Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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Valeur et salaire

La violence sociale est articulée à la question de la valeur. Les différentes types de violence sociales, de naissance ou d'argent, valorisent les actions humaines, les productions économiques en fonction de leur propre logique. Ces valorisations sont portées, incarnées dans les pratiques économiques et culturelles des différents agents économiques. Leur horizon de valeur est lié à leur position sociale, à leur rapport à la violence sociale. Nous avons exploré les différentes acceptions historiques de cette articulation violence sociale-valeur économique-valeur sociale.

Dans notre mouvement d'inventaire des valeurs sociales, nous devons mentionner la valeur créée par la pratique salariale. Ce type de valeur a été identifié par Friot qui voit en sa pratique, une voie d'émancipation du travail et de l'économique. Ce que l'économiste appelle la pratique salariale de la valeur n'est pas synonyme de salaire : un salaire à la pièce rémunère une force de travail ; un salaire à la qualification du poste rémunère ce poste de travail mais c'est le seul salaire à la qualification de la personne qui rémunère le travailleur et construit ce que Friot appelle la pratique salariale de la valeur.

Les considérations de Friot entrent en écho avec nos quelques réflexions. La pratique salariale de la valeur se caractérise par la rémunération à la qualification de la personne, par l'individualisation de la rémunération (elle n'est pas liée à un poste ou à la force de travail) et par son inconditionnalité. Des jurys seraient alors chargés de gérer la violence sociale, de déterminer la qualification (et la rémunération y afférent) des travailleurs en tant que reconnaissance de leur contribution à la production de la valeur économique.

En outre, la pratique salariale de la valeur implique également

- une appropriation des outils de production par les producteur (y compris, nous l'avons vu, les patentes, les savoirs, les savoirs-faire, les machines, le marketing, les clients, etc.)
- une abolition de la propriété lucrative et un développement de la propriété d'usage
- le maintien du marché, de l'argent et de la valeur économique comme organisateurs de la production concrète.

Nous allons éclairer les propositions de l’économiste de nos réflexions. Nous avons découvert, par exemple que la valeur économique était finalement exclusivement créée non par le travail concret mais par les salaires. La socialisation des salaires que Friot propose n'empêche nullement la création de valeur économique, l'organisation de la vente des biens et des services en marché. Bien plus, la disparition de la propriété lucrative fait disparaître l’accumulation, ce que nous avons appelé ε vers zéro puisque la partie salariale de la valeur ajoutée est intégralement réalisée, dépensée et que l'accumulation ne concerne que la rente dans la valeur ajoutée. Si la rente disparaît, l'accumulation qui lui est consubstantielle disparaît avec elle. Avec la disparition de la rente, le processus cyclique de création de valeur ajoutée est pérennisé.

Par ailleurs, la valeur ajoutée est liée par l'emploi à une prestation contrainte de travail concret, le prix est lié à un bien ou à un service effectivement fabriqué. La dissociation du salaire, de la valeur économique et du travail concret que propose l'économiste ouvre des perspectives humaines intéressantes quant à son rapport à la nature, au monde.

Le désir humain, la volonté humaine reprennent leurs droits dans le faire avec la disparition de la contrainte médiée par la valeur économique. Ceci ne supprime pas nécessairement la violence sociale. Si cette violence sociale s'inscrit dans une continuité profonde entre les deux formes qu'elle prend, la violence de caste et la violence sociale capitaliste, elle n'est pas une malédiction, un destin inhérent à l'histoire humaine ou conjoncturelle. En tout état de cause, la modalité de gestion de la violence sociale fait l'impasse sur les conjectures quant à son caractère immanent ou essentiel. Friot propose d'encadrer la violence sociale dans un rapport déterminé (en l'occurrence, dans l'option de Friot, les revenus économiques, les salaires, seront pris dans une fourchette allant de un à quatre) et seront dénaturalisés par le recours à un jurys, à une conflictualité sociale assumée.

Le modèle de Friot, la pratique salariale de la valeur, n'est nullement inflationniste puisque l'inflation, nous l'avons vu, est créée quand de la masse monétaire est enlevée du circuit économique, par la guerre ou par la dette en monnaies étrangères (ou dans une monnaie non souveraine telle que l’euro) ou quand la création monétaire est dévolue aux rentes, c'est-à-dire quand elle est retirée aussi de l'économie. Les investissements pourraient même être monétisés sans la moindre inflation. Une partie des salaires peut également être monétisée (à condition que les salariés demeurent dans l'espace économique monétaire considéré), cela ne créera aucune inflation à condition que la rente ne soit pas rémunérée ou, pour parler comme Friot, que la propriété lucrative soit abolie. C'est en effet à cette condition que la création monétaire ne nourrit pas l'inflation, que son ε demeure nul ou négligeable.

Proposition 142
Friot définit la pratique salariale de la valeur comme la reconnaissance salariale de la production de valeur économique attribuée aux producteurs selon leur qualification personnelle, de manière universelle et inconditionnelle sans considération directe pour le travail concret.
Proposition 143
La pratique salariale de la valeur définie par Friot permet d'émanciper le travail.
Proposition 144
La pratique salariale de la valeur définie par Friot n'est pas inflationniste.
Proposition 145
La pratique salariale de la valeur définie par Friot permet de poser la question du travail concret.

Le débat demeure de savoir si suffisamment de valeur d'usage sera produite pour pérenniser la prospérité générale si les producteurs ne sont plus contraints à produire de la valeur d'usage par le chantage de l'emploi qui utilise la valeur économique pour ce faire. D'une part, il faut garder à l'esprit que la proposition de Friot propose l'appropriation des outils de production par les producteurs et non sa disparition, d'autre part il faut noter que

- un certain nombre de valeurs d'usage négatives pour la communauté ne seront plus produites parce que les conditions de production concrètes de ces valeurs d'usage sont exécrables (et que personne ne serait susceptible de les accepter sans l'aiguillon de la nécessité).

- par plaisir, par passion, par envie, par habitude, tous les êtres humains s'inscrivent dans le métabolisme avec la nature. Ils posent des actes qui la transforment. L'homo faber construit, bricole, cultive, fabrique, tisse, coud, etc. Il est à peu près certain que les besoins humains puissent être couverts par l'humain lui-même. Par ailleurs, les modes de management sont devenus contre-productifs : la pression du stress est trop élevée pour le système nerveux humain ; la mécanisation et la répétitivité des tâches abîme les corps humains et le corps social. Les ressources naturelles sont également pillées par des gens qui sont sous pression, qui sont sous le chantage de l'emploi, de l'accaparement de la ressource économique par les propriétaires lucratifs.

- certaines productions absolument inutiles disparaîtraient. Les hôtels de luxe, les laquais plus ou moins serviles, les domestiques, etc. Par contre, la déférence et le soin aux malades seraient exclusivement le fait d'êtres sincères et dévoués. Les prestations concrètes demeureraient – dans le cas du soin au malade – mais le cœur avec lequel elles sont prestées changerait … en mieux. La maltraitance institutionnelle dont si sous souvent victimes nos aînés pour ménager l'actionnaire devrait disparaître avec la pratique salariale de la valeur.

- la dissociation entre le travail concret et le travail abstrait libère les tâches, elle permet à chacun de vivre sa passion, de déployer pleinement ses talents et ses envies, elle enrichit la vie sociale dans le cas des productions collectives et elle ouvre de nouveaux champs à la démocratie.

- les tâches réputées pénibles seront toujours effectuées par les travailleurs fiers de leur rude labeur mais ils pourront enfin gérer leur métier en fonction de leurs besoins humains, de leur limites corporelles, ils pourront donner à l'ergonomie ses lettres de noblesse et rendre le labeur dont ils tirent une source légitime de fierté source de plaisir et non de souffrance. Nombre de travailleurs aujourd'hui empoisonnés par le cadre de la servilité pointilleuse de l'emploi, par le mode de violence sociale hypocrite (il s'agit d'égaux en droit!) qu'elle génère pourront donner librement cours à leur activité.

- l'inactivité quand on est libre d'être actif et ambitieux est rarissime. Il faudra craindre la surproduction, le workaholisme, l'addiction au travail, par des travailleurs passionnés par leur travail concret plutôt que l'inactivité ou la fainéantise. Rendre le travail habitable (et passionnant) en le libérant de l'emploi en augmentera la pratique – ce qui sera contrebalancé par la possibilité de la présence de la famille, par exemple, sur le lieu de travail.

C'est peut-être là que réside la cause de la résistance majeure. En ouvrant le faire, la valeur concrète et la valeur économique à la démocratie et à la liberté, on engage le corps social dans une responsabilisation qui peut faire peur. Oui, on peut vivre, produire, de manière professionnelle, exigeante et efficace sans employeur, sans actionnaire, sans aiguillon de la nécessité. Nombre de jeunes retraités, pour paraphraser Friot, s'étonnent : ils n'ont jamais autant travaillé que depuis qu'ils sont libérés de leur employeur. Par contre, nous l'avons prouvé, le salaire socialisé qu'ils touchent, leur retraite, constitue une création de valeur abstraite, économique qui les qualifie de plein droit comme producteurs de richesse économique à l'instar des invalides, des vacanciers, des parents, des malades, des chômeurs.

Nos réflexions auront en tout cas prouvé que les pistes de Friot sont économiquement praticables, il reste à l'histoire, à la société, il nous reste à prouver qu'elles sont anthropologiquement possibles – ce que les chômeurs, les retraités ou les vacanciers attestent tous les jours.

Note 41. Les manuscrits de K. Marx

Marx a cherché toute sa vie à comprendre l'exploitation qu'il ressentait intuitivement. En apparence, un système économique semble équitable, juste, il semble établi entre pairs, entre égaux en droit et devrait être honnête alors que, par un tour de passe-passe, ce système se montre à l'usage une scandaleuse exploitation de l'humain par l'humain. La quête marxienne peut se résumer comme recherche des causes et des modalités du tour de passe-passe en question.

Dans le cadre d'un traité d'économie, au terme de notre analyse des valeurs d'usage et des valeurs économiques, nous avons voulu résumé une œuvre de jeunesse de Marx, les Manuscrits de 1844, dont certains accents – au sujet de l'aliénation de l'emploi, de la machine, de la déréalisation de l'industrie font étrangement échos à nos propres réflexions à 170 ans de décalage.

Karl Marx, Manuscrits de 1844, Flammarion, 1996, collection GF.
  • Premier manuscrit
1. Le salaire
Le salaire est déterminé par la demande en hommes (p. 56).  
Si l'offre est plus grande que la demande, une partie des ouvriers tombe dans la mendicité ou la famine. L'existence de l'ouvrier est donc réduite au même état que toute autre marchandise. L'ouvrier est devenu une marchandise et c'est pour lui une chance quand il arrive à se faire embaucher. (p. 56)
Le travail est donc une marchandise particulière entre des contractants inégaux. Il y va de la survie de l'ouvrier-marchandise et du caprice de l'employeur-client.
Mais, sur le temps long, la concurrence entre les employeurs-client s'effrite ce qui condamne les marchandises-ouvriers à la misère.
Dans une société de plus en plus prospère, seuls les plus riches peuvent vivre des intérêts rapportés par l'argent. Tous les autres doivent investir leur capital ou le placer dans le commerce. De ce fait, la concurrence entre les capitaux s'accroît, la concentration des capitaux s'accentue, les grands capitalistes ruinent les petits (...). Le nombre des grands capitalistes ayant diminué, la concurrence dans la recherche des ouvriers n'existe pratiquement plus, et le nombre d'ouvriers ayant augmenté [du fait du déclassement des petits capitalistes], la concurrence entre eux est devenue d'autant plus grande, plus contraire à la nature et plus violente. (p. 59)
La hausse de salaire n'est pas la panacée:
La hausse du salaire suscite chez l'ouvrier la soif d'enrichissement du capitaliste, mais il ne peut la satisfaire qu'en sacrifiant son esprit et son corps. L'augmentation du salaire suppose l'accumulation du capital et la provoque ; elle oppose donc le produit du travail et l'ouvrier. (pp. 59-60)
Or l'accumulation de capital augmente les capacités des outils de production, elle divise le travail en le mécanisant dans une course à la productivité. En augmentant la productivité, le système économique diminue le besoin de main-d’œuvre à production égale. Comme le besoin de main-d’œuvre diminue, la concurrence se fait acharnée et les salaires tendent ... vers zéro, ce qui provoque une crise de surproduction: il n'y a plus de salariés pour acheter les marchandises produites en nombre. Les innovations technologiques qui devraient libérer l'homme du fardeau des travaux pénibles le condamnent à la misère dans le cadre de la concurrence industrielle.
De même, la division du travail limite l'horizon de l'ouvrier et accroît sa dépendance, tout comme elle entraîne la concurrence non seulement des hommes, mais aussi des machines. Comme l'ouvrier est abaissé au rang de machine, la machine lui fait concurrence. Enfin, l'accumulation du capital accroît le potentiel industriel, le nombre d'ouvriers, tout comme la même quantité de travail industriel produit, du fait de cette accumulation, une plus grande quantité d'ouvrage, laquelle se transforme en surproduction et a pour résultat final soit de priver de leur emploi une grande partie des ouvriers, soit de réduire leur salaire au minimum le plus misérable. (p. 60)
Pour autant, on aurait tort de réduire les ouvriers aux seuls hommes. À l'époque, selon une citation (Wilhelm Schulz, Mouvement de la production, Comptoir littéraire, Zurich, 1843, pp. 45 sqq.)
"Les filatures anglaises emploient seulement 158.818 hommes contre 196.818 femmes. Pour 100 ouvriers dans les fabriques de cotons du comté de Lancaster, on trouve 103 ouvrières, et, en Écosse, on en trouve même 209 (...). Dans les fabriques de cotons d'Amérique du Nord, il n'y avait en 1833, pas moins de 38.927 femmes employées pour 18.593 hommes."
2. La rente
La rente organise le travail:
Les opérations les plus importantes du travail sont réglées d'après les plans et les spéculations de ceux qui utilisent les capitaux; et le but qu'ils se fixent dans tous ces plans, c'est le profit. (p. 76)
Mais cette rente façonne aussi les pays, les gens.
Ricardo dans son livre (La rente foncière) ; les nations ne sont que des ateliers de production. L'homme est une machine à consommer et à produire ; la vie humaine est un capital; les lois économiques régissent aveuglément le monde. (p. 85)
3. Le travail aliéné
Nous avons parlé de l'homo laborans. Loi de cet être de désir en train d'humaniser la nature, le travailleur en emploi ressemble plus à l'animal laborans.
L'objet que le travail [en emploi] produit, son produit, se dresse devant [le travailleur] comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s'est fixé, matérialisé dans un objet, il est l'objectivation du travail. La réalisation du travail est son objectivation. Dans le monde [du capitalisme et de ses théoriciens], cette réalisation du travail apparaît pour la perte pour l'ouvrier de sa réalité, l'objectivation comme la perte de l'objet ou l'asservissement à celui-ci, l'appropriation comme l'aliénation, le dessaisissement. 
La réalisation du travail se révèle être à tel point une perte de réalité que l'ouvrier perd sa réalité jusqu'à en mourir de faim. L'objectivation se révèle à tel point être la perte de l'objet que l'ouvrier est spolié non seulement des objets les plus indispensables à la vie, mais encore des objets du travail. Oui, le travail lui-même devient un objet dont il ne peut s'emparer qu'en faisant le plus grand effort et avec les interruptions les plus irrégulières. (p.109)
Le travail qui doit libérer, humaniser la nature devient un vecteur d'aliénation. De sorte que la source de la volonté, de la puissance et de la liberté en devient la négation.
[L'aliénation du travail consiste] dans le fait que le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, l'ouvrier ne s'affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l'aise, mais malheureux; il n'y déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l'ouvrier ne se sent lui-même qu'en dehors du travail et dans le travail, il se sent extérieur à lui-même. (p. 112) (…)

On en vient donc à ce résultat que l'homme (l'ouvrier) se sent agir librement seulement dans ses fonctions animales: manger, boire et procréer, ou encore, tout au plus, dans le choix de sa maison, de son habillement, etc; en revanche, il se sent animal dans ses fonctions proprement humaines. Ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal.
  • Troisième manuscrit
Propriété privée et communisme
Les liens entre le social et l'individuel sont constructifs pour Marx. Plus de cent ans avant Marcuse, plus de 150 ans avant Généreux, Marx affirme le caractère social de l'individu et met en cause l'opposition entre les intérêts de l'individu et ceux de la société.
Il faut surtout éviter de fixer la "société" comme une abstraction en face de l'individu. L'individu est l'être social. La manifestation de sa vie - même si elle n'apparaît pas sous la forme immédiate d'une manifestation collective de la vie, accomplie avec d'autres et en même temps qu'eux - est donc une manifestation et donc une affirmation de la vie sociale. La vie individuelle et la vie générique de l'homme ne sont pas différentes, bien que le mode d'existence de la vie individuelle soit nécessairement un mode plus particulier ou plus général de la vie générique ou que la vie générique soit une vie individuelle plus particulière ou plus générale.
En tant que conscience générique, l'homme affirme sa vie sociale réelle et ne fait que répéter dans la pensée son existence réelle; de même qu'inversement, l'être générique s'affirme dans la conscience générique et qu'il est pour soi, dans son universalité, en tant qu'être pensant. (p. 147)