Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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Travail abstrait et travail concret

Le travail a deux acceptions différentes : le travail abstrait, logique incarnée des rapports de production, de la violence sociale et l'ouvrage concret, l'ensemble des actes de transformation de l'environnement, de l'univers. Du fait de l'accumulation, le procès de production doit s'étendre sans cesse à des domaines qui lui sont extérieurs. Il faut une réalité et un idéal extérieurs au système-économie pour justifier ses contraintes sur le travail concret sauf à être autotélique. Pour se soumettre au principe de rendement, au diktat de la productivité, du temps compté et vendu, il faut que les gens impliqués dans le travail sous ses formes concrète et abstraite soient motivés par quelque chose d'autre que la production en elle-même. On peut se plier à la logique productive par plaisir, par ennui, par ambition, par avidité, pour cultiver une image de soi positive, par besoin de reconnaissance, par crainte du manque, par désir de revanche ou pour cultiver une image sociale de soi positive. Dans la mesure où le principe de rendement envahit tous les domaines de l'être, tous les secteurs de l'existence, dans la mesure où la prolétarisation touche l'affectif, le psychique et le social, il devient de plus en plus difficile de nourrir les motivations externes à la soumission au principe de rendement, à la soumission à l'employeur, à la rentabilité. Les amis ou les parents peuplent les temps libres. À partir du moment où l'individu est atomisé – ce qu'organise la gestion industrielle des affects – les personnes deviennent des unités insécables, des unités sans lien avec des mondes qui fonctionnent dans l'économie du principe de rendement. Ces unités, dans la mesure où elles réussissent en tant qu'individus sans qualité, sans lien, sans singularisation et sans processus d'individuation, n'ont plus d'extérieur pour nourrir leur motivation à travailler en terme abstrait ou concret, à se conformer à un ordre social violent et à poser les actes attendus.

Proposition 175
Le principe de rendement rend la vie terne ce qui obère la motivation à participer à l'économique.
Proposition 177
L'envie et le désir sont des énergies extérieures au système-économie dont il a besoin.
Proposition 178
La massification provoque une dépression sociale généralisée, un manque de motivation, de feu, de désir individuel et collectif.

Dans un autre ordre d'idée, les ouvriers du XIXe affectionnaient les parties de campagne, ces excursions piétonnes aux marges de la ville. Ces expéditions ne nécessitaient aucun équipement, aucun investissement ou aucun savoir-faire : elles étaient accessibles à tous et permettaient une socialisation complexe et imprévisible ; il s'agissait de s'étendre dans l'herbe entre amis, en famille. Dans les banlieues absolues de notre époque, ce n'est plus possible. Il n'est plus possible de s'extraire des autoroutes tentaculaires, des zones industrielles et des cités sans véhicule, sans titre d'accès, sans connaissance des forêts sauvages loin de la ville. Les parties de campagne sont devenues l'apanage d'une minorité. Pour la majorité, ces espaces de soleil, de vie ensemble, de gratuité et de temps flâné sont devenus des luxes inaccessibles, des objets extérieurs à l'espace de représentation, des objets ob-scènes.

Dans l'ordre de la raréfaction de la vie sociale toujours, les liens d'amitiés (et d'inimitié) du voisinage ou de la famille tendent à s'étioler, les liens sociaux construits dans le cadre du travail abstrait eux-mêmes se liquéfient sauf dans le surgissement imprévu de la grève ou de la panne15. Les liens sociaux s'amenuisent à mesure que le rapport au temps est massifié et industrialisé par les médias de masse.

L'idéal de relation sociale ou d'épanouissement social au travail – d'homo faber ou d'individuation – ne peut plus appuyer les désirs de l'humain qui travaille ou consomme. Il demeure seul, isolé face à ce travail et ces machines désirant de la consommation. L'individualisation du travail de masse provoque un paradoxe : qui peut désirer travailler et consommer si les raisons de vivre sombrent dans l'indistinct, l'indifférencié, le quelconque, si l'individu devient un individu-masse interchangeable.

Les moteurs narcissiques, immatériels, libidinaux de la mise au travail (concret et abstrait) s'effondrent alors et laissent le moteur de la machine productive sans carburant. Demeurent la menace, la crainte, la peur de la pauvreté ou de l'exclusion d'une société déjà disparue. La narratologie limbique prend le relai de l’acte, ce qui ouvre la porte du désespoir.