'unique but, l'unique terme de toute production, et on ne devrait jamais s'occuper de l'intérêt du producteur, qu'autant seulement qu'il le faut pour favoriser l'intérêt du consommateur. - Cette maxime est si évidente par elle- même, qu'il y aurait de l'absurdité à vouloir la démontrer. Mais, dans le système que je combats, l'intérêt du consommateur est a peu près constamment sacrifié à celui du producteur, et ce système semble envisager la production et non la consommation, comme le seul but, comme le dernier terme de toute industrie et de tout commerce. Chapitre VIII

Quatrième partie

La main invisible est protectionniste (je souligne)

Mais le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c'est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu'il peut, premièrement d'employer son capital à faire valoir l'industrie nationale, et deuxièmement de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir.  Chapitre II. »

2. David Ricardo



Ce financier peut être considéré comme le premier économiste à gage.

Il attribue l'origine de la valeur au travail comme Marx (et l'inspire en cela).

Il est opposé au protectionniste, il est favorable au laisser-faire, au libre-marché et au non interventionnisme. Les interventions de l'État (y compris les aides allouées aux pauvres) sont contre-productives et obèrent l'efficacité du système économique.

Pour Ricardo, des économies nationales en concurrence vont triompher dans leurs productions respectives dans lesquelles elles sont les plus efficaces. Comme l'efficacité impose aux investisseurs nationaux d'aller dans les domaines les plus rentables, les secteurs économiques dans lesquels l'économie nationale excelle vont s'imposer. C'est l'avantage comparatif.

Le Portugal et l'Angleterre produisent tous les deux du tissu et du vin. Le libre-échange va imposer le tissu en Angleterre et le vin au Portugal. Dans ce modèle théorique, les prix baissent, l'offre se diversifie et la production se spécialise (c'est la politique de l'offre) à l'avantage de tous.

Il faut noter que, dans le modèle théorique, l'investisseur reste dans son pays et le producteur qui s'impose, l'avantage comparatif ne fait pas jouer la concurrence entre les travailleurs. Il n'y a donc pas de délocalisation ni de fuite des capitaux (et, certes, pas d'intervention de l'État).

Ses théories n'ont jamais été confirmées: toutes les expériences s'approchant du libre-marché, de la libre-concurrence n'ont jamais été exemptes d'intervention de l'État - sauf peut-être l'Angleterre des années 1830-1840 qui effraya tant le jeune Marx. De toute façon, les disciples de Ricardo favorisent leur modèle théorique sur toute observation empirique, agissant en cela à la manière d'une secte ésotérique. Le problème, c'est que ses disciples occupent l'OMC, la Banque Mondiale, la Commission Européenne, le FMI, votre gouvernement, etc. et pourrissent l'ensemble de l'économie planétaire.

Chacun à sa façon, Polanyi, Marx, Luxemburg ou Keynes ont totalement invalidé ces théories depuis belle lurette.

En tout cas toutes les expériences approchant le libre-marché (Chili de Pinochet, Grande-Bretagne de Thatcher, USA de Reagan, les plans d'ajustement structurels de l'OMC, les plans d'austérité européens, etc.), le laisser-faire de l'utopie de Ricardo ont amené

- une misère généralisée

- une dégradation du tissu industriel

- un endettement des pouvoirs publics

- une dégradation de la qualité de la production économique

- une disparition de l'autonomie, de la souveraineté économique et politique

- une dégradation de la santé publique.

Ces conséquences s'expliquent facilement: le pays plus pauvre ou moins développé en concurrence avec le pays plus riche ou plus développé devient son client exclusif et ne peut exporter quoi que ce soit. Il est submergé par les marchandises importées des pays plus développés et son économie à lui ne peut tenir le choc: elle disparaît.

Comme le capitalisme crée des crises de surproduction, les pays pauvres servent de marchés captifs aux pays riches sans pouvoir en retour rien y exporter ou, pour être plus précis, sans pouvoir rien exporter de valeur. Les exportations du tiers-monde sont sous-valorisées et ses importations sont sur-valorisées, ce qui permet à un système d’exploitation planétaire de se perpétuer. L'appareil productif des pays pauvres s'effondre. Pour constituer une puissance industrielle – que ce soit l'Allemagne ou l'Angleterre au XIXe, les USA au XXe ou la Chine au XXIe – il a toujours fallu imposer une période plus ou moins longue de protectionnisme.

Mais ce qu'on appelle les "néo-libéraux" continuent à prêcher leur utopie toujours infirmée. On compte (entre autre) parmi eux Hayek, Friedman, Lamy ou Greenspan.