Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

Fichier PDF ici

À nos amis,
à ceux qui ont trouvé
à ceux qui cherchent encore

IV Concentration et effondrement


Cet article est disponible en pdf ici

Arrivé à ce stade, nous avons prouvé que la propriété lucrative permettait l'accumulation et que l'accumulation de capital condamnait le tissu économique d'une société donnée et cette société elle-même, nous allons réfléchir dans ce chapitre sur ce problème spécifique. Nous allons aborder les effets économiques de l'accumulation dans le temps, quand la fonction d'accumulation amène celle-ci à engloutir l'intégralité de la valeur produite.

Exponentielle et concentration


(4) la fonction d'accumulation
en lissant ε par un taux constant du stock global de capital, en ramenant l'ensemble des accumulations annuelles successives à une moyenne, on a :

(4.1)
C'est-à-dire une fonction exponentielle pour peu que l'épargne de départ ne soit pas nulle (ce qui est facile à admettre) et qu'il y ait une accumulation constante en moyenne à terme, strictement positive – ce qui est le principe-même du capitalisme : les investisseurs achètent des titres de propriété pour s'enrichir.

(4.2)

La part de l'accumulation dans la distribution des revenus économique va tendre vers un, vers 100 %. L'accumulation phagocyte l'ensemble de la production de valeur économique1. Ce sont les conséquences de cet état des choses que nous allons examiner dans l'histoire – que la forme d'accumulation soit spécifiquement qualifiée de capitaliste, comme dans l'Europe contemporaine, ou que cette forme d'accumulation ne soit pas unanimement qualifiée de capitaliste, comme dans l'Empire Romain.

Proposition 26
Le principe d'accumulation concentre toutes les richesses et appauvrit l'ensemble du corps social.


À l'extrême, le capital s'accumule entre des mains de moins en moins nombreuses puisque il rémunère ses propriétaires au-delà de leurs dépenses et que les travailleurs appauvrissent à mesure qu'ils travaillent davantage, à mesure que le prix du travail baisse du fait de la concurrence, à telle enseigne que la misère se généralise auprès des producteurs. La société se clive jusqu'à son point extrême – quand tout appartient à un seul propriétaire.


Exponentielle et structure organique du capitalisme


L'accumulation est générée par l'épargne et affecte la composition organique du capital. Les avoirs des possédants augmentent en valeur absolue et, via l'investissement, la valorisation des outils de production augmente par rapport à la valeur des salaires. Ce qu'on appelle la structure organique du capital (le rapport C/V, le capital fixe – c'est-à-dire la valorisation des outils de production – divisé par le capital vivant – c'est-à-dire les salaires). À mesure que le capital s'accumule sous forme d'outils de production, l'outil de production représente une valeur de plus en plus importante par rapport aux seuls salaires qui, comme nous l'avons démontré, génèrent seuls sur le long terme la valeur économique.



À l'extrême, la part des salaires disparaît dans la composition de la valeur ajoutée et, avec cette disparition, c'est le fondement même de l'économie qui disparaît. À l'extrême, il faut imaginer des outils de production entièrement robotisés qui appartiennent à un seul propriétaire, des travailleurs faméliques et une production de biens et de services qui ne trouve pas acquéreurs, une économie qui tourne à vide et nourrit des avoirs théoriques de rentiers, avoirs impossibles à réaliser puisque la fabrication d'un produit entièrement mécanisée ne générerait pas de valeur économique.



L'investissement global dans l'outil de production obère la productivité économique. En Chine en particulier, les capacités de surproduction sont gigantesques mais les investisseurs continuent à augmenter la productivité des outils industriels, à augmenter les cadences alors qu'il n'y a plus personne pour acheter cette production.

Note 17. La productivité

Nous définirons la productivité comme production de valeur ajoutée par unité de temps.



L'augmentation des cadences, du temps de travail, la flexibilisation du travail, la dégradation des conditions de travail n'augmentent pas la valeur ajoutée produite et, partant, la productivité. Au contraire, comme ces mesures augmentent les dividendes non dépensées, elles ont tendances à diminuer la productivité.



En termes mathématiques, on dira que la productivité est la dérivée dans le temps de la valeur ajoutée, c'est-à-dire la production de valeur d’échange par unité de temps. Avec P= productivité, V= valeur créée et t= temps.



(4.3)


La fonction P(x) sera la pente de la fonction V(x) en fonction du temps. Si la production de valeur tend vers l'infini (P(x)=∞), la pente de V(x) tendra vers la verticale, si la production de valeur tend vers (P(x)=0), la pente de V(x) tend vers l'horizontale, s'il y a destruction de valeur, la courbe de V(x) descend (P(x)<0). Comme la productivité est la dérivée de la valeur créée, la valeur créée est l'intégrale de la productivité sur t.



(4.3.1)


ou encore:



(4.4)


La valeur créée est égale à la productivité par unité de temps multipliée par le temps.



Pour une période donnée, nous avons :



(4.5)




On notera que pour un temps donné (mettons un an = ∆t) le V constitue le PIB. Nous avons vu que le PIB est directement proportionnel à la réalisation du PIB antérieur, c'est-à-dire à l'importance relative de la part du PIB réalisée intégralement, de la part du PIB consacrée aux salaires. Pour résumer, on peut dire que plus la part du PIB consacrée aux salaires – et notamment aux bas salaires qui se réalisent intégralement – est importante, plus l'économie est productive.


Effondrement


Ahmed Nafeez résume une étude de la NASA dans un article du Guardian qui a fait pas mal de bruit2 . Cette étude lie concentration des richesses, pillage des ressources et effondrement des civilisations.

Pour résumer (nous traduisons les citations mises en exergue ci-dessous) ladite étude:

La chute de l'Empire Romain et des empires tout aussi avancés - si ce n'est plus - des Han, des Maurya ou des Gupta, ainsi que l'empire Mésopotamien, atteste le fait que les civilisations complexes et créatives peuvent être fragiles et disparaître.

L'étude identifie les facteurs les plus importants corrélés au déclin de civilisation: la population, le climat, l'eau, l'agriculture et l'énergie.

Note 18. Le pic pétrolier

Selon certaines informations bien étayées, l'ère du pétrole arrive à sa fin3. L'extraction de cette forme d'énergie l'épuise sans qu'elle ne se renouvelle.



Sans nous prononcer sur la pertinence des scénarios du 'pic pétrolier' ou même de la fin du pétrole, sans nous engager sur un calendrier de la chose, nous allons examiner les conséquences possibles sur l'économie et, particulièrement, sur la part des salaires dans la production de valeur économique - si un plan B était trouvé pour remplacer le poisseux liquide comme source d'énergie, nous aurons simplement perdu un peu de temps en conjectures, par contre, si le scénario de la fin du pétrole devait se vérifier, il serait bon d'anticiper les choses du point de vue qui nous préoccupe: la pérennité de la production économique (et donc, comme nous l'avons prouvé, l'importance relative des salaires dans la valeur ajoutée).



Le pétrole concentre l'énergie à très haute dose. Il est utilisé dans l'agriculture, la (pétro)chimie ou les transports. Du point de vue de l'économie productive, il a pris une place de choix dans les transports, la production d'énergie électrique, le chauffage, l'agriculture.



Agriculture





La fin du pétrole signifie la fin de l'agriculture industrielle. Sans pétrole, plus de gros tracteurs, plus de grosses moissonneuses-batteuses, plus d'engrais ou d'insecticide non plus puisque ces produits sont issus du pétrole.



Les rendements agricoles, la production agricole risquent de s'effondrer en cas de disparition du pétrole. Cet effondrement ne sera pas accompagné d'un effondrement de la demande, des besoins alimentaires.



Pour accompagner la fin du pétrole sans dégât, les exploitations agricoles devront nécessairement diminuer de taille, elles devront se multiplier et devront recourir à des techniques agricoles sans pétrole (genre permaculture) à rendement élevés. Ces techniques existent. Faute de cette adaptation, les populations sont condamnées à la disette à côté de terres géantes en friche comme les Anglais au XVIIIe4 ou les Brésiliens d'aujourd'hui. Ce problème est fondamentalement politique, ce n'est pas un problème d'argent ni de possibilités techniques.



Au niveau de l'emploi, il est clair que ces politiques de transition agricole, si elles sont adoptées - et il faut espérer qu'elles le soient pour qu'on puisse continuer à manger - comme après les grandes épidémies au moyen-âge, l'augmentation de la demande de main d’œuvre changera le rapport de force sur le marché de l'emploi. Les employés seront rares, recherchés, demandés alors que les employeurs auront un besoin impératif d'investir dans l'emploi. Par ailleurs, le prix, la valeur ajoutée produite par le secteur va exploser (les prix agricoles augmenteront). L'augmentation des prix agricoles imposera une répartition des richesses produites faute de quoi, la disette menacera la majorité de la population. Dans une situation de famine presque générale, la productivité s'effondre et, avec elle, la société telle que nous la connaissons. On ne voit pas alors ce qui garantirait quelque propriété que ce soit.



Par contre, si l'augmentation des prix agricoles est accompagnée d'une distribution de la richesse, elle peut être indolore pour les producteurs et synonyme de demande d'emplois patronale.



Le devenir de l'agriculture est donc un enjeu éminemment politique du point de vue des producteurs. De la lutte, du rapport de force que les producteurs seront capables d'induire ou non, sur lequel ils surferont ou non, dépend la prospérité commune générale, dépend la forme de civilisation, de société qui peut émerger de la fin du pétrole.



Les transports et l'industrie



Le secteur va complètement changer. Sans pétrole, sans énergie de substitution (c'est-à-dire dans le cas de figure que nous examinons ici), le secteur s'anémie. Plus de flux tendu, plus de cargo, plus de trente-nuit tonnes, plus de délocalisation, du coup, plus de division extrême du travail.



La relocalisation de l'économie offre une opportunité a priori, celle de limiter drastiquement le cadre de la concurrence. Or, on pourrait croire que moins il y a de la concurrence, plus les producteurs peuvent s'affranchir de l'obsession de l'emploi, du chantage à l'emploi et peuvent récupérer du salaire. Cette idée n'est vraie que si le rapport de force entre propriétaires et producteurs impose un cadre légal, une limite à la propriété lucrative. Ce rapport de force n'est absolument pas évident au niveau local, il faut l'établir - comme la société du transport gratuit impose de l'établir au niveau mondial. Pour un employeur, il a été possible d'opposer les travailleurs de Verviers et d'Eupen, des bourgades distantes de quelques kilomètres, comme il oppose aujourd'hui les travailleurs du Bangladesh et de Picardie5.



C'est dire que la fin du pétrole ne signifie pas la fin de l'emploi ou l'avènement du salaire. Elle représente à coup sûr une opportunité pour les producteurs dont les bras deviennent précieux et peu délocalisables, elle constitue aussi un danger pour les consommateurs, pour les populations, pour les besoins humains. Ce danger peut servir d'aiguillon de la nécessité, il peut contraindre les producteurs à accepter l'inacceptable sous la menace de la faim.

Ces facteurs peuvent amener à l'effondrement quand ils se combinent à deux traits sociaux:

La tension sur les ressources liée à la pression sur la capacité écologique [et] la polarisation économique de la société en élite d'un côté et masse de l'autre. [Ce phénomène social] a joué un rôle central dans le processus d'effondrement ces derniers cinq mille ans.

Aujourd'hui, l'extrême polarisation sociale est liée au pillage des ressources:

... les surplus accumulés ne sont redistribués dans la société mais sont contrôlés par une élite. La masse de la population qui produit la richesse n'en reçoit qu'une petite partie (...) juste au-dessus du seuil de subsistance.

Mais, selon l'étude, la technologie ne résoudra pas ces problèmes en augmentant l'efficacité de la production.

Les changements technologiques peuvent augmenter l'efficacité de l'utilisation des ressources mais elle augmente aussi la consommation de ressources par personne de telle sorte que, outre les effets politiques, l'augmentation de la consommation compense souvent l'amélioration de l'efficacité de l'utilisation des ressources.

Si l'on suit ces modélisations de civilisations effondrées, l'effondrement de notre propre civilisation semble difficile à éviter. Les civilisations paraissent

... être durables pendant longtemps mais, même avec un taux d'épuisement optimum et en partant d'un nombre très restreint d'élites, les élites finissent par consommer trop, ce qui provoque une famine dans les masses, cause de l'effondrement de la société. Il faut noter que ce type d'effondrement de Type-L est provoqué par une inégalité qui induit une famine qui fait disparaître les travailleurs plutôt que par un effondrement naturel.

Un autre scénario met l'accent sur le rôle de l'exploitation continue des ressources et fait émerger le fait que avec une accélération de l'épuisement des ressources, le déclin des masses se produit plus rapidement alors que les élites prospèrent encore mais elles les suivent dans leur disparition.

Dans les deux scénarios, les élites ne subissent les dégâts de l'effondrement écologique qu'après les masses. Elles continuent le business as usual malgré la catastrophe pendante - ce fut notamment le cas chez les Romains et les Mayas.

Ces scénarios catastrophe ne sont pas inévitables. Des changements politiques structurels peuvent stabiliser la civilisation et en empêcher l'effondrement. Pour les auteurs de l'étude, il faut réduire les inégalités économique pour garantir une distribution plus juste des ressources et il faut réduire massivement la consommation en s'appuyant sur des ressources renouvelables et en stabilisant la population, ce qui s'obtient efficacement en assurant aux gens un avenir économique garanti.

En tout cas, comme Polanyi en son temps, cette étude de la NASA lie l'accumulation à l'infini des élites, la concentration des moyens de production et l'effondrement de l'économie productive, ce qui va dans le sens de nos propres découvertes relatives au salaire et à l'accumulation : une accumulation à long terme n'est pas soutenable pour l'économie productive ; l'économie productive tient tant qu'elle trouve des marchés extérieurs pour réaliser la plus-value accumulée et s'effondre quand elle n'en trouve plus ; plus la part des (bas) salaires intégralement dépensés est élevée, plus l'effondrement économique est repoussé ; si les salaires intègrent l'ensemble du PIB, la perspective de l'effondrement s'éloigne parce qu'il n'y a plus d'accumulation, il n'y a plus de valeur ajoutée non réalisée.

Accumulation et Ponzi


Pour tenter de comprendre le phénomène mis en avant par Ahmed Nafeez, nous allons faire un détour par la notion de système de Ponzi. Un système de Ponzi est défini par Wikipédia comme

un montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants. Si l'escroquerie n'est pas découverte, elle apparaît au grand jour le jour où elle s'écroule, c'est-à-dire quand les sommes procurées par les nouveaux entrants ne suffisent plus à couvrir les rémunérations des clients. Elle tient son nom de Charles Ponzi qui est devenu célèbre après avoir mis en place une opération basée sur ce principe à Boston dans les années 1920.

La fonction d'accumulation ε telle que nous l'avons définie permet aux propriétaires de capitaux rémunérateurs d'amasser des valeurs. L'ensemble de ces valeurs additionnées forme un capital de plus en plus important à mesure que le temps s'écoule. La valeur de ces capitaux est virtuelle : il faut des biens et des services produits pour que ces capitaux aient quelque valeur. La valeur du capital – quelle qu'en soit la forme – est toujours gagée sur le travail réel.



Nous rappelons que le travail réel, c'est l'ensemble des tâches réelles effectuées pour produire des biens et des services réels. Le travail réel n'a pas de lien direct avec le travail abstrait, la création de valeur économique, laquelle est liée, comme nous l'avons vu, in fine aux seuls salaires. Ce sont les salaires, le travail abstrait, qui créent la valeur économique alors que le travail réel crée la valeur d'usage sur laquelle est gagé tout capital. Si plus personne ne produit rien de réel (en imaginant un cas d'école, une économie de cimetière), personne ne peut plus rien acheter avec son argent, avec son capital sous quelque forme que ce soit et la valeur de l'argent ou du capital égale alors à zéro. Pour le dire autrement, c'est parce que des gens prestent du travail concret que la valeur de l'argent, du capital a un sens.



Pour expliquer la différence entre travail concret et travail abstrait, nous allons énumérer les différents aspects que peut recouvrer le travail concret.



L'emploi rémunère la prestation de travail concret, la réalisation concrète de biens et de services. Mais la rémunération constitue en elle-même du travail abstrait, c'est elle qui fonde la valeur économique des biens et des services réalisés. Le prix de la marchandise réalisée par le travail concret à l'occasion du travail abstrait intègre le montant du salaire, le travail abstrait, de l'employé mais aussi du fonctionnaire correspondant aux impôts ou du prestataire social correspondant aux cotisations sociales.



Le travail réalisé hors emploi réalise aussi les biens et les services sur lesquels le capital gage sa valeur. La prestations de services à domiciles, les tâches domestiques en constituent une part appréciable. On notera aussi l'importance de la production réelle des chômeurs, des retraités ou des malades : garde d'enfant, école de devoir, échanges sociaux, potager, présence, aide à domicile … L'ensemble des services et des biens produits par le travail réel est tout simplement inestimable et soutient l'ensemble de l'économie, l'ensemble du travail abstrait, l'ensemble de production de valeur économique qui, sans ce travail concret hors emploi, disparaîtrait. Sans le travail concret hors emploi, personne ne survivrait (les enfants ont besoin de contact physique, de soin et d'affection), personne ne parlerait (l'acquisition du langage est conditionnée au temps passé à échanger en langue maternelle avec l'enfant), personne ne jouerait (il s'agit de travail réel hors emploi) et, donc, personne ne développerait ses sens, ses capacités motrices et ses capacités intellectuelles : l'humanité serait ramenée à l'état de champignon. Par ailleurs, tout ce qui est produit dans le cadre de l'économie a deux aspects : la valeur économique est le fruit du travail abstrait et les biens et les services viennent tous de l'action humaine sur la nature, du travail concret6.



Ceci nous permet de distinguer deux formes du salaire, du travail abstrait pour la production réelle : les salaires socialisés de la sécurité sociale augmentent le ρ de la production économique et permettent donc de pérenniser la production économique – il s'agit des retraites, des pensions d'invalidité ou des allocations de chômage7 d'une part et, d'autre part, il s'agit des salaires de la fonction publique liés non à une prestation de travail concret mais à une qualification personnelle. En continuant dans le sillage de Bernard Friot, dans les deux cas, la production de valeur économique est totalement dissociée de la production de valeur d'usage, le travail abstrait et sa violence sociale sont dissociés du travail concret. Si cette dissociation permet de libérer le travail concret de son asservissement au travail abstrait, à la violence sociale, elle ouvre aussi la perspective d'une stabilisation de la machine économique à condition que les salaires à la qualification personnelle, que les salaires socialisés englobent l'intégralité du PIB, soit directement, sous forme de cotisations, soit indirectement, sous forme d'investissements qui rémunéreront des salariés par le truchement des cotisations.



Mais l'accumulation menace le travail concret hors emploi parce qu'elle entend étendre les sphères de sa domination à tout ce qui est non-capitaliste, elle entend englober toute la production réelle extérieure à son champ. Ce faisant, elle sape les bases-mêmes de ce sur quoi elle est gagée, elle sape la réalité, l'effectivité-même de son incarnation. Pour résumer, on pourrait dire que le capital s'accumule et que, s'accumulant, il sape aussi bien la réalité de sa valeur en détruisant les bases de ce qui lui est extérieur, le travail réel, que les fondements de la création économique, les salaires. Cette forme d'accumulation détruit le capital sous toutes ses formes. Ce sont les outils de production qui finissent par rouiller, les champs qui sont laissés en friche alors que les affamés se bousculent à la soupe populaire, ce sont ces travailleurs qualifiés laissés oisifs, désespérés et, finalement, c'est la connaissance-même utile à la production qui disparaît du fait de l'accumulation.

Note 19. Les retraites par répartition sont durables, les retraites par capitalisation sont une pyramide de Ponzi, une arnaque


Pour examiner le caractère spéculatif des retraites à long terme, nous allons d'abord évaluer l'impact de l'inflation sur la valeur d'argent. Une fois que cela sera fait, nous allons voir à quelles conditions les prestations indexées pourront ne pas être une pyramide de Ponzi, une arnaque spéculative.



Un euro donné vaut celui de l'année précédente multiplié par un plus le taux d'inflation.

(1)




avec i qui est égal au taux d'intérêt corrigé de l'inflation.

On en déduit qu'un euro vaut celui de l'année précédente divisé par un plus le taux d'inflation.



(2)




Ceci implique que les prestations des retraites indexées seront elles aussi inscrites dans cette équation générale.



(3)

avec =prestations de retraite d'une année t






on a i=0 en retraite par répartition et i>0 pour les retraites par capitalisation.



Les retraites par capitalisation accumulent du bénéfice, des dividendes. La valeur du capital-retraite doit augmenter plus vite que l'inflation pour pouvoir rémunérer les retraites. Si le i est plus petit ou égal à zéro, les retraites par capitalisation ne paient pas leurs bénéficiaires une fois leur carrière finie, elles ne servent à rien (et on se demande ce qui forcerait les futurs retraités à cotiser pour une caisse qui va disparaître, diminuer ou stagner).



(4)




Avec C= cotisations à un temps donné et P= prestations de retraite à un temps donné.

Cette inéquation montre que les cotisations antérieures sont nécessairement inférieures ou égales aux prestations actuelles. Si elles sont strictement inférieures, cela signifie que le système de retraite n'est pas tenable à long terme, que c'est une pyramide de Ponzi, une arnaque à long terme fondée sur la confiance ; si elles sont égales, le système peut fonctionner dans le long terme sans heurt.



Pour que cette inéquation devienne une équation, pour que les cotisations antérieures soient égales aux prestation actuelles, il faut



- que , les cotisations d'un temps donné, soit indexé, qu’il soit lié au PIB et aux prix



- que i=0, ce qui est le cas pour les retraites par répartition mais non pour celles par capitalisation



- par ailleurs, il n'y a pas de thésaurisation dans les retraites par répartition : ce sont les cotisations de l'année t qui paient les retraites de l'année t.



L'inéquation devient une inéquation stricte dans le cas des retraites par capitalisation et une équation dans le cas de retraites par répartition. En considérant tout ce que nous avons dit, il reste de (4) pour les retraites à répartition :



(5)




si l'on additionne l'ensemble des prestations P et l'ensemble des cotisations C, il vient :



(6)




Dans le cas de retraites par répartition, i=0 et , l'inégalité devient donc une égalité sans que cela ne pose de problème. Les cotisations couvrent toujours parfaitement les prestations à conditions que les retraites demeurent liées à l'inflation – à condition que la base salariale sur laquelle se calcule les cotisations sociales finançant les prestations de retraites soit consciencieusement indexée, qu'il n'y ait pas d'exemption de cotisation, de contrat d'emploi sans cotisation.



Il vient à ce moment-là, pour les retraites par répartition.



(7)




Par contre, cette inégalité, quand i est strictement positif et que le temps de la cotisation est décalé par rapport au temps de la prestation, quand il y a accumulation de capital sur des cotisations régulières à long terme, montre le problème de la capitalisation. À un moment donné, les cotisations deviennent infiniment plus petites que les prestations et ne peuvent plus les couvrir. Comme les retraités par capitalisation ont cru acheter un produit spéculatif qui augmenterait de valeur mais que l'augmentation de valeur n'a eu lieu qu'au bénéfice de quelques uns et au détriment de tous les autres, il s'agit bien d'une pyramide de Ponzi.

Proposition 27
Les retraites par capitalisation sont destinées à s'effondrer.
Proposition 28
Les retraites par répartition sont pérennes à condition de garantir l'assiette salariale.


Note 20. La prolétarisation

Prolétaire et bourgeois



Karl Marx a pensé le concept de prolétarisation et de prolétaire quand il a analysé le fonctionnement d'un système économique qu'il a appelé le capitalisme.



Le capitalisme est un mode de production dans lequel le capital investit dans du travail vivant - du salaire - ou du travail mort - des machines, des matières premières, etc. De cet investissement, le propriétaire des outils de production retire une plus-value.



En examinant le fonctionnement de ce système, il a distingué deux classes sociales, les propriétaires de l'outil de production, ce qu'il a nommé les bourgeois et les gens contraints de vendre leur force de travail, les prolétaires. Les prolétaires ne sont pas propriétaires (même d'usage) de ce qu'il leur faut pour survivre, pour vivre. Les bourgeois, les propriétaires lucratifs, retirent par contre un bénéfice du travail sous contrainte des prolétaires.



Ces deux classes sociales ne sont pas constituées par des gens, par des castes (même si le capitalisme tend à fonctionner comme cela) mais par des rapports de production. Les prolétaires ne possèdent pas leur outil de travail et doivent vendre leur temps alors que les bourgeois possèdent un outil de travail qu'ils n'utilisent pas et qu'ils en retirent un gain, ils en ont une propriété vénale, lucrative et non une propriété d'usage.



L'existence même de prolétaires constitue un démenti cinglant à la notion de liberté chère aux libéraux. L'aiguillon de la nécessité - contrainte au travail - prend une telle emprise sur les existences qu'il en réduit la liberté à néant.



Prolétarisation



La prolétarisation est le processus par lequel un producteur est dépossédé des ressources utiles à sa survie, de son outil de travail.



- L'enclosure, la privatisation des ressources communes a comme conséquence une prolétarisation, elle pousse les producteurs à vendre leur force de travail et les dépossède de ce dont ils ont besoin pour vivre dignement. Nous parlons alors de prolétarisation des ressources. Cette prolétarisation touche l'ensemble du corps social. L'accaparement des terres s'est doublé d'une privatisation du droit à la reproduction des semences par les patentes ou des œuvres par la propriété intellectuelle devenue propriété lucrative.



- Le mode de production industriel prive également les producteurs de toutes ressources. À mesure que les capitaux se concentrent, la production se fait à une échelle de plus en plus grande, ce qui implique des capitaux de plus en plus gigantesques investis dans l'outil de production, ces capitaux gigantesques sont hors de portée des producteurs. Les petits producteurs ne peuvent affronter la concurrence des grands, leurs économies d'échelle et sont contraints de vendre leur force de travail sur le marché de l'emploi, ils sont prolétarisés. Nous parlons alors de prolétarisation de l'outil de production.



- La connaissance, les savoirs qui interviennent dans la production font partie des ressources utiles à la survie, à la vie. Le mode de production industriel puis l'organisation fordiste du travail (y compris le recours actuel aux protocoles dans les métiers de service), la division extrême du travail, le recours aux tâches répétitives prolétarisent également les producteurs8. Nous parlons alors de prolétarisation de la connaissance. Cette prolétarisation touche l'ensemble du corps social - y compris les propriétaires d'outils de production - elle est consubstantielle au mode de production capitaliste et y est à l’œuvre depuis ses origines.




Proposition 29
La prolétarisation est le processus de dépossession de l'économie concrète.
Proposition 30
La prolétarisation des ressources est la transformation des communaux en propriété privée.
Proposition 31
La prolétarisation de la connaissance est la dépossession des savoirs-faire, des techniques utiles à la production économique concrète.


Le capital est un dieu impitoyable qui dévore aussi bien ses séides que ses ennemis ; l'accumulation ne peut être rassasiée par quelque sacrifice que ce soit. Le principe-même de l'accumulation s'oppose à la théorie du trickle down ou du ruissellement : nous avons vu que plus les revenus sont élevés, plus ils sont liés à la propriété lucrative et non au travail abstrait, moins ils sont réalisés. Le seul ruissellement possible est celui du salaire.

Proposition 32
La théorie du ruissellement ne fonctionne pas du fait de l'accumulation de la rente.

Critique du Capital au 21e siècle


Résumé des développements mathématiques du chapitre

Dans son livre Piketty examine le rapport entre valeur patrimoniale et production de valeur économique. Nous mettons en cause cette grille de lecture – en dépit de la qualité du travail d'enquête de l'économiste français et de son équipe – parce que la valeur du stock de valeur patrimoniale est sujette à caution : elle est auto-référentielle et peut s'effondrer à la faveur de la première crise venue. Par contre, nous suivons Piketty dans la notion d'accumulation relative puisque la partie de la valeur économique produite qui est accumulée sous forme de rente n'est pas réalisée, n'est pas dépensée de la même manière que la partie de la valeur consacrée aux salaires.

L'importance relative des salaires et de la rente est déterminante pour évaluer son impact en terme d'inflation salariale et d'effondrement. Plus la partie consacrée à la rente est élevée, plus le système est en crise permanente et est sujet à l'inflation salariale ; à l'inverse, si l'on attribue la valeur ajoutée aux salaires, la production de valeur économique est durable et n'est pas sujette à l'inflation salariale.
Nous avons désigné l'accumulation au moyen de la lettre grecque epsilon.


Arrivés à ce stade, armés de la conviction que seuls les salaires créent la valeur économique, que la valeur économique est autre chose que la valeur d'usage créée par la travail concret, nous pouvons aborder une lecture critique de Picketty. Dans son livre à succès Le capital au 21e siècle l'économiste français développe la notion de σ9, de rapport entre le capital patrimonial et la production de valeur ajoutée par unité de temps. Ce σ n'a de sens que dans un cadre de temps prédéfini – par exemple, l'année pour prendre l'unité de mesure temporelle du PIB. L'arbitraire de la mesure temporelle n'est pas très important dans la mesure où la comparaison des tendances longues se fait sur les mêmes bases temporelles. Le rapport σ isolé ne veut rien dire mais l'évolution de ce rapport dans le temps, en fonction de l'évolution de la conjoncture économique est, elle, très significative. C'est bien le sens de la démarche adoptée par Piketty. Par contre, ce σ rapporte un stock (le patrimoine) à un flux (la production de valeur ajoutée annuelle), ce qui peut poser quelques problèmes. La valeur du stock se construit par accumulation – ce que nous avons défini en


(4.6) comme






Nous avons déterminé que ce patrimoine n'avait de valeur que dans la mesure où il pouvait être gagé sur le travail abstrait lié à un travail concret, que dans la mesure où cet argent, ce capital, ces avoirs de toute nature pouvaient servir à acquérir des biens et des services produits par un travail concret et rémunérés à hauteur du travail abstrait, des salaires qu'il concentre. Cette accumulation définit, comme nous l'avons vu, une fonction exponentielle avec le temps. Nous sommes arrivés à un stade où le σ vaut plusieurs dizaines de fois la valeur économique créée annuellement par le travail abstrait. Pour le dire autrement, si les propriétaires de capitaux sous quelque forme que ce soit se fatiguaient de leurs titres de propriété et voulaient s'offrir des biens et des services, s'ils voulaient réaliser leur capital, il faudrait, pour ce faire, mobiliser l'intégralité de la machine économique pendant des dizaines d'années. On imagine facilement que ce cas d'école – qui s'est déjà produit à une échelle locale – générerait une inflation monstrueuse ou un boom économique s'il était étendu dans le temps.



La valeur attribuée au patrimoine est effective au niveau de l'individu, de l'acteur individuel mais en termes macro-économiques, elle n'a pas de sens. Si tous les propriétaires immobiliers français vendaient leur bien en même temps, le prix du mètre carré à Montmartre s'effondrerait et ce σ s'effondrerait avec lui. C'est dire que la valeur du patrimoine n'existe que dans la mesure où elle ne se réalise pas massivement, elle n'existe que dans la mesure où les acteurs qui la réalisent demeurent minoritaires, isolés et que cette réalisation partielle peut être gagée sur une production abstraite et concrète. À partir du moment où l'accumulation elle-même détruit l'outil économique, la valeur patrimoniale ne permet plus d'acquérir des biens et des services – ils ne sont plus produits – et devient absurde.



Par contre, il est intéressant d'examiner l'évolution de l'accumulation, l'évolution du patrimoine dans le temps. Si le patrimoine s'accumule de manière exponentielle, comme la production réelle sur laquelle la valeur patrimoniale est gagée n'augmente pas de cette façon – au mieux, elle augmente de manière linéaire – il y a un moment où le patrimoine est destiné à disparaître en tant que valeur économique.



Définissons donc la fonction σ du patrimoine et examinons sa dérivée dans le temps en fonction de la fonction d'accumulation que nous avons défini plus haut :



(4.7)




si cette fonction est exponentielle à un moment donné, sa dérivée – la dérivée seconde de σ10 – sera strictement positive à ce moment, si est linéaire, la dérivée sera nulle et, si est de type logarithmique, la dérivée seconde sera négative.



Nous sommes passés cependant de la fonction σ à la fonction ε en la multipliant par le facteur k. Ce facteur k correspond au rapport entre le stock de capital à un moment donné et le flux sur l'unité de temps considérée. Les dérivées dans le temps de ces fonctions sont semblables, elles ont la même allure mais il y a une différence fondamentale entre les deux (et c'est pourquoi nous nous en tiendrons à notre fonction ε) : l'ε est liée au flux de valeur économique alors que le σ est lui lié au stock de valeur économique. Le facteur k lui-même est sujet à variation en fonction des cycles économiques, de la vitesse de réalisation du patrimoine accumulé mais, dans la mesure où on considère un laps de temps court, sans variation significative de la vitesse de réalisation du patrimoine, ce facteur peut être considéré comme une constante.



Nous avons défini ε, la fonction d'accumulation, comme la différence entre la valeur ajoutée et la réalisation de (2.8) VA= ρ+ε, il vient que ε=VA-ρ. Nous avons vu que cette valeur ε était d'autant moins élevée que la proportion des salaires était importante dans la valeur ajoutée, nous avons vu que la productivité de l'économie en tant que production de valeur économique était d'autant plus élevée que la valeur de la fonction d'accumulation était basse, c'est-à-dire que la part des salaires – et, notamment, des bas salaires – était importante dans le PIB.



Mais nous avons veillé à convertir l'épargne comparée au stock patrimonial en épargne comparée au flux de production de valeur. Le soin que nous avons mis à cette conversion s'explique aisément. Comme le patrimoine n'est réalisable que parce qu'il n'est pas réalisé comme nous l'avons dit plus haut, il ne nous a pas semblé pertinent de l'intégrer comme élément de réflexion. Par contre, comparer un flux de valeur économique – lié de manière indirecte, comme nous le verrons plus loin, au flux de valeur d'usage, à la production concrète de biens et de services – à une épargne nous a semblé plus pertinent. De ce fait, l'épargne est rapportée au flux de production de valeur et non au stock. L'épargne étant gagée in fine sur la production de biens et de services concrets, il fallait qu'elle fût lié à ce qui était lié par ailleurs à cette production de biens et de service. En examinant le rapport entre un flux de production de valeur d’échange et une accumulation de valeur d’échange, c’est-à-dire un flux aussi, nous nous détachons de l'embarrassant solipsisme de la valeur patrimoniale et sommes sûrs de comparer des choses comparables. Nous ne comparons donc plus un flux et un stock mais un flux et un autre flux.



En effet, que les châteaux de la Loire doublent de valeur ou qu'ils perdent la moitié de leur valeur comptable, que le Palais impérial au Japon double de valeur ou qu'il perde la moitié de sa valeur comptable ne modifie en rien en soi le comportement de l'épargne, de l'accumulation, des salaires dans le PIB ou de la durabilité de l'économie. En considérant la valeur capitalistique, comptable des biens et des services, on fait trop grand cas de l'effet économique de la spéculation. La spéculation a de l'effet en tant qu'épargne, en tant que capital qui se rémunère par une ponction contre-productive sur la valeur ajoutée mais, en soi, elle ne modifie pas le fonctionnement de l'économie. L'exemple des palais et des châteaux n'est pas tout à fait innocent : il s'agit typiquement de biens qui ne seront jamais vendus. Et, s'ils devaient l'être un jour, nous aurions vraisemblablement changé de régime politique et économique.



L'aspect virtuel – et économiquement peu pertinent, si ce n'est du point de vue du parasitisme – de la valeur économique patrimoniale éclaire d'un jour nouveau la question de la destruction cyclique de valeur économique pendant les crises économiques. Les châteaux ne disparaissent pas, ni les yachts, ni les montagnes : ce qui disparaît pendant les crises, c'est la valorisation économique de ces choses. Il n'y a plus de demande, les salaires sont anémiés, l'outil industriel tourne au ralenti, le chômage s'étend – la valeur de quartiers entiers, d'usines disparaît avec la surproduction.

La valeur du capital

Les avoirs immobiliers peuvent fluctuer en valeur en fonction des crises ou du contexte économique. De la même façon, les avoirs mobiliers – les créances, les titres, les assurances, les produits dérivés ou les actions – peuvent changer de valeur en fonction de la conjoncture économique.

La politique de la dette peut favoriser les détenteurs de biens mobiliers, la valeur des créances, des titres et de l'argent ou, inversement, elle peut favoriser le dynamisme économique au détriment de la valeur de l'argent.

On ne confondra pas l'argent et le capital. L'argent est ce qui atteste le capital, il en est la contre-partie, l'expression. Le capital prend d'autres formes que l'argent, il peut s'incarner en marchandises, en outils de production, en patentes ou en biens mobiliers et immobiliers. L'argent est une forme transitoire du capital mais le capital peut prendre d'autres formes.

La politique de la dette peut favoriser les détenteurs de capital mobiliers, la valeur des créances, des titres ou de l'argent ou, inversement, elle peut favoriser le dynamisme économique au détriment de la valeur du capital ou de l'argent. Les politiques ordo-libérales européennes, inspirées par le traumatisme mal compris de l'inflation outre-Rhin, sont rivées sur des indices comme le NAIRU, le taux optimal de chômage qui évite l'inflation. Ces politiques s'inscrivent dans une option monétariste alors que des politiques économiques inspirées de Keynes recommandent d'euthanasier les rentiers, de diminuer la valeur de l'argent pour favoriser la valeur de l'activité économique.

L'avantage du keynésianisme, c'est qu'il diminue l'accumulation capitaliste, l'inconvénient, c'est qu'il ne résout pas la baisse tendancielle du taux de profit. Il ne résout pas les contradictions du capitalisme mais il permet de tenir des cycles longs de croissance. Par contre, l'ordo-libéralisme augmente l'accumulation capitalistique et, avec elle, la paralysie de l'économie. L'avantage de l'ordo-libéralisme – dans la mesure où on peut parler d'avantage s'agissant d'une politique économique qui plonge dans la misère des millions de personnes – c'est qu'il rend les contradictions capitalistiques insurmontables et force à penser le cadre.


Note 21. Le syndrome de Stockholm chez les endettés

Notes de lecture – Michael Hudson, The Stockholm syndrom in the Baltics, in The Contradictions of the austerity11.



Nous traduisons et résumons un article de Michael Hudson. Si nous ne partageons pas nécessairement le point de vue économique plutôt social-démocrate de l'auteur, nous devons admettre qu'il apporte par la rigueur de sa synthèse une belle pierre à l'édifice de notre raisonnement. Nous reprenons donc son article comme partie rapportée de notre propre raisonnement.



Il s'agit d'illustrer les politiques de rentiers à l’œuvre en Europe par un exemple extrême. Dans le choc post-soviétique, les électeurs étaient prêts à suivre les libéraux les moins communistes qui soit. Depuis 20 ans, on les distrait des enjeux économiques, des effets des politiques d'austérité, avec des problèmes ethniques - notamment autour de la minorité russe.



La Lettonie, petite république balte, a souffert de la contraction économique la plus importante suite à la crise financière de 2008. Les prêts inconsidérés des banques suédoises ont nourri une bulle immobilière. Cette bulle aurait dû exploser comme toutes les bulles. Par ailleurs, la dette publique lettone était libellée en euros, ce qui a posé les mêmes problèmes que ceux des économies du sud qui étaient endettés en dollars forts.



La Lettonie a sacrifié les intérêts économiques nationaux à ses créanciers. Elle a mené sans interruption une politique de diète néo-libérale depuis son indépendance en 1991. En 2008, face à la crise financière, elle a persisté dans l'austérité pour le travail et les sauvetages pour les banques. Pour restaurer la confiance de la Swedish Bank, la Lettonie a détruit l'emploi, le gouvernement, les salaires et les prestations du secteur public.



Le néologisme technocratique appelle cette politique d'austérité salariale la 'dévaluation interne' chère au consensus de Washington. En totale opposition aux intérêts nationaux, il s'est agi de privatiser les entreprises au profit d'une caste kleptocrate, d'ouvrir le pays aux marchandises occidentales. Il s'est agi de sabrer les dépenses publiques, de réduire les salaires afin de permettre aux créanciers étrangers d'acheter les propriétés les plus riches (les terres, les ressources naturelles et les infrastructures monopolistiques privatisées) et de payer les dettes en renforçant la dépendance aux secteurs financiers des nations industrielles.



Après 2008, les coupes dans les dépenses gouvernementales ont augmenté le chômage et diminué les salaires de la fonction publique de 30%, ce qui a diminué les importations alors que les exportations passaient de 42% du PIB en 2008 à 60% du PIB en 2012 alors que le déficit commercial passait de 26% du PIB à 2% et que la dette extérieure passait de 57% du PIB à 38%.



Après l'éclatement de la bulle immobilière et la crise de la construction, l'amortissement de la crise hypothécaire s'est fait sur le dos des dépenses sociales lettones. L'émigration accélérait alors que le chômage atteignait plus de 21% de la population en janvier 2010. Malgré l'augmentation de 6% du PIB en 2011-2012, le chômage dépasse encore les 10% et le PIB n'a pas retrouvé le niveau d'avant la crise. L'austérité a donc appauvri l'économie lettone mais a sauvé les banques étrangères.



La Lettonie demeure l'un des pays les plus pauvres, les plus dépendants d'Europe au terme de ces six années d'austérité. La Lettonie a sciemment entretenu un chômage élevé pour faire baisser les salaires, son économie en a été détruite et les inégalités ont explosé.



La démographie a marqué le pas. Les mariages et les naissances ont diminué suite à la crise. Quelques 14% de la population active, surtout de jeunes adultes, ont émigré ces dernières années en laissant une population âgée sur place.



L'éducation et la santé ont été sacrifiées par les budgets d'austérité, ce qui a accentué le problème démographique. Pour retourner la situation, il faudra a minima reconnaître que les salaires sont trop bas et que le chômage est trop élevé.



Trois choix se présentent:



- l'austérité salariale : la diminution des salaires pour conserver la valeur de l'argent et les rendements du capital.



- la dépréciation monétaire: impossible avec une dette à 90% libellée en monnaies étrangères. Elle aurait augmenté le prix des marchandises importées. Cela aurait fonctionné si la Lettonie avait d'abord converti sa dette en monnaie nationale.



- la détaxation du travail: la propriété est très faiblement taxée en Lettonie (moins de 1%). La Lettonie pratique la flat tax, la taxe à taux fixe, quel que soit le revenu, sur les salaires alors que le capital est taxé à 10%. Cette taxation très favorable à la rente a gonflé la bulle. Cette bulle a stimulé le secteur de la construction, ce qui a augmenté les salaires mais les politiques d'austérité ont mis un frein à ces augmentations. L'alternative aurait été de porter les fortes taxes lettones sur la propriété plutôt que sur les salaires. Cette option libérale classique aurait eu les faveurs des physiocrates, d'Adam Smith ou de John Stuart Mill qui recommandaient d'éviter les taxes sur le salaire. Cette option a également prévalu pendant l'ère réformatrice aux États-Unis ou pendant un siècle en Europe quand ces pays investissaient dans les infrastructures publiques, quand ils fournissaient des services de base à prix coûtant et réduisaient les coûts économiques. Mais, pendant les années 1980, les Chicago boys après avoir accompagné Pinochet ont combattu pour les intérêts des rentiers et des banquiers, pressant de privatiser les monopoles publics. L'impôt progressif a été remplacé par la flat tax qui pèse sur l'emploi et non sur la propriété. Les taxes sur la propriété immobilière ont été supprimées et le fardeau fiscal a été transféré sur les consommateurs et les travailleurs. Ceci a redistribué la richesse vers le haut. La question est de savoir pourquoi la Lettonie n'a pas suivi une politique classique de taxation de la propriété mais une politique néo-libérale favorable aux propriétaires.



En 1991, la Lettonie n'avait aucune dette, ni privée, ni publique. En vingt ans, les dettes ont explosé sans moderniser l'agriculture ou l'industrie mais en augmentant la valeur des biens immobiliers. Les républiques soviétiques avait recours au crédit d'État et n'avaient aucune expérience du crédit privé. La Lettonie et ses voisins baltiques se sont mis sous la coupe des banques scandinaves. Au lieu de créer un système bancaire domestique public ou privé pour prêter en devise nationale, les Lettons ont emprunté à l'étranger en monnaie étrangère pour avoir des taux d'intérêt moindres. Ceci a créé une dépendance envers l'étranger. Les Lettons étaient payés en lat et devaient rembourser leurs emprunts en euros. Si l'équilibre commercial letton venait à faiblir, le taux de change montait et augmentait le coût du crédit. Un principe de bonne politique pour éviter ce problème est d'avoir des dettes exclusivement en monnaie nationale.



Un second principe de bonne politique de crédit est d'allouer les crédits à des secteurs productifs alors que, en l'occurrence, seul le secteur immobilier improductif a bénéficié de ces crédits.





Le fait que le traité de Lisbonne interdise le recours à la monétisation, au financement de l'État par création monétaire empêche toute politique contra-cyclique de relance, de dépenses publiques pour favoriser l'emploi, les investissements ou les infrastructures.



La Lettonie est passé de liens pesant avec la Russie à une situation de protectorat européen. Mais, en Pologne, 60% des hypothèques étaient libellées en francs suisses. Le zloty a perdu la moitié de sa valeur face à cette monnaie. La Hongrie, les Balkans et l'Ukraine ont tous souffert de variante de cette histoire. Les banques européennes sont responsables de cette folie comme prêteuses et comme emprunteuses - toute les dettes de l'Europe de l'Est sont détenues par des banques autrichiennes, suédoises, grecques, italiennes et belges.



Ce n'est que maintenant que l'on commence à réagir dans les économies dévastées d'Europe centrale et des PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne - [en acronyme anglais]). Le premier ministre slovaque s'est opposé à des nouvelles coupes dans le budget public parce qu'elles aggraveraient le chômage. Il a "appelé à en finir avec les politiques d'austérité 'complètement contre-productives' et à donner la priorité à la croissance économique." Il a affirmé être à la tête de chefs de gouvernement opposés à l'austérité. "Nous avions un gouvernement conservateur en Slovaquie de 2010 à 2012. Ils avaient une flat tax, ils avaient un code du travail néo-libéral et le taux de chômage augmentait et la croissance économique diminuait".





Il faudrait à tout le moins tracer une ligne pour dire qu'un appauvrissement de la population active qui la force à quitter le pays n'est pas une guérison.



La politique néo-libérale prétend qu'il n'y a pas d'alternative au fait de payer ses dettes en imputant tous les coûts du crédit aux endettés. Les lettons ont été distraits de l'austérité par l'existence de grandes minorités russes et du ressentiment de décennies d'occupation soviétique. La majorité lettone a accepté le TINA (il n'y a pas d'alternative) thatchérien aussi longtemps que toutes les alternatives ont pu être liées à la Russie dans l'opinion publique.



De telles capacités à déplacer les enjeux électoraux non-économiques existent dans le sud de l'Europe ou en Irlande, ce glissement ethnique n'a pas pu être transplanté en Grèce ou dans d'autres pays, à l'exception des tentatives de l'extrême droite de stigmatiser les immigrants. Les électeurs grecs et italiens ont rejeté les politiques d'austérité imposées quand les banques européennes et les détenteurs de bon du trésor ont envoyé des "technocrates" pour agir comme des proconsuls.



Les électeurs baltes n'accepteront les politiques d'austérité que tant que l'attention politique électorale sera détournée de l'économique.



L'expérience lettone met en avant les coûts financiers évacués par la doctrine néo-libérale [NDT : nous reprenons les termes de l'article original, ce ne sont pas les nôtres]:



- les intérêts hypothécaires augmentent les prix des logements



- la déflation des dettes accapare les salaires, les profits et les impôts gouvernementaux pour payer les créanciers. Cet accaparement diminue les dépenses de biens et de services dans l'économie "réelle".



Le coût du secteur financier est tout simplement ignoré. L'économie du XXIe siècle a transformé le caractère de la compétition internationale. Jusqu'au XIXe siècle, la nourriture était la budget principal des travailleurs et elle était essentielle dans la valorisation du travail. La clé de la compétition internationale, c'était la technologie: réduction des prix de production par l'innovation et, notamment, remplacement de la force de travail par d'autres produits qui réduisaient la valorisation du travail. La force motrice de l'économie, c'était la consommation et la production. Mais, de manière constante ces deux derniers siècles, les prix ont intégré de plus en plus d'intérêts et autres charges financières. La clé de la compétition internationale, c'est l'organisation du système financier et le caractère institutionnel de sa politique fiscale et, dans le cas de monopoles d'infrastructures, l'investissement public et la régulation des prix.



A minima, il faudrait déplacer la charge fiscale du travail vers la propriété pour rendre le travail plus attractif dans ce pays en proie à l'émigration et la dénatalité.



La doxa monétariste européenne inscrite dans le traité de Lisbonne est un dévoiement de la théorie libérale classique, c'est la voie de la dépendance financière, de la dépendance commerciale, de l'asservissement par la dette. C'est un cas classique du syndrome de Stockholm envers les banquiers-preneurs d'otages, pas une voie d'indépendance.



Ce petit point explique d'ailleurs pourquoi les politiques dites d'austérité, les politiques monétaristes, favorables aux rentiers et aux spéculateurs ne peuvent pas fonctionner : en sapant les bases économiques, la production de valeur ajoutée par les salaires, l'austérité protège les actionnaires et les propriétaires immobiliers, met la machine économique sous la coupe d'une destruction brutale de valeur accumulée. Au final, plus personne ne peut se chauffer, nettoyer, ranger ou entretenir des propriétés immobilières devenues impayables. Juste après les misérables que leur système économique crée, les riches finissent eux aussi par mourir de faim, faute de soins, dans une ignorance totale des choses du monde et d'eux-mêmes ; ils meurent sur leur tas d'or, dans leur palais sans comprendre la nature-même de leur mort.

Proposition 33
L'accumulation permet des profits considérables mais condamne à terme la civilisation – riches et pauvres inclus.

1Sur cette question (et bien d'autres) nous nous référons à l'étude de l'accumulation de Rosa Luxemburg dans son Accumulation du capital. Nos références : R. Luxemburg, The Acccumulation of Capital, Routledge, 2003. Ou, pour la version électronique en français, <http://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/>. Luxemburg étudie l'accumulation à la fois dans sa logique économique et dans ses conséquences en termes de superstructures sociales et politiques. Elle soulève le problème de la réalisation de l'épargne que nous avons développé à notre façon dans le chapitre 3. On citera pour mémoire dans la neuvième partie du premier chapitre de la version électronique sus-citée :
C'est par conséquent la façon même de poser le problème qui a été dès le commencement mauvaise chez Marx. Ce qui importe, ce n'est pas de demander : d'où vient l'argent pour réaliser la plus-value ? mais : d'où vient la demande ? Où est le besoin solvable pour la plus-value ? Si la question avait été ainsi posée dès le début, il n'eût pas fallu tant de longs détours pour montrer clairement comment on pouvait la résoudre ou comment on ne pouvait pas la résoudre. Dans l'hypothèse de la reproduction simple, la chose est tout à fait simple : étant donné que toute la plus-value est consommée par les capitalistes, qu'ils sont ainsi eux-mêmes les acheteurs, la demande pour la plus-value sociale dans sa totalité, ils doivent par conséquent aussi avoir en poche l'argent nécessaire pour la circulation de la plus-value. Mais de ce même fait découle avec évidence ceci : c'est que, dans les conditions de l'accumulation, c'est-à-dire de la capitalisation d'une partie de la plus-value, la classe capitaliste elle-même ne peut pas acheter, réaliser toute sa plus-value. Il est exact qu'il faut réunir la quantité d'argent nécessaire pour réaliser la plus-value capitaliste, si, d'une façon générale, elle doit être réalisée. Mais cet argent ne peut absolument pas provenir de la poche des capitalistes eux-mêmes. Ils sont tout au contraire, d'après l'hypothèse même de l'accumulation, non acheteurs de leur plus-value, même si - théoriquement - ils ont suffisamment d'argent en poche pour cela. Qui donc peut représenter la demande pour les marchandises où se trouve contenue la plus-value capitaliste ?
3Sur ce sujet, voir par exemple cet excellent blogue de Matthieu Auzanneau <http://petrole.blog.lemonde.fr/>.
4En Angleterre, au XVIIIe, les forêts domaniales sont brutalement devenues l'apanage de leurs propriétaires. Le Black Act de 1723 criminalise le glanage, la récolte de bois mort et la chasse dans les bois des nobles. Cette loi approfondit la notion de propriété, ce qui ira jusqu'à prononcer la peine de mort pour les braconniers.
Cette acception, cette sacralisation de la propriété privée n'allait pas du tout de soi, elle privait les manants de ressources, de moyens de survie disponibles et les condamnait à la misère dans un pays de forêts giboyeuses (voir E.P. Thompson, La Guerre des forêts, La Découverte, 2014).
5Voir Jean Neuville, Naissance et croissance du syndicalisme, Tome 1, L'Origine des premiers syndicats, Vie Ouvrière, 1979.
6Voir B. Friot, Émanciper le travail, p. 10, op. cit. :
Faire société, ça n'est pas seulement organiser la production de biens et de services nécessaires à la vie commune, ce qu'en langage technique on désignera par l'expression « production de valeur d'usage ». C'est aussi affronter la violence dans laquelle cette production s'opère, une violence qui s'exprime dans la valeur économique.
7Voir B. Friot, L'Enjeu du salaire, op. cit.
8A. Smith dans sa Recherche sur la nature et sur les causes de la richesse des nations, Economica, 2000, insistait sur les gains d'efficacité économique, sur l'augmentation de prospérité générale que permettait la division du travail. C'est certainement exact mais le prix de la division du travail est ce que nous nommons sa prolétarisation, c'est le fait que la tâche effectuée dans le cadre du travail devient abêtissante, répétitive et tue l'intelligence et l'énergie vitale du travailleur plutôt que de les cultiver.
9T. Piketty, Le capital au 21e siècle, Seuil, 2013.
10La dérivée seconde donne la tendance à terme de l'évolution. Si la courbe décrite par la fonction est convexe, si l'augmentation de la valeur de la fonction est elle-même en augmentation ou si la diminution de la valeur de cette fonction est elle-même en diminution, la dérivée seconde sera positive et, inversement, si la fonction est concave, c'est-à-dire si son augmentation diminue ou si sa diminution augmente, la dérivée seconde sera négative.