Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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Modes d'organisation du travail

Par rapport à ces activités - aussi nécessaires et utiles l'une que l'autre - nous pouvons les organiser de plusieurs façons de sorte que la tâche en soit affectée dans sa nature-même.

- L'esclavage réduit l'humain à l'état de propriété lucrative. L'esclave est réduit à un objet dont le propriétaire jouit de l'usus, de l'abusus et du fructus. L'usus, c'est le droit d'user de la propriété comme on veut. Le propriétaire peut l'employer à l'envi. L'abusus, c'est le droit de détruire la propriété, de la laisser mourir, de la maltraiter et le fructus, c'est le droit de propriété sur la richesse que produit la propriété. Le propriétaire d'esclave est propriétaire de tout ce que produit l'esclave.

- Le servage a constitué une immense avancée: le suzerain ne conservait qu'une partie du fructus sans pouvoir plus prétendre au droit de propriété comme usus (il ne peuvait plus utiliser ses serfs comme le seigneur utilisait ses esclaves) ni comme abusus (il ne peut tuer ses serfs sans s'exposer aux jacqueries ; pour tuer son serf, il doit se fonder sur le droit mais il ne jouit pas du droit de vie et de mort sur ses serfs). Seules la dîme, la gabelle étaient dues. Seule une partie du fruit de travail du serf était due au suzerain. Le suzerain n'avait pas droit de vie et de mort sur le serf (même si, de facto, c'était souvent presque le cas). Le serf était chrétien et baptisé et, en tant que tel, était fils, fille de Dieu et méritait quelques égards. Mais, en dépit du fait que le droit de cuissage n'existait pas formellement en tant que tel, le suzerain avait le droit de choisir les couples, les conjoints à marier dans le cadre du servage. Il pouvait décider qu'un serf ne marierait pas une serve d'un autre suzerain, etc.

- L'emploi sous convention capitaliste du travail organise l'activité de manière très particulière puisque le propriétaire lucratif de l'outil de production ne jouit ni de l'usus, ni de l'abusus envers l'employé: il ne peut pas le tuer ou l'utiliser comme il le souhaite. Le contrat dans le cadre de la convention capitaliste de l'emploi régit un droit, limite les actes licites, les exigences légitimes de l'employeur envers l'employé. Par contre, contrairement au servage qui avait été une avancée à ce niveau-là, le fructus est pleinement dans les mains de l'employeur.

Le contrat de travail lie deux parties égales en droit5 et inégales en fait. L'employé offre l'emploi, il propose une marchandise nommée 'emploi' à un client-patron censé l'acheter, à un patron-demandeur de la marchandise emploi (ou non). La situation devient déséquilibrée alors qu'elle implique en apparence deux personnes libres quand l'employé a un besoin vital de vendre sa force de travail pour pouvoir accomplir les tâches de l'animal laborans alors que le propriétaire lucratif peut se permettre de se passer des services de l'employé. Dans ces conditions inégales, il est malhonnête de parler de consentement librement contracté entre parties libres. Il s'agit de décision contrainte par la nécessité dans le cas de l'employé, de l'offreur de travail. Ce déséquilibre explique pourquoi l'employé, en plus de payer les bénéfices des propriétaires, leur paie aussi l'outil de production finalement via la partie 'investissement' de la valeur ajoutée qu'il génère.

Comme le contrat d'emploi a pour but, du point de vue de l'employeur, la création d'une valeur ajoutée supplémentaire, cette logique va affecter tous les aspects des actes liés à l'activité, à la tâche, au travail concret. À l'extrême, on ne demande pas à l'employé de produire quoi que ce soit si ce n'est de la valeur ajoutée susceptible de nourrir les profits de celui qui achète sa force de travail. Du point de vue de l’emploi, travailler mal, beaucoup, dans de mauvaises conditions importe peu dans la mesure où les marges bénéficiaires prospèrent.

Le rapport au temps est complètement redéfini dans l'emploi. Il ne s'agit pas d'être utile, de bien faire le travail concret ou d'être soigneux mais il faut être rapide. Les producteurs doivent être plus rapides que la concurrence de leur concurrence – c'est-à-dire qu'ils doivent être plus rapides qu'eux-mêmes. Les employés doivent être rapides pour que la part salariale soit réduite dans la valeur ajoutée. Ils sont contraints à comprimer eux-mêmes la part qui leur revient, à réduire leurs propres salaires en allant plus vite qu’une concurrence qui a les mêmes pratiques.

De ce fait, même si la nature de la prestation demandée à l'employé sera de l'ordre de l'homo faber, si les tâches effectuées dans le cadre de l'emploi lui seront agréables, valorisantes ou intéressantes, il demeurera toujours un côté animal laborans, un côté utilitariste à la tâche. La tâche est subordonnée, organisée, motivée, encadrée par la logique de la plus-value. Cette logique l'inscrit dans une nécessité contrainte aux besoins de la vie matérielle. Cette contrainte de la tâche organise la violence sociale et naturalise la valeur économique – les tâches ingrates collent à la personne de la nettoyeuse quand son patron se consacre à des tâches plus nobles dans une mise en scène naturalisée, évidente, de la violence de classe. À l'extrême, la femme de ménage célibataire, malade, avec quatre enfants à charge, payée au salaire minimum doit s'occuper d'un patron sans famille à charge, dans la force de l'âge.

- La pratique salariale du travail, pour Bernard Friot6, est un mode d'organisation alternatif du travail. Les salaires sont liés, dans un premier temps, à la qualification du poste puis, en s'émancipant de tous les employeurs, à la qualification de la personne. C'est alors la qualification individuelle, comme dans la fonction publique, qui ouvre le droit au salaire et non la productivité économique du travail concret. Dans cette perspective, le travail est libéré de la convention capitaliste. Il n'y a plus d'employeur, plus d'actionnaires, plus de contrainte sur la productivité du temps de travail et plus de crédit. Le travail concret est géré en codécision par des copropriétaires d'usage, le travail abstrait est sanctionné par des jurys qui reconnaissent (ou non) des qualifications individuelles.

- Le travail gratuit, le travail domestique est susceptible de devenir du travail abstrait mais, tant qu'il demeure gratuit, il n'est pas reconnu comme travail abstrait. Ce type de travail peut être volontaire - il s'agit alors de bénévolat, d'expérience généreuse de don de soi - ou contraint par des structures sociales conservatrices - il s'agit alors de travail tout à fait aliéné, parfois mal vécu, source de souffrances aussi vives que silencieuses. L'absence de reconnaissance sociale affecte parfois les intéressées qui ne s'octroient pas cette reconnaissance. Elles vivent alors une vie d'exil dans laquelle elles se sentent inutiles ou, au mieux tolérées7.