Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

Fichier PDF ici

À nos amis,
à ceux qui ont trouvé
à ceux qui cherchent encore

VI le procès de production


Cet article est disponible en pdf ici

 Le surtravail


Avant d'entrer dans le vif du sujet, il nous faut expliquer une notion marxiste qui nous servira tout au long de notre raisonnement, le surtravail. Cette notion marxiste est à la fois l'une des plus simples – tous les travailleurs la ressentent de manière intuitive – et l'une des plus complexes quand il s'agit de la quantifier.

Tout d'abord, précisons que le taux de profit de à l'investisseur n'est pas la même chose que le surtravail. Le taux de profit, c'est le retour sur investissement. C'est le gain divisé par l'investissement initial sous toutes ses formes (il s'agit du point de vue de l'investisseur), qu'il s'agisse de salaires (V, capital variable) ou de capital fixe (C). Si un actionnaire achète pour 100€ d'actions, son taux de profit sera calculé en fonction de cette somme de départ. Si les actions lui rapportent 10€ au bout d'une année, le taux de profit sera la somme investie divisée par le profit : 100€/10€ soit 10 %. Du point de vue de l'actionnaire, il est indifférent que cette somme de 100€ ait été consacrée à des salaires ou à l'achat de machine. Ceci explique pourquoi les investisseurs ne boudent pas les pays à salaires élevés.

Nous avons :

(6.1)

Mais, comme le faisait remarquer Marx, le profit n'est pas créé par le capital. L'épargne dans une boîte à chaussure ne fait pas de petits. C'est le travail qui crée le plus-value et … lui seul. Nous avons nuancé cette thèse en distinguant la valeur économique créée par les seuls salaires finalement – cette valeur économique est parasitée par la rente – et la valeur d'usage créée par le travail concret – qu'il soit rémunéré, qu'il soit sous contrat, sous emploi, ou non. En nous concentrant sur le travail abstrait, sur la création de valeur ajoutée par le salaire, nous observons que le profit et les investissements sont extorqués lors du processus de création de valeur économique du salaire, le profit en tant que parasitage économique et l'investissement en tant qu'accaparement. Nous définirons la partie de la valeur créée par le travail abstrait extorquée par l'investisseur comme le surtravail.

Par exemple, imaginons un le travail abstrait qui produit sur une période donnée une valeur ajoutée de 100. Sur ces 100, 25 vont aux dividendes, 25 aux investissements, propriétés de l'employeur, et 50 aux salaires individuels et socialisés. Le surtravail s'élève à 50, le taux de surtravail s'élève à 50/50, soit 100 %.

L'extorsion concerne aussi bien les profits, les dividendes que la partie du capital qui est réinvestie au nom du propriétaire-extorqueur (C). Le taux de surtravail se calcule en divisant le surtravail absolu (les profits et la partie réinvestie du capital réinvestie) par la partie de la valeur ajoutée dévolue aux salaires (V), inclus les salaires socialisés par l'impôt ou par les cotisations sociales.

(6.2)

On notera en passant que le surtravail, c'est l'addition du taux d'exploitation (Profit/V) et de la composition organique du capital (C/V). Pour donner un exemple concret de différence entre surtravail et le taux de profit, prenons l'automobile. L'investisseur investit 100€ et en retire 15€ de dividendes, par exemple. Le taux de profit est tout simplement de 15 %. Mais ces 15% de taux de profit ont été généré par les seuls salaires (V). Les salaires ont également généré la valeur de C, des investissements dans le capital fixe, dont les salariés sont volés comme propriétaires d'usage légitimes. Dans le secteur automobile, les salaires valent (typiquement) 15 % du chiffre d'affaire, les investissements 15 % et, nous l'avons dit, les profits 15 %. Nous avons donc, en remplaçant les différentes valeurs dans (6.2), un surtravail de 30/15, soit 200 %.

Quelle que soit l'exactitude des chiffres utilisés dans notre exemple, nous avons, dans ce cas d'école, un taux de profit de 15 % et un surtravail de 200% pour une même entreprise, un même investissement, une même production de valeur économique et une même production de valeur d'usage, un même travail concret. L'investisseur voit un profit de 15 % et le travailleur travaille deux heures pour son investisseur quand il travaille une heure pour lui : sur son temps de travail, il preste 100 pour lui quand il preste 200 pour son patron. Sur une journée de travail de neuf heures, il travaille trois heures pour lui et six heures pour son patron. Ce rapport, pour complexe qu'il semble, correspond bien à la connaissance intuitive du travailleur de son temps de travail. Ce taux de surtravail délirant (mais très réaliste) explique pourquoi les pays à hauts salaires ne sont pas nécessairement des pays qui font fuir les investisseurs, ceci explique pourquoi le taux de chômage est quatre fois moins élevé aux Pays-Bas qu'en Espagne alors que le salaire minimum y vaut plus du double : l'investisseur ne regarde pas les salaires mais les retours sur investissement alors que la vulgate libérale persiste à prétendre qu'il importe de « baisser les coûts du travail » pour attirer les investisseurs et augmenter l'emploi.

Proposition 51
Le surtravail est la quantité de travail prestée au bénéfice du propriétaire lucratif.
Proposition 52
Le taux de profit est la quantité de profit divisée par l'investissement en capital.
Proposition 53
C'est le taux de profit qui attire les investisseurs et non la faiblesse des salaires.


La différence entre ces deux taux, entre le taux de profit et le surtravail, s'explique parce que, pour l'investisseur, le C, l'investissement dans le capital fixe n'est pas un bénéfice alors que, pour le travailleur, l'accumulation des investissements dans les outils de production, dans les machines se finance par son travail. La propriété lucrative tranche entre ces deux points de vue : pour continuer dans l'exemple de l'automobile, si les ouvriers cessent de travailler, l'usine appartient aux actionnaires, pas aux ouvriers. Si les ouvriers souhaitent prendre une orientation productive (une augmentation de salaire ou une journée de travail de 6 heures, par exemple) et les actionnaires une autre (une diminution de salaire et une augmentation des cadences), ce sont les actionnaires qui sont juridiquement habilités à prendre la décision – ce qui contraint les ouvriers à faire valoir leur point de vue par la grève, par un rapport de force dont ils ne bénéficient pas autrement, ni de jure, ni de facto.

Note 30. Le surtravail dans la restauration aux États-Unis

La NRA, la National Restaurant Association a bloqué l'augmentation des salaires minimaux dans vingt-sept états sur vingt-neuf. À New-York ou dans le Connecticut, les salaires minimaux ont été amputés des pourboires, ce qui a réduit à rien leur augmentation. Cette association a également bloqué l'adoption des congés payés dans plusieurs états1.



La NRA est très conservatrice, elle bloque les réformes de la santé, les salaires moyens dans la restauration rapide sont de ... 8,74 dollars l'heure (à la cuiller, six euros)2, que ce secteur compte plus de douze millions de travailleurs aux États-Unis pour plus de 600 milliards de profits (à peu près 500 milliards d'euros).



Par rapport à ces chiffres, si nous divisons les profits du secteur par le nombre d'employés, nous obtenons une moyenne de 50.000 dollars extorqués chaque année à chaque producteur de la restauration. En comptant quarante heures de travail hebdomadaire pendant cinquante semaines par an, on arrive au salaire annuel moyen de 17.480$.



Le rapport entre les deux chiffres (profit et salaire) constitue ce que Marx appelle le surtravail, soit, 2,86.



Ce chiffre signifie que le taux de surtravail moyen est de 286%, ou encore que, pour chaque heure travaillée pour lui, un travailleur de la restauration aux USA travaille en moyenne près de deux heures et cinquante-deux minutes (2,86 heures) pour son patron. Sur une journée de huit heures, le producteur commence à travailler pour lui après plus de 5h50 de travail pour le propriétaire. En commençant à 8h du matin, avec une heure de table, en terminant sa journée de travail à 17h, le barman commence à travailler pour lui vers 14h50 (ou vers le 20 septembre en annualisant l'image).



A la fin du XIXe, Marx évaluait le surtravail à 100% (et intégrait les investissements dans les profits). A cette époque, avec ce taux de surtravail, les producteurs travaillaient pour eux à partir de ... 12h (ou vers le premier juillet en annualisant l'image).




La consommation comme production

Nous avons vu que la réalisation du capital produit antérieurement, de la valeur économique entassée, était déterminante pour la production présente de capital. Une marchandise, pour se convertir en valeur économique, en capital, doit être vendue, c'est-à-dire qu'un capital antérieur doit être converti (« réalisé » en termes techniques) par échange en cette marchandise. Pour pouvoir prétendre vendre quoi que ce soit – M. de Lapalisse ne me contredirait pas – il faut que quelqu'un achète ou, pour utiliser la terminologie technique, réalise son capital. Nous avons vu que la partie de la valeur ajoutée dévolue aux salaires était pour ainsi dire intégralement réalisée alors que la partie dévolue à la rente, à la rémunération de la propriété s'accumulait.

Pour les propriétaires d'une entreprise, il s'agit de vendre tous les produits de l'entreprise. Il faut que le cycle marxien A-M-M'-A' soit complet. L'argent initial est investi dans des marchandises (du salaire-marchandises, des consommations intermédiaires et des outils de production) et est reconverti ensuite en argent, en capital par la vente de la marchandise produite. La plus-value est créée par le travail – et nous avons prouvé que c'était le salaire qui créait cette valeur économique, quelle qu'en soit la forme – et, à l'occasion de cette création, le capital parasite le processus pour nourrir l'accumulation, sous forme d'investissements et, de manière plus problématique, sous forme de rémunération du capital, rémunération sujette à une accumulation mortelle pour l'économie.

Il importe en tout cas que les consommateurs convertissent l'intégralité de leurs revenus en dépenses de consommation. Pour ce faire, les entreprises développent des machines à pousser à consommer. Ces machines, ce sont les modes, les événements-grands messes de la consommation, la publicité, etc. Elles maintiennent la pression sur les consommateurs par la manipulation de leurs désirs et de leurs envies. Comme le dit Edward Barneys, Nous sommes pour une large part gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées3. L'organisation de la production par la consommation de masse et l'organisation de la consommation par la manipulation des désirs allaient ouvrir la voie à l'émergence d'une société, d'individus post-sociaux.

Proposition 54
Pour amener les consommateurs à consommer un maximum, les propriétaires doivent manipuler leurs désirs au moyen de la publicité.


Le mal nécessaire du besoin


L'économie de production et d'accumulation est donc intrinsèquement liée à la manipulation des désirs, à l'économie du besoin. Cela correspond à la connaissance intuitive qu'on peut avoir de la chose : toute valorisation étant question d'attachement, de désir d'appropriation ou d'usage de la chose, il était normal que la production revînt à son chiffre premier, à ce qui en fait le moteur.

Mais tout n'est pas désir, tout n'est pas consommation hédoniste, tout ne se réduit pas à ce que Lordon qualifie de passions tristes, de passions contraires à l'élan vital, au conatus de l'individu4. Non, tout n'est pas désir.

L'aiguillon de la nécessité joue aussi à plein. Et, parmi les besoins les plus impérieux, il y a les besoins vitaux, l'alimentation ou le logement mais aussi la qualité de vie, l'air, la possibilité d'insertion et d'échanges sociaux. Ces niveaux très différents affectent le corps lui-même, la psyché et son besoin d'interaction, d'insertion sociale, de vie intellectuelle et spirituelle, d'affection, de toucher et de légitimité, le narcissisme et son besoin de reconnaissance. Les besoins ne sont pas nécessairement matériels mais l'aiguillon du besoin se fait ressentir dans le seul domaine des revenus : toutes les interactions humaines et tous les fruits du travail humain et des ressources naturelles ont été monétisés. Un être humain n'a plus d'accès à la terre sans condition (il faut qu'il soit riche ou qu'il s'endette), un être humain n'a plus accès à la nourriture, à la chasse, à la pêche sans condition, sous peine d'ostracisation sociale, les êtres humains n'ont plus d'accès inconditionnel à un logement, ils n'ont plus le droit de se construire un logement comme ils veulent et où ils veulent. Le mouvement, ce mouvement que l'on pourrait assimiler à ce que Polanyi appelait les enclosures, s'étend aux domaines les plus improbables du génie, de la créativité humaine et de l'abondance de la nature. Le copyright monétise l'accès aux idées, aux innovations, les patentes sur le vivant transforment les codes génétiques en marchandises à profit, etc.

Le mouvement de mise sur le marché et d'enclosure dans la propriété lucrative de toute chose, de toute ressource a finalement touché ce qui fonde la prospérité (et la valeur économique) : le temps humain. Ce temps est organisé en marché. À l'instar de n'importe quelle marchandise, le temps humain se négocie, se vend, son cours monte ou dégringole selon la conjoncture. Le temps humain, c'est d'abord le temps du travail, temps minuté, organisé dans le moindre geste pour être efficace – et tant pis pour les maladies professionnelles, tant pis pour le sens du travail quand il se fait productif, répétitif, rapide.

Le temps humain, c'est aussi le temps de travail, la quantification temporelle du travail humain à l'origine de tous les salaires et, partant, de toute la valeur ajoutée. Les salaires au temps peuvent être liée à la vente du temps comme force de travail – il s'agit alors de la forme la plus brutale de l'exploitation capitaliste du temps humain, à la qualification du poste de travail et, en fonction de cette qualification, de la rémunération du travailleur au temps de travail lié au poste – c'est le contrat de travail typique du privé. Les salaires peuvent être détachés du temps humain vendu quand c'est le travailleur en tant que travailleur qui est qualifié et non le poste ou la force de travail. À ce moment-là, le temps humain demeure le référent de la création de valeur ajoutée en tant que fondement du salaire attaché à la qualification du travailleur, mais c'est un temps de vie et non un temps vendu sur le marché de l'emploi. Le temps de vie de l'humain considéré, fonctionnaire, retraité ou chômeur, vacancier ou parent est ce qui fonde le salaire et ce n'est plus le temps de prestation de travail concret ou la nature, la productivité de ce travail concret qui donne la valeur au salaire. Ceci nous permet de voir que la généralisation du déjà-là chère à Friot, la généralisation du salaire comme rémunération du temps de vie humain (en fonction de la qualification personnelle dans sa version mais nous ne nous limiterons pas à ce cadre), peut très bien créer à elle seule l'intégralité du PIB. On évite dans ce cas-là l'accumulation sur le temps long à condition que la propriété lucrative et la rente cessent d'être rémunérées et qu'il n'y ait pas de salaires excessifs, de salaires qui ne puissent être intégralement dépensés en dépenses courantes ou en dépenses d’équipement exceptionnelles sur le temps long.

Enfin, le temps humain, c'est aussi le temps hors du travail, le loisir ou le sommeil, et, là aussi, l'industrie du divertissement, les masse-médias introduisent le temps compté, le temps mesuré, le temps à la seconde dans tous ces secteurs. Ce sont les queues pour les attractions, les programmes télévisés à heures fixes, les saisons, celles des feuilletons, celles des événements commerciaux, celles de l'agenda des compétitions sportives internationales.

Ce temps hors travail sert à vendre les productions industrielles, il sert à capitaliser les marchandises et, à ce titre, la marchandisation du temps de loisir est intrinsèquement liée à la production capitaliste. De la même façon que l'échange marchand définissait un individu sans qualité, interchangeable, sans propriété, un individu sans lien avec l'autre, le loisir marchand construit un individu sans lien avec ses affects, sans plaisir avec lui-même, embarrassé, handicapé du temps, celui qu'il a en propre et celui qu'il partage avec autrui. Cet aspect de la marchandise existe tant que le lucre et la plus-value organisent la production de valeur économique. Le loisir dans l'économie de la consommation menace pourtant la pérennité du système de la même façon que l'accumulation menace la pérennité de la production : quand la force libidinale du consommateur est à ce point comptabilisée, gérée, utilisée, elle tend à devenir dysfonctionnelle et, avec une énergie de vie dysfonctionnelle, c'est un consommateur sans envie de vivre, sans envie, donc, de se battre, de gagner, de réussir ou de briller qui émerge. Il y a une lutte au sein des propriétaires entre d'une part les industries qui vivent de la maladie, les firmes pharmaceutiques, les géants du loisir et, d'autres part, les industries qui vivent de la foi en l'avenir, pour le meilleur ou pour le pire, telles la construction, l'enseignement, les infrastructures de transport, etc.

L'accumulation accapare les ressources concrètes


Nous avons vu que le travail abstrait repose dans une certaine mesure sur le travail concret. La production de valeur économique n'est pas nécessairement liée à la production de valeur d'usage, au travail concret (que l'on songe aux bénévoles qui travaillent et n'ont pas de salaire ou que l'on songe au salaire statutaire, lié au temps de vie, au travail concret mais non conditionné directement au travail concret). La valeur économique, le PIB est créée finalement par les seuls salaires, par le seul travail abstrait. La valeur concrète, la valeur d'usage, est créée par le travail concret, aussi bien dans l'emploi que hors emploi – nous avons d'ailleurs vu que, globalement, c'est le travail hors emploi qui permet le travail dans l'emploi et non l'inverse.

La production de valeur économique par le système de la propriété lucrative accapare les ressources au moyen de formes plus ou moins sophistiquées d'enclosure, d'appropriation privée des ressources communes. En partant de ce constat, nous nous retrouvons devant deux questions :

- est-ce que la production de valeur économique est nécessairement une appropriation des ressources communes ?
- est-ce que le travail concret producteur de prospérité, de richesse concrète est nécessairement une appropriation des ressources communes ?

Et, dans la négative, nous devrons voir comment trouver une forme concrète et une forme abstraite au travail qui évitent l'épuisement des ressources et l'effondrement de l'économie concrète et de la civilisation.

La production économique de valeur et l'appropriation des ressources


Nous l'avons dit, Harribey5 avait déjà vu que les impôts fonctionnaient comme un ajout de valeur économique et non comme une ponction. La mise en concurrence des marchandises à prix soumises à des impôts oblige les compétiteurs à intégrer l'impôt dans leur calcul de prix. Tous l'intègrent et l'impôt se retrouve donc dans tous les prix. Les prix ont donc été au final augmentés de la valeur des impôts. De même, les cotisations sociales fonctionnent de cette façon : elles sont intégrées dans tous les prix6. Nous avons vu que, de manière encore plus générale, les salaires constituaient l'essentiel des prix, qu'ils créaient la valeur économique et que le processus salarial de création de valeur économique était parasité par la rente.

Le parasitisme de la rente n’est pas seulement un problème de pouvoir d’achat. Ce parasitisme détermine surtout la nature et l'organisation de la production concrète. Or, c'est cette nature et cette organisation de la production concrète qui sont en jeu quand il s'agit d'évaluer le rapport entre l'économie abstraite et les ressources. Une création de valeur économique salariale n'implique pas nécessairement le pillage des ressources puisque ce n'est pas le fonctionnement abstrait qui est en cause ici mais bien le fonctionnement concret de l'économie.

Pour prendre un cas d'école aussi simple qu'impossible, on peut imaginer un PIB qui triple avec des salaires qui triplent sans que la production concrète soit en rien affectée. Les gens gagnent et dépensent davantage de salaire pour acheter des marchandises dont le prix augmente puisque les salaires qu'il reconnaît augmente. Ce faisant, les prix augmentant et les salaires augmentant en proportion, on se retrouve avec les mêmes pratiques économiques concrètes. Pour prendre un autre exemple, un tout petit peu moins irréel, on a pu constater que, entre les années 60 où un revenu suffisait à faire vivre un ménage de la classe moyenne et les années 2010 où il en fallait deux pour un résultat comparable en terme de train de vie, de standing ou de confort, on peut dire que l'équivalent social des salaires a été divisé par deux : il faut deux fois plus de salaires pour un même niveau de vie relatif. Pour autant, ces cinquante dernières années, alors que l'importance du salaire décroissait, l'économie réelle mettait davantage à contribution les ressources naturelles, les ressources humaines ; on forait des puits de pétrole en haute mer, on mettait au point le lean, le management par la haine et d'autres techniques managériale nuisibles à l'humain. Le salaire lui-même n'est donc pas nécessairement lié à la dégradation, au pillage des ressources alors que le PIB, la valeur économique produite vient finalement toujours des salaires. C'est dire que la valeur abstraite, la valeur salariale ne dégrade pas nécessairement les ressources, elle peut les dégrader mais on peut imaginer une création de valeur économique qui ne mette pas en danger les ressources humaines et naturelles de l'économie concrète.

La production économique concrète et l'appropriation des ressources


Si l'on considère l'économie concrète, les pratiques du travail concret, on arrive aux mêmes conclusions. Il est possible d'avoir des pratiques de travail concret qui détruisent la nature et l'humain – nous en avons l'exemple multiplié à l'envi tous les jours, dans le chapelet des catastrophes industrielles – mais on peut également souligner des pratiques de production concrète qui n'abîment ni l'humain ni la nature. Que l'on songe aux pratiques agricoles de permaculture qui enrichissent l'humus, que l'on songe aux coopératives, aux SEL7, aux monnaies locales … il ne s'agit pas d'idéaliser telle ou telle pratique de l'économie concrète mais il s'agit de voir que le travail concret et, avec lui, la production économique concrète (nous ne parlons pas de l'abstrait, de la violence sociale mais du nous parlons bien du concret, de la relation d'humanisation de la nature). On peut avoir une production agricole sans dol pour la nature. Pour l'humain, c'est plus rare du fait des conditions concurrentielles particulières du secteur. On peut avoir une production d'atelier, d'usine en coopératives, comme dans certaines entreprises réappropriées en Argentine, qui respecte les rythmes et le besoin de codécision des travailleurs. Indépendamment de ces heureuses expériences intéressantes, il y a aussi des travailleurs dans l'emploi qui aiment leur travail, s'y épanouissent, trouvent un réel plaisir technique et humain à l'accomplir – ces choses existent. Pour être complet, il faut aussi mentionner le travail concret hors emploi presté par les pensionnés, par les fonctionnaires statutaires ou par les chômeurs (garde d'enfant, entretien du bâti, travail de socialisation, formation, etc.). Il y a là une production concrète considérable. Cette production respecte nécessairement l'humain qui en est l'auteur puisqu'elle se fait sur base volontaire – en mettant de côté les éventuels cas de manipulations psychiques hors propos dans notre réflexion. Elle est nécessairement plus respectueuse des ressources naturelles puisqu'elle s'opère indépendamment de la pression de la concurrence, de l'impératif de productivité. Cette production concrète ne doit donc pas recourir à l'externalisation des nuisances et peut assumer tous ses coûts environnementaux et sociaux.

Piste pour éviter l'effondrement


En examinant les liens entre le travail concret, le travail abstrait et la gestion des ressources s'esquisse ce qui peut être une sortie du piège de l'effondrement annoncé par les Cassandre de tout bord – Cassandre au rang desquels nous sommes obligés de nous compter.

Pour ménager l'humain comme ressource, il faut qu'il soit libre dans son travail concret et que le travail concret soit géré en codécision par les travailleurs. Pour prendre une métaphore politique, la démocratie économique, et elle seule, garantit la liberté des travailleurs et cette liberté leur permet seule de prendre en compte leurs limites, leurs aspirations et leurs besoins, de se ménager ou de se dépenser, de se passionner ou de se reposer. On peut également imaginer, pour poursuivre notre métaphore, la solution du despote éclairé. Le patron bienveillant, paternaliste, éclairé, se soucie alors du bien-être des travailleurs pour lesquels il prend les décisions. Cette solution reste fragile et, entre les intérêts de ses intérêts et les intérêts de ses travailleurs, le despote-patron pour humaniste, pour éclairé qu'il soit, risque de trancher au détriment des seconds sauf à risquer de se faire emporter par la concurrence. Si l'on imagine une codécision avec un employeur, quelqu'un qui détermine la carrière salariale et concrète des autres, cette personne est toute-puissante par rapport aux autres, ce qui obère singulièrement leur capacité à décider. En tout état de cause, la codécision implique que personne n'ait de moyen de pression sur les autres et, partant, que le salaire créateur de la valeur économique ne soit pas lié aux décisions de l'individu, du travailleurs, il faut que ce salaire soit un droit politique. Pour d'autres raisons, c'est exactement la conclusion à laquelle est arrivé Bernard Friot. La reproduction, le respect de l'humain comme ressource naturelle impose donc que le salaire soit un droit économique comme le droit de vote est un droit politique et, comme le travail concret est une aspiration humaine impérative, il faut que le travail concret soit organisé en codécision par des travailleurs libres de prester ledit travail concret.

Le travail concret doit être détaché du travail abstrait. Ici, Friot propose de lier le travail abstrait, le salaire à la qualification. C'est une piste, ce n'est pas la seule. De manière moins émancipatrice, on peut aussi imaginer des collectifs de travail à qui on attribue une certaine masse salariale et qui tentent d'attirer, en distribuant cette masse salariale aux travailleurs, les collègues qui les intéressent. Dans l'option de Friot, la violence sociale se concentre dans les jurys de qualifications, dans les institutions de pouvoir et de contre-pouvoir que cela implique ; dans l'idée de collectifs qui attribuent des salaires, cela se jouera au niveau institutionnel également (sur quelles bases et comment la masse salariale sera attribuée à des collectifs, comment un travailleur isolé pourra se faire prévaloir d'une masse salariale supérieure, comment pourra-t-il s'augmenter, ou se diminuer?). Ces pistes ouvrent plus de questions qu'elles n'en ferment. Les expériences de travail concret et abstrait brillent par leur multiplicité et leur variété. La démocratie économique est à leur image, foisonnante, diverse, spécifique.

Par rapport aux ressources naturelles non humaines, nous avons vu que l'accumulation concentrait les richesses et que la concentration des richesses sabotait l'appareil productif – en ce compris les ressources naturelles qu'il utilisait. Il est en tout cas nécessaire d'éviter l'accumulation pour éviter l'effondrement et la disparition des ressources naturelles. Pour ce faire, il faut

- éviter la rémunération de la rente (et abolir la propriété lucrative de facto sinon de jure)

- consacrer, de ce fait, l'intégralité de la valeur ajoutée aux salaires (ou aux investissements qui paieront uniquement des salaires)

- distribuer les salaires de sorte qu'ils soient tous intégralement dépensés dans le long terme. Friot évoque une échelle salariale de un à quatre, d'autres prônent l'égalité absolue mais, en tout état de cause, quand les inégalités de revenus dépassent un certain niveau, l'intégralité des hauts revenus n'est plus nécessairement intégralement dépensée même à une échelle de temps longil y a une accumulation mortelle pour l'économie à terme. Cette accumulation a un effet de chaise musicale avec la masse monétaire en circulation.

Au-delà de ces quelques considérations sur lesquelles nous avons déjà eu l'occasion de réfléchir, il nous reste la question de savoir comment faire fonctionner la démocratie économique de manière vertueuse, de manière à ce que les décisions des agents économiques intègrent la nécessité du ménagement des ressources naturelles. Tout d'abord, il faut souligner que, à toutes autres choses égales, les travailleurs en codécision ont intérêt à préserver les ressources dont dépendent leurs activités. C'est sur cet intérêt symbiotique qu'il faut compter et non sur quelque mécanisme extérieur plus ou moins autoritaire tel les marchés ou l'État-Léviathan. L'intérêt ou l'intérêt objectif est ici compris comme la force de la détermination des contingences matérielles. Comme a priori, les humains ont tendance à prendre les bonnes décisions s'ils veulent préserver leur activité, nous avons tendance à croire dans une espèce de pari pascalien à l'efficacité, à la bienveillance et à la considération du bien-être général dans les décisions d'assemblées de travailleurs libres. Bien sûr, nulle assemblée, aussi démocratique soit-elle n'est à l'abri d'erreur d'appréciation mais un collectif humain qui fonctionne en donnant voix au chapitre à toutes les sensibilités – à tous les intérêts objectifsaura tendance à prendre des décisions plus réfléchies et mieux acceptées par le groupe. Ces décisions auront tendance à être plus en phase avec ses intérêts. Par contre, de manière générale, une institution quelle qu’elle soit n’évite ce genre de dysfonctionnements que si d’autres institutions lui font contre-pouvoir.

C'est la question du Léviathan, de la main invisible du marché qui se pose ici. Est-ce que l'humain est naturellement bon, est-ce qu'il aura tendance à préserver les intérêts de l'espèce, de son milieu, dans ses décisions ou est-ce que son égoïsme doit être tempéré par des instances coercitives, par des institutions ? Cette question dépasse le présent ouvrage, elle ouvre la question du politique – nous nous bornerons à répondre avec Jacques Généreux8 que l'Homme n'est ni mauvais, ni bon, il est relationnel et que c'est sur l'être social et sur la socialité de l'être humain que repose l'opportunité des choix humains par rapport au devenir de l'espèce et de son environnement. Pour le formuler autrement, le champ politique doit être appréhendé sous la question des liens sociaux – et c'est dans la mesure où les travailleurs, les gestionnaires en codécision, seront en lien entre eux et avec des tiers qu'ils intégreront les intérêts de l'espèce et de son milieu. La question politique devient alors anthropologique. Sans prétendre épuiser cette passionnante question anthropologique du devenir politique, nous étudierons un peu plus loin la construction de l'être ontologique dans le faire, dans les différents modes d'organisation de la production économique concrète et de la violence sociale.

Proposition 55
L'économie humaine n'a pas besoin d'être gouvernée par un gouvernement puissant ou par des mécanismes de régulation tels que la concurrence ou le marché.
Proposition 56
La vie de l'espèce humaine dépend de la terre, de ses ressources naturelles et de la richesse de la vie qui s'y déploie.
Proposition 57
Si le payeur est le décideur, on considérera à bon droit qu'il décidera de ne point nuire à ses intérêts.

La production

À de multiples reprises, nous avons utilisé les notions de travail concret et de travail abstrait. Nous avons défini la différence entre ces concepts. Le travail concret, c'est l'ensemble des actes productifs de biens ou de services, c'est l'ensemble des interactions humaines avec la nature. En effet, l'être humain, comme tous les autres vivants mais de manière spécifique, a le besoin d'exister, de transformer son environnement. Ce besoin d'humanisation de l'environnement va de pair avec une influence de l'environnement sur l'être humain, sur ses mœurs, son organisation sociale ou son économie concrète. L'ensemble des actes concrets posés par l'être humain forme le travail concret. Ces actes créent des biens ou des services, des choses, des actes sociaux qui ont une valeur concrète, tangible. On se brosse les dents, les dents sont donc concrètement nettoyées, ce qui en prolonge l'utilisation, ce qui rafraîchit l'haleine, etc. Contrairement à ce que suggère ce premier exemple, le travail concret peut prendre une tournure très immatérielle. La conversation entre voisins est un travail concret de socialisation, de création de valeur d'usage, de valeur concrète sociale. De même, le travail de présence à l'enfant, ou le travail de jeu de l'enfant peuvent être qualifiés de travail concret. Tous les humains – aussi jeunes, aussi malades, aussi vieux qu'ils soient – sont concernés par le travail concret de modification de l'environnement, par le travail concret de la vie.

Le travail concret dans son ensemble crée donc des choses avec une valeur d'usage, des biens et des services, du temps social. On humanise l'environnement, on effectue une tâche pour transformer l'environnement, pour y ajouter quelque chose d'humain, de singulier en fonction d'un usage. L'usage ne se confond pas avec l'utilité. L'art concentre une valeur d'usage importante, l'esthétique, l'abstraction, la poésie ou, nous l'avons dit, la socialisation modifient l'environnement, les humains proches qu'ils affectent, et créent une valeur d'usage, une valeur d'existence. La valeur d'usage peut-être éminemment sociale : bien s'habiller, être flatté par le regard d'autrui, se fondre dans un milieu donné participent de la valeur d'usage.

Les actes productifs de valeur d'usage construisent ensemble la prospérité individuelle et générale. Ce sont des biens et des services concrets, de la nourriture, un toit, une vie sociale et culturelle dont on jouit. L'ensemble de ces choses construit ce que nous appellerons la richesse. La richesse peut être produite de bien des façons :

- il peut s'agir de travail concret gratuit, d'un homo faber9. Le travailleur agit alors (pour ainsi dire nécessairement) hors du cadre de l'emploi, il agit par plaisir et par volonté d'accomplir un objet déterminé. A priori, ce type de travail n'a rien à voir avec la violence sociale sauf si la volonté est prise dans des réseaux, des dépendances de violence sociale.

- il peut s'agir de travail gratuit d'un animal laborans. C'est le travail que l'on fait au quotidien. Il peut être pénible ou agréable et permet, en tout cas, de par le prix qu'il donne aux choix de vie, d'assumer un point de vue, d'assumer ses responsabilités. Sans soin, sans attention à l'enfant, faire un bébé n'aurait aucune implication, ce ne serait pas un choix qui engage, cela n'impliquerait pas la responsabilité de celui ou celle qui pose cet acte. Il en va de même pour tous les choix que l'on peut faire dans la vie, petits ou grands, si l'on prend une voiture, il faut l'entretenir ; si l'on entreprend des études, il faut y travailler faute de quoi les choix sombrent dans l'absurde d'un dilettantisme velléitaire. De la même façon, ce type de travail – pour pénible et répétitif qu'il puisse être – demeure en principe étranger à la violence sociale sauf si la volonté est prise dans des réseaux, des dépendances de violence sociale et sauf si les données du choix de l'individu sont inexactes – qu'elles soient manipulées à dessein ou non.

- il peut s'agir de travail concret presté à l'occasion d'un travail abstrait médiateur de la violence sociale.

Le travail en emploi, ou, de manière générale, le travail concret régi par une violence sociale de quelque type que ce soit, ne produit qu'une petite partie de la richesse humaine. Nous devons également tempérer cette affirmation en examinant la nature de la richesse créée. Cette richesse n'est pas une valeur d'échange et, puisqu'elle ne peut être rapportée à un étalon, elle n'est pas quantifiable. Elle n'est pas quantifiable mais elle est qualifiable : elle peut être aussi positive pour l'humain ou son environnement que négative ou neutre.

Pour reprendre l'idée de passions tristes spinoziennes, idée développée par Lordon10, les désirs qui s'opposent à la force de vie comme force de vie, comme conatus, sont tristes. Pour paraphraser Nietzsche11, est mauvais ce qui est ennemi de notre puissance, est bon ce qui lui est favorable. De la même façon, on peut apprécier la richesse en fonction de ses effets sur l'humain-forme de vie. Cette appréciation sera culturelle, déterminée par des objectifs et par une vision du monde propres au regard qui évalue mais, dans cette subjectivité assumée, elle construit un système de valeur, d'évaluation économique pertinent. Ceci pose la question des intérêts ennemis, des formes d'appréciation opposées. Pour prendre un exemple un peu simpliste, si je jouis de l'usufruit d'un jardin et que, dans le fond de mon jardin passe une ligne de chemin de fer, le jour où la compagnie ferroviaire élargit la ligne, pour les passagers, cela représente un gain de temps et de confort appréciable et, pour moi, des lignes de laitues qui disparaissent. Du point de vue du voyageur, l'élargissement de la ligne est une création de richesse positive, du point de vue du jardinier, c'est une création de richesse négative.

L'enjeu de l'appréciation de la richesse concrète créée à l'occasion du travail concret – que ce soit sous l'égide de la violence sociale ou non – structure la société en classes aux points de vue, aux intérêts opposés. Le capitalisme de masse a innové en tentant de modifier le point de vue des dominés, en les influençant pour qu'ils adoptent le point de vue opposé à leurs intérêts. La classe moyenne a deux points de vue sur la richesse concomitants et opposés comme nous le verrons un peu plus loin.

Écologie et opposition entre valeur économique et valeur d'usage


Nous avons vu que l'appréciation de la richesse concrète était liée au travail concret et aux ressources naturelles – ce qui pourrait se résumer par les seules ressources naturelles si l'on considère le temps et l'activité humaines comme des ressources naturelles. Mais la valeur économique est créée par les salaires, en dernier ressort, et le processus de création de valeur économique est parasité par la propriété lucrative qui en détourne une partie (l'ε) et prolétarise l'acte productif en le dissociant de l'acte d'utilisation, de la consommation. C'est la propriété lucrative et la direction particulière qu'elle donne à la production concrète économique qui sont problématiques du points de vue des ressources naturelles et humaines, pas la production économique en soi. Par l'absurde, on pourrait imaginer une gestion de la violence sociale par l'argent et par les salaires qui n'implique pas de production concrète dangereuse pour les ressources humaines et naturelles. Si on distribue des salaires, qu'on crée de la valeur ajoutée ce faisant, on peut imaginer une production concrète de marchandises à prix qui ne soit pas hostile aux ressources naturelles et humaine. Pour ce faire, il nous faut bien comprendre ce qu'est la violence sociale de la propriété lucrative et en quoi elle prévient toute considération écologique ou sociale dans l'organisation de la production concrète – et ce en dépit des discours moralisateurs dont se prévalent les propriétaires lucratifs. Si on reprend la convention capitaliste du travail telle que Friot la décrit, nous avons la notion de propriété lucrative, de marché de l'emploi et de dette qui mettent tous les acteurs économiques sous la coupe des propriétaires lucratifs. Les propriétaires lucratifs ne subissent pas de pression mais veulent maximiser leurs retours sur investissements. Pour ce faire, en nous référant à la définition de la valeur ajoutée, ils peuvent manipuler les différents termes des équations (2.2) et (2.4) ci-dessus pour

- augmenter le taux d'exploitation, diminuer les salaires et augmenter le temps de travail pour un même salaire, cette politique gaspille les ressources humaines et naturelles à des seules fins vénales serviles



- diminuer les investissements mais, à terme, sous la pression de la concurrence, cette politique condamne l'entreprise … et ses bénéfices. C'est néanmoins une stratégie utilisée par les fonds vautour qui achètent les outils de production pour les dépecer et en licencier le personnel



- diminuer les consommations intermédiaires en dégradant la qualité des produits vendus. C'est là aussi une stratégie qui ne tient que sur un très court terme, avant la disparition sous la pression d'une concurrence de meilleure qualité



- pratiquer un management extrême, une gestion du personnel qui les sollicite au maximum quitte à assumer une certaine rotation du personnel, quitte à externaliser les frais de santé du personnel victime de cette politique sur la sécurité sociale



- externaliser les coûts de production. L'inventivité vénale ne connaît pas de limite en la matière, mais citons les principales : laisser les coûts de dépollution de l'activité industrielle aux pouvoirs publics (et abandonner les bénéfices aux seuls actionnaires) ; fiscaliser les salaires, les faire payer par la collectivité, au moyen d'aide à l'emploi ou d'exemption des cotisations (c'est-à-dire de baisse de salaire)12.

Proposition 58
La propriété lucrative déresponsabilise les producteurs ce qui la rend incompatible avec l'écologie ou l'éthique.


Tous ces moyens pour augmenter le taux de profit mettent à mal les finances publiques, les salaires, ils augmentent le taux d'exploitation et pillent les ressources naturelles et humaines. Les agents économiques sont mis sous pression par l'aiguillon de la nécessité, par la peur de la misère, soit parce qu'ils sont prolétaires et doivent vendre leur force de travail – c'est le marché de l'emploi dans la convention capitaliste du travail selon Friot – soit parce qu'ils sont endettés et doivent payer leur créancier et les intérêts, intérêts qui définissent des fonctions de type exponentiel, qui définissent donc une pyramide de Ponzi comme nous l'avons vu. Les agents économiques sont donc tous sous pression (à part les propriétaires lucratifs qui sont des parasites économiques, nous l'avons vu) et doivent se conformer à l'impératif de productivité. C'est dans ce cadre qu'ils participent au pillage des ressources humaines, sociales et naturelles communes. C'est donc ce cadre qui est problématique – et nullement les activités économiques ou concrètes en tant que telles. Il faut donc nécessairement changer ce cadre si l'on veut cesser le pillage des ressources humaines et naturelles. Pour ce faire, il faut a minima un cadre de production économique et concrète qui


- permette la liberté de l'agent économique d'accepter ou de refuser de participer au pillage des ressources dont il dépend aussi. Pour ce faire, il faut dissocier le droit à la participation économique de l'activité concrète, il faut dissocier le salaire, la reconnaissance de la création de valeur économique du travail concret



- définisse un cadre – législatif ou démocratique – qui limite les activités concrètes à valeur d'usage négatif. Pour ce faire, il faut amener la démocratie dans la production concrète et économique, ce qui peut faire l'objet d'étude en soi (voir Friot).



- associe la décision relative à l'usage d'une ressource naturelle ou humaine à celles ou ceux qui seront touchés par l'affectation, par l'usage de cette ressource. En premier lieu, il faut que le producteur (abstrait, salarié ou concret, travailleur dans l'emploi ou hors emploi) puisse décider de manière souveraine, sans aiguillon de la nécessité, comment allouer les ressources humaines dont il est porteur.

La plus-value de consommation


Résumé des développements mathématiques du chapitre

Nous introduisons un nouveau concept, la plus-value de consommation. Il s'agit d'évaluer ce qu'on gagne (ou, de manière négative ce qu’on perd) comme temps de travail abstrait à acquérir un bien quelconque. Pour ce faire, nous comparons la rémunération horaire du travail abstrait du vendeur et de l'acheteur-salarié. Si un cadre bien payé achète des produits à des agriculteurs mal payés, il gagne ce faisant une plus-value de consommation, il gagne du temps et de l'argent par rapport à une production qu'il aurait effectuée lui-même à son tarif horaire.

Les rapports marchands reflètent une injustice sociale, des rapports de violence sociale que la pseudo objectivité du prix, que la naturalisation de la loi de l'offre et de la demande s'obstinent à masquer. Ces rapports détermine une classe sociale qui gagne parfois à acheter et qui parfois y perd. Cette classe sociale – la petite bourgeoisie en terme marxiste ou la classe moyenne en terme libéral – se trouve prise dans des rapports d'exploitation dont elle est tour à tour victime (plus ou moins consentante) et bénéficiaire (plus ou moins consentante).


À ce stade de l'étude de la consommation, il nous faut comprendre ce qui attire et fascine dans la consommation. On peut certes mentionner les techniques de marketing13, la manipulation mentale de la publicité mais, pour reprendre une idée chère à Götz Aly14, les pires régimes ne sont soutenus que parce que une partie majoritaire de la population y trouve matériellement son compte15. On s'en persuadera en écoutant les discours de stigmatisation des politiciens en quête de voix faciles : ils dénoncent des minorités dominées et exemptent les majorités dominantes. De la même façon, la consommation tient parce qu'une majorité de la population y trouve son compte malgré tout. Si nous voulons comprendre le phénomène de la consommation, il nous faut comprendre en quoi cette majorité trouve son compte dans la pratique de la consommation. Cette majorité n'est pas constituée que des plus riches, les pauvres aussi trouvent un certain intérêt à ce système alors même qu'ils sont dominés.

Pour comprendre la consommation, revenons au concept de classe sociale. Nous nous inscrivons en faux par rapport à une littérature politique qui confond les classes sociales avec une liste d'individus dotés de telle ou telle caractéristique sociale. Au contraire, à la suite de Marx, nous définirons les classes sociales comme des rapports de production. Nous avons défini la propriété lucrative, la propriété des moyens de production qui parasite le processus de création de valeur économique par les salaires. Les salariés (en emploi ou hors emploi) créent la valeur économique en tant que salariés, ils créent la valeur économique par le travail abstrait. Les rentiers parasitent ce processus de création de valeur économique en prélevant une rente qu'ils ne réalisent pas et qui s'accumulent. Les salariés ne sont pas propriétaires des moyens de production et ils en sont les usagers alors que les rentiers sont propriétaires des moyens de production dont ils ne sont pas les usagers.

L’appartenance à telle ou telle classe sociale n’épuise pas la subjectivité de l’agent social. La classe sociale est un aspect de l’être, un aspect fondamental dans ses relations avec la chose économique, mais, pour autant, il y a toujours un reste irréductible, une partie de l’être qui n’est pas spécifiquement liée à la violence sociale. Les agents décrits ici ne sont donc pas des personnes mais des images sociales qui constituent des agents archétypaux. Ces images fonctionnent comme des idéaux agissant sans lieu. L’être social pur, réductible dans son identité et dans son être à l’agent social n’existe pas mais tout agent social subit d’une façon ou d’une autre la pression de la conformation à cette image utopique, sans lieu. De la même façon qu’un athée décrirait la religion comme « une foi en quelque chose qui n’existe pas, foi qui a des effets tangibles », nous décrirons l’utopie de l’être capitaliste comme « quelque chose qui n’existe pas de manière pure dans une incarnation mais quelque chose qui fait pression en tant qu’image sur les agents sociaux ». À ce titre, les images sociales dont nous parlons ci-dessous (le bourgeois, le petit-bourgeois, le prolétaire, le consommateur, le producteur, etc.) ne s’incarnent pas dans des figures pures sans reste mais elles agissent en tant que modèle, en tant qu’archétypes sociaux. L’adhésion sociale impose des sacrifices de conformation sans jamais parvenir à supprimer le hiatus entre les personnages sociaux issus de rapports de production et leurs incarnations. Les rapports de production ont tendance à générer des traits de fonctionnement, ils construisent une vision du monde liée à des intérêts spécifiques. Mais les individus qui constituent le corps social ne se réduisent jamais à ces traits de fonctionnement, à ces spécificités psycho-sociale. C’est pourquoi, quand nous parlons de personnalité sociale, de personnage, que ce soit dans le cadre de la petite-bourgeoisie, des traits psychiques des agents sociaux ou de perspective historique subjective, il s’agit bien d’utopies agissante, d’idées sans lieu, sans incarnation, de forces sociales qui traversent les agents sociaux.

Les rapports de production définissent deux classes aux intérêts opposés : les rentiers, les bourgeois en termes marxistes, possèdent les outils de production, doivent augmenter le taux d'exploitation pour augmenter leurs revenus, ils décident ce qui est produit et dans quelles conditions et sont détenteurs des droits à déterminer qui va toucher quels salaires liés aux postes de travail ou à la force de travail alors que les salariés, les prolétaires en termes marxistes sont contraints de vendre leur travail abstrait et, pour ce faire, doivent soumettre ce travail abstrait à la prestation d'un travail concret régit par des rentiers. Ils sont les usagers des outils de production, ils les financent par la valeur créée à l'occasion de leur travail abstrait mais ne décident pas de la nature du travail concret dans le cadre de leur travail abstrait ou de l'affectation des outils de travail qu'ils paient.

Marx avait donc défini ces deux classes comme rapports de production. Nous éclairons ces rapports de production à la lumière de nos réflexions sur la valeur économique mais, en examinant les choses du point de vue de la consommation, nous pouvons dégager une troisième classe qui recoupe les deux classes marxiennes, la classe des consommateurs. Pour comprendre cette classe, il faut voir qu'un rapport de production ne sépare pas nécessairement des individus en des listes étanches. On peut être tenus par plusieurs rapports de production différents. Un ouvrier peut être actionnaire, une femme d'origine bourgeoise (au sens marxiste, donc) peut, suite à la maladie ou à une mésalliance, être contrainte de vendre sa force de travail, etc. Les rapports de classe – nous y insistons – ne définissent pas des clans étanches : ils sont antagoniques mais pas incompatibles. Un individu peut s'inscrire simultanément dans plusieurs rapport de classes antagoniques. Fort du constat de la possibilité d'ubiquité sociale de l'agent économique, nous pouvons réfléchir à ce qui se passe, en terme de rapports de production, dans la consommation.

Prenons un exemple, si un enseignant contraint de vendre sa force de travail (un prolétaire en termes marxiens, donc) se rend chez un boulanger (un prolétaire également, sauf s'il est propriétaire de sa boulangerie et qu'il a des employés), il peut faire une intéressante opération. En négligeant les consommations intermédiaires dans notre exemple, mettons qu'il faille une heure à l'enseignant pour pétrir et cuire ses trois pains hebdomadaires, s'il se rend chez le boulanger, il va acquérir les pains (en leur ôtant la valeur de la farine) pour, disons, trois euros, c'est-à-dire un 500e de son salaire mensuel. En admettant que cet enseignant travaille 150 heures par mois (c'est un vieil enseignant qui ne prépare plus beaucoup ses cours), cela représente l'équivalent le travail abstrait lié à 20 minutes de travail concret, de salaire pour l'enseignant. L'enseignant a gagné 40 minutes en allant acheter du pain. Mais ces 40 minutes peuvent être imputées à la spécialisation de la production, à la division du travail, à la mécanisation, aux économies d'échelle, c'est-à-dire à « C », à l'accumulation de capital sous forme de capital fixe, d'outil de production, sous toutes ses formes.

Pour comprendre les rapports de production à l’œuvre dans cet acte de consommation, il nous faut examiner ce qui se passe chez le boulanger. Il faudra tenir compte de ses investissements, de son degré de mécanisation, du fait qu'il utilise ou non des apprentis payés au lance-pierre, etc. Mais, en tout état de cause, on peut imaginer un boulanger dont

- le travail abstrait horaire du boulanger est moindre que celui de l'enseignant : le boulanger est alors perdant relativement dans la transaction. Plus il vend du pain à l'enseignant, plus il s'appauvrit par rapport à l'enseignant. En terme de pouvoir de consommation, il réalise les pains dans un quantum de temps supérieur au quantum de temps que l'enseignant utilise comme base du travail abstrait à l'origine du prix. Dans notre exemple fictif, le train de vie du professeur domine celui du boulanger, le professeur peut acquérir davantage de marchandises à prix ou vendre moins de temps de travail. Le travail abstrait de l'enseignant est supérieur au travail abstrait du boulanger et la consommation révèle, incarne cette inégalité de rapports de production.

- le travail abstrait horaire du boulanger est supérieur à celui de l'enseignant : il est alors gagnant relativement dans la transaction. Plus il vend du pain à l'enseignant, plus il s'enrichit par rapport à l'enseignant. C'est là aussi la consommation qui incarne, qui révèle cette inégalité de rapport de production.

Le mode inégalitaire de la rémunération, l'inégalité du travail abstrait révélée dans la consommation amène d’inévitables frustrations : comment admettre que des gens doivent prester moins de temps de travail pour gagner autant ou doivent en prester autant pour gagner davantage ? Cette frustration se pose pour l'entièreté du corps social, prolétaire (ou bourgeois). Les patrons font valoir le fait qu'ils travaillent dur pour gagner leur argent (la pénibilité du travail concret tente de justifier moralement l'injustice du travail abstrait) ou qu'ils ne gagnent pas tant que ça, qu'il y a des patrons mieux payés (l'injustice du travail abstrait, ils en sont aussi victimes). Pour stériles que soient ces discours d’auto-victimisation, ils se retrouvent à tous les échelons du corps social. Notre boulanger peut les tenir aussi bien que notre enseignant, un chômeur peut les tenir aussi bien qu'un journaliste-star.

Nous nommerons la plus-value réalisée à l'occasion de la consommation par le consommateur, la plus-value de consommation. Cette plus-value est une moins-value pour l'autre partie impliquée dans la consommation. Nous entendons bien que la consommation est un processus complexe mettant en œuvre beaucoup d'acteurs différents mais, pour chacun d'eux, à l'occasion de chaque acte de consommation, on peut dégager cette plus-value de consommation.

Concrètement, si nous reprenons notre exemple (un peu simpliste) de l'enseignant qui achète son pain – en négligeant la farine qui ferait l'objet d'une analyse de la plus-value de consommation distincte – nous pouvons dégager une valeur monétaire à la plus-value de consommation.

Imaginons un boulanger qui travaille 200 heures par mois pour un salaire net de 1400€, soit 7€ de salaire net horaire16. L'enseignant gagne 1800€ par mois (c'est un vieil enseignant, nous l'avons dit, il est en fin de carrière) pour 150 heures de travail par mois, soit un salaire horaire de 12€. La plus-value de l'enseignant pour les 15 minutes de salaire que sont les 3€ du prix du pain (hors farine), c'est ce qu'il touche lui pendant ces 15 minutes moins ce que touche le boulanger pendant ces 15 minutes, soit 12/4 – 7/4€ = 1,25€, soit, en taux par rapport à la dépense totale, 1,25/3 = 42 % de plus-value de consommation pour l'enseignant. Une bonne opération sur base de nos chiffres fictifs.

Quant au boulanger, sa moins-value de consommation sera égale à ce qu'il gagne pendant le temps qu'il lui faut effectivement pour réaliser le pain (facturé 3€ à raison de 7€ de l'heure, il lui aura fallu 25 minutes pour le faire – nos chiffres sont fictifs, rappelons-le, ils sont là pour illustrer la notion de plus-value de consommation), pendant ces 25 minutes, il aura gagné 3€ alors que, dans le même temps, l'enseignant aurait gagné 5€. La moins-value du boulanger est de 2€, soit, en proportion, un taux de moins-value de 67 %.

De manière générale, nous aurons

(6.3)


(6.4)

si le temps de consommation est plus élevé que le temps de production, cette plus-value de consommation est une moins-value de consommation (avec la même valeur). Quant au taux de plus-value, il est égal à cette plus-value divisée par la somme d'argent sur laquelle elle est réalisée, par le prix. Dans le prix se retrouvent aussi bien les cotisations, les impôts que les consommations intermédiaires étrangères à l'échange commercial analysé.

(6.5)

(6.6)

si le temps de production est plus élevé que le temps de consommation, cette plus-value de production est une moins-value de production (avec la même valeur). De même :

(6.7)


Derrière ces concepts un peu abscons, il y a l'idée que certaines consommation enrichissent ceux qui s'y adonnent et d'autres consommations qui les appauvrissent. Les gadgets électroniques ou l'alimentation enrichissent typiquement les consommateurs puisque les producteurs sont notoirement sous-payés dans ces secteurs – encore faut-il distinguer les niveaux de production, certaines parties de la production peuvent être dommageables au consommateur – et, inversement, certaines consommations appauvrissent les consommateurs telles les produits culturels, les programmes informatiques, etc. Mais, si l'on considère le corps social dans son ensemble, les agents sociaux gagnent tous à un moment donné à consommer et les agents sociaux perdent tous à un moment donné à consommer. Néanmoins, en dépit de son caractère ambivalent, la consommation demeure un ciment de la société, la capacité à consommer est la force centripète du corps social. Pour comprendre comment des agents sociaux, régulièrement victimes d'une moins-value de consommation, continuent à adhérer à un ordre économique, il nous faut revenir aux notions de production concrète et de production abstraite.

Proposition 59
En consommant, certains gagnent du temps et de l'argent. Ils font une plus-value de consommation.
Proposition 60
Du fait de la division du travail et du développement des outils de production, tous les agents économiques réalisent une plus-value de consommation à un moment donné.

La petite bourgeoisie


L'ensemble de la consommation matérielle d'un agent social correspond à une production concrète donnée. Par rapport à cette production concrète, il faut noter que le système industriel, la division du travail et les managements à la rentabilité dopent la productivité concrète du travail. S'il fallait que l'agent social produise tout lui-même, il verrait son train de vie diminuer de manière drastique même alors qu'il est victime de moins-values de consommation puisque les produits qu'il acquière concentrent une accumulation de travail vivant sous forme de travail fixe, sous forme d'outil de production d'une part et, d'autre part, l'échelle sociale à laquelle s'effectue la production permet une utilisation plus efficace de la force de travail. Il s'agit là d'un point que Marx ou Smith avaient déjà repéré. À toutes autres choses égales par ailleurs, si trois ouvriers travaillent ensemble, ils produisent plus que le triple de ce que produit un ouvrier isolé. C'est que le fait d'être en groupe, de travailler dans une communauté de production augmente la productivité du travail.

Proposition 61
Le travail d'un groupe de x personnes est plus productif quantitativement que x fois le travail d'une personne.

Pour comprendre l'économie, il faut en maîtriser les ressorts profonds, il faut en saisir les fondements matériels et psychosociaux. Dans le cadre de cette étude sur la consommation, nous allons explorer les relations de la petite bourgeoisie, cette classe définie par la plus-value de consommation dont nous venons de parler, aussi bien au faire qu'à la représentation du monde et de soi qui en découlent.

Confort et inconfort de l'adhésion


Le niveau matériel procuré par la consommation compense largement les moins-values de consommation – en demeurant inséré dans une société capitaliste, on en retire globalement certains avantages matériels. Selon Götz Aly17, c'est cette relative aisance matérielle qui a expliqué la complicité ou, à tout le moins, le soutien passif des populations civiles à l'hitlérisme. Mais il n'y a pas que cela et la force positive d'adhésion à un système ne doit pas être minimisée – cette force qui explique pourquoi, les pauvres votent à droite18. Le rêve américain, c'est le fantasme que l'on peut, à force de mérite, de luttes, de combats, de sacrifices, parvenir à la réussite sociale. Ce rêve individuel, ce rêve de salut économique, fait l'impasse sur le fait que la richesse sociale est toujours une donnée relative, une donnée qui ne prend de l'importance que si elle est rapportée à la richesse des autres agents sociaux. On n'est jamais riche tout seul, on est toujours riche par rapport à d'autres. La richesse apparaît comme une espèce de stigmate de la distinction, comme une marque de l'ascension sociale. Ce stigmate ne peut avoir de sens que si le reste de la société conserve un train de vie inchangé. Si tout le monde gagne deux fois plus d'argent, la signification de la fortune individuelle n'aura pas été affectée par l'enrichissement puisque, au sein de la société-système, les places relatives n'auront pas évolué. L'impasse de la richesse relative marque l'impasse du rêve américain : on ne peut réussir socialement, on ne peut monter les étages sociaux que si d'autres stagnent, restent là où ils sont. Le calcul du rêve américain, ce n'est pas d'accroître le confort général, c'est de réussir seul dans un monde où les autres ne réussissent pas, c'est de monter seul les marches sociales alors que les autres demeurent dans la pauvreté. Ce rêve peut advenir pour un individu isolé – et nous ne nierons pas l'existence de success stories – mais ne peut advenir pour tous en même temps. Dans les trente glorieuses, alors que les villas quatre façades se généralisaient avec leurs petites barrières, leur petit jardin et la civilisation de l'automobile péri-urbaine, ce mode de vie était obéré par la masse des gens qui y avaient accès : les transports en commun ne pouvaient desservir ces innombrables banlieues et les classes moyennes vivaient un cauchemar américain d'embouteillages quotidiens puis, suite à une guerre au salaire trentenaire, de crise du crédit et de saisie immobilière.

Proposition 62
Le confort est individuel et implique une production économique sociale, la richesse est toujours sociale.

Le ressort de la réussite individuelle fonctionne comme un puissant appel d'air alors que l'industrialisation et la massification de la production permet un certain niveau de vie. Mais ce que nous appellerons l'effet rhinocéros n'est pas non plus à négliger. Dans sa pièce éponyme, Ionesco19 décrit un monde dans lequel les gens se transforment progressivement tous en rhinocéros. Ce qui paraissait absurde, inconvenant ou décalé devient la norme et, alors qu'elle jouait en défaveur des rhinocéros, la pression sociale devient un moteur de leur expansion. De la même façon, le besoin de lien social, de conformité à un monde et d'intégration à un milieu pousse les agents sociaux à intégrer les normes sociales dominantes, les manières de penser, de s'habiller, de s'exprimer de tous. La pulsion de conformation sociale joue un rôle centripète indéniable – et indispensable – dans toute société humaine mais, quand la violence sociale sur laquelle se fonde une société est naturalisée, c'est cette naturalisation qui est intériorisée par la pulsion de conformation sociale.

L'ubiquité sociale


Sans épuiser la question, ces quelques considérations ébauchent une explication de la complicité des exploités à leur exploitation dans le cadre d’une utopie agissante, d’image sociale théorique construite par des rapports de production. Nous ne voulons pas culpabiliser qui que ce soit20, nous cherchons à comprendre – avec nos modestes moyens – pourquoi des gens victimes de la moins-value de consommation soutiennent, approuvent un système économique qui les gruge alors qu'ils ne sont pas masochistes, ni stupides, ni fous. Les éléments de confort, d'espoir captieux d'ascension sociale individuelle ou de conformisme ébauchent l'explication d'un comportement social en apparence incohérent. En amont, la plus-value de consommation définit une classe sociale qui est parfois victime, parfois bénéficiaire de la violence sociale d'un système économique. Cette classe sociale que nous définissons comme la petite bourgeoisie – en termes marxistes – ou comme la classe moyenne – en termes vulgaires – est prise dans des intérêts personnels multiples, divergents et antagoniques.

Proposition 63
La petite-bourgeoise ou la classe moyenne est la part du prolétariat qui tire profit de la plus-value de consommation.
Proposition 64
La petit-bourgeoisie ou la classe moyenne est la part de la bourgeoisie qui est contrainte de vendre sa force de travail abstrait.


Pour reprendre l'exemple de notre boulanger, il peut effectuer d'autres échanges commerciaux au moyen de son argent. Il peut acheter des biens et des services en rémunérant le travail horaire à un taux moindre que le sien. C'est le cas des matières premières du tiers monde, de tous les biens et matières premières issus des sweat shops : le textile, le pétrole, le bois, les jouets, l'électronique, les télé-services, l'alimentaire … La quasi totalité des biens de consommation est concernée : l'électricité est extraite de l'uranium africain ; le bétail d'Europe est nourri de protéines issues de l'agriculture argentine ou brésilienne ; la métallurgie extrait ses matières premières d'Afrique et d'Amérique latine. Le boulanger, harassé de travail, profite néanmoins de l'exploitation dont il est victime. Renoncer au capitalisme, c'est, pour beaucoup, renoncer à un confort parfois sommaire, à l'accès à des matières premières ou à des biens manufacturés pour ainsi dire gratuits, c'est se condamner à une marginalité sociale et à une gène matérielle – sauf à être propriétaire lucratif. La menace qui pèse sur le niveau de vie catalyse les désirs sociaux et les structure comme réaction à un siège. La peur, l'affectif, l'angoisse deviennent alors les ressorts privilégiés de la petite bourgeoisie dont le train de vie pourtant misérable, pourtant lié à sa complicité de l'exploitation de l'homme par l'homme, est menacé par les crises perpétuelles du capital sur lesquelles il n'a aucune prise. Son impuissance pousse à la frustration, à la colère, à la rancœur, aux regrets : sa vie ne correspond pas à ce qu'il aurait fallu qu'elle fût. Tout se passe comme dans un pacte avec le diable : on perd son âme et on gagne un confort somme toute souvent assez sommaire.

Proposition 65
La petite-bourgeoisie subit un appauvrissement de soi du fait de l'appartenance à la bourgeoisie et de l'appartenance au prolétariat.


Les petits bourgeois sont à la fois pleinement des bourgeois, soucieux de leur niveau de vie et de leurs privilèges, soucieux de leur réussite professionnelle individuelle et des prolétaires, contraints de vendre leur force de travail sans être propriétaires de l'outil de production, soumis aux feux de l'exil de la prolétarisation du faire et d'être social. Les biens et les services s'accumulent sans lien avec la quantité de travail vendue chez les petits bourgeois. Le faire est intégralement géré par l'argent, il n'existe pas de lien direct entre le travail concret et la réalisation du capital encaissé à cette occasion. Le petit-bourgeois client se trouve dans un monde où les biens et les services existent sans lien avec les conditions de production, avec le faire ou la prolétarisation de leur procès de production. Le client ne regarde pas le comment, il évolue dans le monde unidimensionnel cher à Marcuse21 du combien. L'acte du travail concret est devenu radicalement indépendant du produit qu'il permet d'acquérir par la funeste magie de l'échange et de l'argent.

Des victimes consentantes


En conséquence, la perception de la matière, du cadre matériel et des rapports de production s'éloigne de ce à quoi cette matérialité renvoie, de l'ici et maintenant des rapports matériels. La réalité des rapports de force, de la violence sociale est occultée, elle devient invisible pour l'agent social construit et par la consommation et par la déréalisation du faire dans la prolétarisation. L'agent développe alors des stratégies plus ou moins conscientes pour se masquer le fait qu'il participe à un système sans fondement idéologique légitime dont il est lui-même et victime et bénéficiaire.

L'agent peut, par exemple, se construire une image de quelqu'un d'important dans un domaine annexe, dans un domaine étranger à l'activité de l'animal laborans abandonnée à la prolétarisation. On peut identifier ce phénomène d'auto-réalisation à une fuite de l'absence d'enjeu réel. Cette auto-réalisation peut recouvrir bien des réalités, bien des palliatifs à la prolétarisation du faire, du sens et de la consommation. Il peut s'agir de hobby, de passions, de goût pour les sciences ou pour les collections, pour la gastronomie ou pour les sports. L'auto-réalisation sert de refuge face à la réalité de l'existence en creux. Elle paraît remplir un vide existentiel sans jamais en résoudre le malaise. Mais la frustration économique, sociale fonctionne à un autre niveau, à un niveau sur lequel les palliatifs n'ont guère de prise. Si, dans l'incomplétude du sujet, la psyché cherche un autrui, dans l'incomplétude sociale, systémique, de la dépossession du faire, du sens de l'acte, le sujet occupe son temps, il s'invente une raison sociale ex nihilo alors que la raison même de son existence est exilée.

Proposition 66
Faute de puissance et de volonté, l'appauvrissement de soi mène à pratiquer des activités de diversion, à cultiver la rancœur, à devenir velléitaire, agressif.
Proposition 67
Les victimes de l'impuissance soutiennent et intériorisent les principes qui leur ôtent leur puissance.

Le petit bourgeois victime de prolétarisation, de dépossession du faire, nie la domination dont il est victime et complice. Pour ce faire, sa conscience sociale se construit des représentations imaginaires du vécu social – ce que Barthes22 appelait les δοξα, les doxas, les mythes bourgeois. Les doxas fonctionnent comme des adhésions implicites passives à la représentation du monde d'un système socio-économique donné qui corsète la liberté des agents économiques. On pourrait qualifier cette adhésion à un univers de représentation hostile aux intérêts du sujet de syndrome de Stockholm. Ce syndrome fait référence à cette histoire d'otages qui avaient pris fait et cause pour leurs ravisseurs, ils avaient épousé le point de vue de ceux qui les avaient tenus en joue. L'adhésion à la logique-preneuse d'otage, au système de domination, de prolétarisation de l'acte productif et de l'acte de consommation pourrait être comparée à ce curieux syndrome. La victime pense alors travailler par plaisir, par idéal voire par obligation ou par conviction mais jamais par nécessité. La représentation du monde de l'agent social s'abîme dans ses propres contradictions quand ce dernier disqualifie les agents sociaux sans emploi alors que, si l'on admet que l'on travaille par plaisir, cela n'a pas de sens de conditionner le mérite individuel à cette pratique sociale agréable. Ces représentations prennent force de loi, de principe, d'évidence dans la mesure où l'engagement effectif du sujet dans l'existence sociale prend de l'importance.



Au niveau macro-social, aucune classe sociale ne peut se reconnaître comme une classe parasite, immorale ou cruelle. Les bénéficiaires de la violence sociale développent alors une pensée-Calimero. Calimero, c'est ce petit poussin noir recouvert d'une coquille d’œuf qui répète : « c'est trop injuste, c'est toujours la même chose, c'est toujours pour moi ... ». La pensée Calimero est une pensée victimaire, une pensée de victime. L'énonciateur se présente comme victime pour (se) cacher qu'il est complice ou coupable ; il dénonce et s’exempte en geignant. Le sujet petit-bourgeois ne peut admettre qu'il bénéficie d'un train de vie élevé par rapport aux autres agents sociaux. Il stigmatise les faignants, les chômeurs, les parasites, les financiers, les banquiers, les immigrés, les hommes politiques, tel ou tel parti politique, les riches (qui l'ont bien volé), les pauvres (qui l'ont bien cherché), les impôts écrasants, les cotisations sociales (assimilées à un coût, ce qui est une aberration économique, nous l'avons vu), les chiens, les personnes âgées, les malades (qui fraudent), les collègues (qui carottent), etc. Cette position est devenue un tic verbal chez les patrons, un espèce de syndrome de la Tourette. Ils ne peuvent intervenir publiquement sans ostraciser telle ou telle catégorie sociale, tel ou tel pauvre dont ils sont victimes, eux qui ont tout. La stigmatisation procède aussi bien de la nécessité de la disculpation de la bourgeoisie chez le petit bourgeois que de sa frustration venue de la prolétarisation matérielle et psychique effective.



Les petits bourgeois justifient aussi leur confort social par le mérite ou par des idéologies équivalentes. L'idéologie du mérite, le producérisme, est consubstantielle à la petite bourgeoisie, elle légitime son confort et désigne comme ennemis aussi bien les pauvres-parasites que les riches-parasites. Elle légitime socialement la seule petite bourgeoisie et, partant, explique son confort relatif et le fonde philosophiquement, au-delà du mépris de la plupart des religions pour la richesse, pour l'argent ou pour l'usure.



Ils verbalisent alors une situation sociale comme s'ils en étaient victimes, comme s'ils étaient victimes de diverses forces. Ce faisant, ils évacuent leur responsabilité en tant que complices de l'exploitation, y compris de l'exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes comme agents sociaux dépossédés du faire, comme agents sociaux prolétarisés. La victimisation prévient une prise de conscience fatale au niveau de vie, au mode de vie. Mais avec la disparition de ce mode de vie pourrait pourtant émerger une réalité de puissance, de plaisir et de devenir social et individuel face à laquelle les centres commerciaux, les publicités criardes et la vulgarité des ambiances de travail haut-de-gamme ne font pas le poids.


La conscience de classe petite-bourgeoise


Quand le rapport de force devient trop évident, le petit bourgeois justifie les choses telles qu'elles sont pour éviter le sentiment de culpabilité (et pour ce faire multiplie les δοξα). Il affirme alors que les pauvres méritent leur sort, qu'ils sont responsables de leur sort. Il les qualifie alors de paresseux, de désorganisés, de fantaisistes – les Irlandais ont eu cette réputation avant les Africains et après les Belges. La δοξα ultime, l'écran de fumée le plus efficace à la schizophrénie sociale, à l'inconfort du fait d'être complice d'un système qui amène confort et humiliation, c'est l'essentialisation. L'essentialisation, c'est le fait de séparer l'humanité en catégories étanches, irréductiblement distinctes et dotées de propriétés éternelles spécifiques. L'exemple le plus parlant d'essentialisation, c'est le racisme mais ce n'est pas le seul. Face à une représentation doxique, raciste, les faits ne comptent pas. Peu importe que les Rroms voisins n'aient jamais volé quoi que ce soit, ils demeurent à jamais suspects. Comme le dit l'adage, si ce n'est toi, c'est donc ton frère. La suspicion construit le regard et le regard construit souvent les comportements dans un mouvement de prophétie auto-réalisatrice. Ces écrans de fumée permettent de conserver le statu quo ante.



Pourtant, paradoxalement, comme nous l'avons démontré, le petit bourgeois n'a pas nécessairement intérêt à conserver ce statu quo. On pourrait d'ailleurs décrire le champ politique comme une lutte autour de ce statu quo, comme une lutte pour emmener la conscience de la classe de la petite bourgeoise (ce qu'en termes marxiens on appellera la classe pour soi). Soit la petite bourgeoisie demeure la classe en soi mais n'accouche d'aucune conscience, d'aucune perspective en tant que sujet politique, en tant qu'objet et que sujet de la violence sociale et ne devient pas cette classe pour soi, soit elle parvient à prendre conscience de l'exil de son faire, de l'exil de sa consommation et de la prolétarisation, des mauvais traitements dont elle est effectivement victime en tant que producteur. Cette tension de la petite bourgeoisie est l'enjeu de la guerre civile de classe en cours. De l'issue de cette guerre civile dépend le devenir de la violence sociale, de la stratification sociale et du travail concret en général23.



Le petit bourgeois méconnaît le travail concret de production du tiers monde. Il méconnaît son caractère méritoire, pénible, ardu, adroit, fastidieux, répétitif ou dangereux dans la fiction du prix, de l'achat, de la marque. Cette méconnaissance de la genèse des choses touche les matières premières et les conditions de vie des producteurs qui entretiennent le niveau de vie petit-bourgeois. Le petit-bourgeois attribue alors aux prolétaires des caractéristiques étranges, pittoresques pour en aliéner l'humanité. En cas de guerre, il leur attribue des crimes atroces. Les prolétaires sont sexualisés, renvoyés à un état de nature pré-humain, leur nature humaine leur est déniée24. Jamais ils ne sont présentés comme les damnés de la terre, comme ceux qui sont susceptibles de retourner la violence sociale à leur avantage. Le sel vient de leur labeur, pas de leur nature.

Proposition 68
L'impuissance socio-économique déréalise la vision du monde.
Proposition 69
La déréalisation de la vision du monde construit des pseudo-catégories d'essences sans substance.

Les consommateurs sont entourés de choses dont ils ignorent la genèse. Ces choses n'ont pas été fabriquées par un homo faber en construction de lui, en rencontre de l'autre, en projet mais par des ouvriers dépossédés des richesses qu'ils produisent, de l'accès aux outils de production et des savoirs liés à la production. Les consommateurs ne perçoivent pas les marchandises sous le mode du rapport de production qui les a générées mais sous le mode affectif du lien au sens, de commodité entre deux mondes isolés. Le consommateur ne fait pas le lien entre le prix de la marchandise qui lui donne accès à son train de vie et les conditions d'esclavage dans lesquelles elle est réalisée. L'abondance de choses dont le procès de production demeure opaque construit un monde que le consommateur domine naturellement puisque les choses sont là qui servent tous ses desiderata. Ce rapport aux choses affecte le psychisme, il n'y a plus de sujet en tant qu'autre. Les choses perdent de leur consistance, de leur prix humain, de leur valeur d'usage. Les choses comme réalité d'échange quantifiable, comme mystique marchande déterminent la vie du consommateur : les stratégies matrimoniales empruntes de considérations patrimoniales, les alliances familiales, les combats financiers, les inimitiés de la vie sociale elles-mêmes sont marquées par le souci de maintenir, de développer et de transmettre le patrimoine – c'est-à-dire la capacité à distraire des choses, à être étranger à leur prix en terme de force de travail, à leur réalisation en terme de travail concret. Ce qui témoigne des pères, le patrimonium se réduit – dans les lois puis dans les faits – à une série de biens en propriété susceptibles d'être convertis en d'autres biens ou de rémunérer l'héritier pour ce faire.


Déréalisation du sujet

L'idéalisme exagère l'importance de ce qui n'est pas lié à la matière et minimise l'importance de ce qui est lié à la matière. Le matérialisme semble lui être opposé. Pourtant, ces deux façons d'organiser la perception du monde se rejoignent dans la dissociation des deux dimensions de l'être, le matériel et l'immatériel. Nous avons pourtant insisté sur le lien entre le faire, entre le matériel, et la construction d'une identité, d'un moi relationnel et social. En étant convaincu que tout est affaire d'esprit, de virtualité technique ou de lutte entre des forces occultes, la réalité prend une dimension fantastique, elle devient un objet sur lequel la volonté est impuissante. Le sujet idéaliste vit alors la matérialité de sa propre vie, y compris dans ses aspects les plus organiques, les plus triviaux, comme si elle lui était extérieure. Il ne nomme pas les fonctions biologiques, il rejette la fatigue, la vieillesse, la maladie et la mort dans un futur improbable. À l'inverse – et de la même façon – un matérialisme strict isole les maladies psychiques, les souffrances morales de leur situation matérielle. Un cancer devient un accident, un suicide est dû à une fragilité individuelle sans que ces événements aussi spirituels que matériels ne trouvent un sens dans leur double aspect, matériel et spirituel, dans la représentation des choses du sujet. De manière plus spécifique, au sein du champ économique, les rapports de production, le mode d'organisation de la violence sociale affectent les existences et obèrent la puissance magique de l'instant vécu, ils sapent les aspirations mystiques par la quantification du temps et par la hiérarchisation des individus en strates sociales étanches. La prétention à la métaphysique en marge de l'économie ne peut se construire qu'en niant l'économie comme métaphysique, qu'en niant l'économie comme foi, comme vision du monde ou comme aspirations. Cette négation fonde l'économie comme objectivité, comme force d'évidence, elle naturalise aussi bien la vision du monde que l'économie charrie que le monde qu'elle construit, cette négation agit comme une naturalisation, une divinisation de la forme de violence sociale particulière qu'organise l'économie. L'économie en l'état actuelle, comme ensemble de descriptions de la réalité et de prescriptions est une religion qui ne s'assume pas en tant que telle. Cette religion masque son caractère religieux, elle se naturalise en pseudo-science. Mais derrière ses préceptes, ses concepts, ses convictions, elle organise, justifie et maintient une forme de violence sociale.

L'agent social peut donc soit privilégier l'aspect matériel, c'est-à-dire la conviction que l'économique détermine tout, soit l'aspect immatériel, c'est-à-dire la conviction que tout est spirituel sauf l'économique qui n'est pas pensé, qui demeure étranger aux théories, à la vision du monde. Ces deux attitudes s'avèrent proches dans les faits. Dans les deux cas, l'économique incarne un destin inéluctable auquel l'agent social se conforme par confort. Il s'agit alors, pour intégrer l'ordre de l'économique, du marchand, de cultiver l'absence au dynamisme, à l'aventure, à l'imprévu. L'être social doit se conformer ; il ne doit pas perturber ce qui est puisque ce qui est est et que l'être social en participe. L'apparence des agents sociaux se conforme aux canons dominants de la bienséance de leur groupe social. Les carrières professionnelles ou matrimoniales ne peuvent briller par leur singularité. Chaque individu mène sa propre carrière, spécifique en un sens, mais d'une manière, avec des objectifs qui sont partagés par tous les membres de la société. Les individualistes sont parfaitement égoïstes et, en tant que tels, parfaitement interchangeables. Au sein de l'entreprise ou de l'État, les agents sociaux sont évalués selon leur efficience et l'efficience est ramenée à la question comptable, à la question de l'accumulation que permet le travail concret lié au travail abstrait, au salaire. Cette notion d'efficience économique peut varier d'un moment à l'autre, selon les aléas de la conjoncture – un capital en extension requiert des travailleurs innovants alors qu'un capital en crise demande à ses travailleurs de réduire les frais, de maximaliser l'efficience et de minimiser les coûts. Un capital en crise énergétique demande aux travailleurs d'augmenter leur productivité horaire tout en réduisant la part de capital fixe nécessaire à la production.

En tout état de cause, le travailleur doit s'utiliser à des fins matérielles, il devient l'outil, l'instrument de sa propre stratégie d'avancement professionnel. Les travailleurs doivent se penser comme des marchandises sur le marché de l'emploi. Ils maximisent leur valeur de marchandise-travail par des stratégies impliquant la vie professionnelle aussi bien que par leurs réseaux sociaux. Le développement de réseaux sociaux orientés vers la valorisation de la marchandise-travail en modifie et la nature et le fonctionnement. Les amitiés, les liens sociaux s'organisent alors en fonction d'une valorisation potentielle sur le marché de l'emploi, les liens sociaux se transforment également en marché, les démarches affectives s'inscrivent dans des stratégies globales vénales. La bourgeoisie urbaine s'est toujours construit des relations mondaines de par le monde en fonction de stratégies sociales vénales. Ce qui est nouveau, c'est que ce rapport au social s'étend à l'ensemble du corps social, qu'il doit être intégré par les prolétaires, par les petits bourgeois en tant que prolétaires, en tant que travailleurs marchandises-emploi. La bourgeoisie à l'époque imaginait que sa représentation du monde était universelle, elle attribuait à ses valeurs, à sa façon de vivre une neutralité sociale qui fait sourire aujourd'hui. Pourtant, derrière les réseaux sociaux professionnels (ou non directement professionnels) s'affiche la même illusion naïve de neutralité sociale.

Le hiatus entre la représentation du monde des petits bourgeois et leur réalité symbolique et matérielle suscite une angoisse sociale. Le petit bourgeois vit le problème de la survie via le médium de l'argent, via le système des rapports de production, via la violence sociale. Il en découle un déficit d'être, de rencontre, d'invention, de travail concret, d'humanisation de la nature. Mais l'imaginaire bourgeois se représente le monde entier à sa ressemblance : le déficit d'être vécu ne connaît pas d'altérité visible dans le champ de représentation. En tant qu'unité de production économique, en tant qu'acteur d'un système sur lequel la volonté du sujet n'a pas de prise, il se vit au travers des prismes de l'utilité sociale. Il investit son énergie libidinale dans l'achat, dans la consommation. Plutôt que de poser des actes pour garantir la vie et la survie, plutôt que d'incarner la volonté de l'être, le sujet s'occupe avec des œuvres, de la science, des causes caritatives ou militantes … Le bourgeois incarnait la race, le lignage. Il faisait des affaires alors que le petit-bourgeois est employé à un projet qui dépasse totalement sa volonté, sa force de vie, ses aspirations ou ses rêves.

Proposition 70
La déréalisation de l'économique, du travail concret, est anxiogène. Elle cultive les sentiments de rancœur et d'impuissance.

La déréalisation du faire et de l'être

Dans le cadre de notre réflexion sur la consommation comme vecteur de la valeur d'usage, nous avons découvert la notion de plus-value de consommation, d'intérêt objectif, matériel, de classe à consommer dans certaines circonstances. Cet intérêt dessine une classe qui est à la fois bourgeoise et prolétaire en termes de rapports de production. Elle est complètement bourgeoise parce que, via la plus-value de consommation, elle touche ce qui s'apparente à une rente, elle est attachée à des privilèges liés à un système et, en tant que prolétaire, elle est forcée de vendre sa force de travail et, non l'avons vu, de se considérer comme son propre outil de travail, de s'utiliser comme faire-valoir sur le marché de l'emploi dans le cadre d'une stratégie sociale, dans le cadre d'une stratégie professionnelle.

Le petit-bourgeois ou le prolétaire doivent aussi se placer comme producteurs sur le marché de l'emploi. En tant que tels, ils doivent obéir à des ordres, se soumettre à des normes sociales pour pouvoir acquérir un pouvoir d'achat via un emploi. À mesure que s'étendent les sphères vénales de l'activité, des affects et des aspirations humaines, la soumission du travailleur et la réduction de l'implication de la volonté personnelle dans l'activité de travail concret anéantissent la possibilité de vivre quoi que ce soit de singularisant dans le cadre d'un travail concret lié à la production de valeur économique. L'extension de cette sphère vénale sans singularité, sans événement, touche les domaines les plus improbables. Prenons par exemple un homme obligeant qui voudrait faire plaisir à quelqu'un, lui confectionner un objet utile ou agréable. L'humain moderne doté de pouvoir d'achat sera suffisamment privé de temps, il sera suffisamment privé de capacités à construire des choses, qu'il aura recours à l'achat pour ce faire. Comme le cadeau est devenu un acte économique et que l'économie a été soumise à la prolétarisation, le cadeau devient un acte rituel, commun, sans possibilité d'investissement affectif propre – ou plutôt dont l'investissement affectif propre se cantonne au fait-même d'offrir un cadeau sans que la nature de l'acte lié au cadeau ait quelque existence. À la limite, le seul cadeau marchand qui puisse singulariser des êtres qui aspirent à l'événement-cadeau serait celui d'un présent biscornu dégotté au terme d'une longue quête dans les brocantes les plus baroques – mais ce cadeau-là risque d'être incompris, d'être hors de l'espace de représentation, d'être ob-scène pour celui qui est habitué à un cadeau sans événement, un cadeau sans acte de singularisation.

Proposition 71
La petite-bourgeoisie, la classe moyenne est à la fois pleinement bourgeoise et pleinement prolétaire.
Proposition 72
La petit-bourgeoisie tend, que ses agents le veuillent ou non, à devenir la classe universelle.

De même, voyager peut se faire à pied. L'énergie du voyage correspond alors exactement à l'énergie mise dans le déplacement par le marcheur. Le voyage est alors risqué et long. Le voyageur peut rencontrer des animaux sauvages, des brigands, des tempêtes, etc. Le voyageur est un être vulnérable que personne n'est obligé d'accueillir. Pourtant, les grands voyageurs sont connus depuis l'Antiquité. Ils ont été reçus, ils se sont mis en danger, parfois sont morts en chemin. Mais ils ont fait ce que nous ne pouvons plus faire : découvrir, rencontrer et, surtout, aller et être ailleurs. Il ne nous reste que le déplacement qui est un séjour dans des localisations différentes d'un même lieu, d'un lieu organisé selon les mêmes modalités culturelles, sociales ou économiques. Les lieux sont devenus uniformes avec l'efficacité et la rapidité du déplacement, les campagnes sont devenues des villes et les villes se sont conformées à un même modèle. On se déplace pour rester dans un même lieu.

De la même façon, l'acte de manger est prolétarisé. Pour manger, il faut se procurer de la nourriture. Le mangeur chasse, pèche, élève des animaux, cultive, laboure, cueille, ensemence ou récupère de la nourriture. Éventuellement, le mangeur prépare sa nourriture – s'il ne cuit pas ses légumes ou sa viande, ou s'il ne les ensile pas selon des techniques éprouvées, ils se gâteront. S'il ne soigne pas ses bêtes, elles dépériront. La nourriture met en scène des rituels, des habitudes, une étiquette culturels. La façon de manger, de passer à table, de se tenir à table diffère selon les coutumes. Dans le cadre d'une production économique de valeur, dans le cadre de la consommation capitaliste, le mangeur ne lie plus ces contraintes et ces plaisirs à l'acte de manger. Il lie l'acte de manger à l'achat, c'est-à-dire au travail de soumission de la volonté à l'ordre de la violence sociale, à la logique d'un système pendant une durée de temps déterminée (et cela peut être l'occasion d'une plus-value de consommation ou non). Celui qui mange doit aussi mâcher ses aliments jusqu'à satiété. L'intégration de la nourriture dans le champ de la valeur économique a congédié ces aspects-là des choses : l'agent social mange des aliments dont il ignore tout, dont il ignore le mode de production, le cadre ou les techniques de production. Ce qu’il mange lui est absolument étranger.

Pourtant, entre faire ses courses un samedi, dans des supermarchés bondés et consacrer vingt minutes par jour à un potager ou à un poulailler, il n'est pas toujours sûr que le consommateur gagne du temps. Plus fondamentalement, c'est le rapport symbolique, spirituel à la nourriture qui disparaît quand elle s'intègre dans le capitalisme. L'aspect social, rituel ou métaphysique de l'acte à l'origine de l'aliment disparaît dans les miasmes du quantitatif. L'animal chassé n'est pas tué n'importe comment ni par n'importe qui. Cela dépend des cultures, bien sûr, mais il y a toujours un rôle qui a du sens parce que la survie du groupe et comme groupe et comme forme de vie spécifique dépend de son rapport à la nourriture et aux ressources naturelles nourricières. Il s'agit donc, d'une manière ou d'une autre, d'établir, de maintenir un sens symbolique à la symbiose entre le groupe humain et son milieu nourricier. Lors des moissons, le groupe attire les grâces des divinités capricieuses par un sacrifice ou par une prière ; les druides, les sorciers bienveillants implorent la clémence des puissances tutélaires. Tous ces aspects symboliques, sociaux, magiques, analogiques, de la nourriture sont réduits par l'économie capitaliste à leurs seuls signifiants individuels. La nourriture devient alors une langue qui ne renvoie plus à rien, qui ne parle d'aucune réalité. Dans le cadre de rapports symboliques à la nourriture construits par l’utopie agissante des rapports de production, manger devient un signe sans signifié, un vagissement sans sens, un borborygme. La nourriture devient un signifiant du seul signifié de la marchandise : l'appartenance et la conformité de l'individu à un modèle social, à une classe donnée dans la hiérarchie sociale. La nourriture qui évoluait entre dieux et esprits se retrouve dans l'habitus chère à Bourdieu25, dans le signifiant de l'ordre social : on mangeait dans un acte de communion au groupe et à ses esprits, on mange dans l'affirmation solitaire d'un standing. On peut dire, en un sens, que si la nourriture capitaliste peut retrouver la qualité de la nourriture préindustrielle, elle ne peut en tout cas pas en retrouver la saveur.

L'accumulation, cette fameuse fonction ε, déréalise les zones les plus concrètes et les plus mystiques de l'existence. Le sujet après être devenu étranger à l'acte et à la singularisation de la volonté devient étranger à son monde même. Mais l'accumulation réclame toujours plus de sacrifices. Les enfants, les vieillards sont sollicités comme consommateurs, les repos quotidiens ou hebdomadaires sont peu à peu rongés26. Le capital entre dans le sommeil. Un rêveur relâche son attention. Il s'absente, il se détend. Dans son rêve, l'impossible, le non-crédible, l'analogique, le magique, l'incohérent s'immiscent en toute liberté et peuplent le vécu du sujet, aux confins de la mémoire et de l'oubli. Le sommeil est un mode d'être qui dépasse les contingences. L'économique a encadré les horaires de sommeil, il a médicalisé le rêve et les rêveries – ou les a confinés dans des parcs d'attraction – pour pouvoir maximiser les rendements diurnes des rêveurs. L'attention des travailleurs est continue quand ils veillent et leur productivité ne tolère aucun trouble du sommeil. Quand les travailleurs dorment, s'ils cherchent le sommeil, ce sont les somnifères, les anxiolytiques qu'ils prendront. Si les mode de vie ou l'état d'esprit des travailleurs envahissent la quiétude de leurs nuits, des médicaments gomment ces affects trop dangereux pour leur productivité, ces affects susceptibles de compromettre leur efficience au travail, leur carrière.



La mort même est maîtrisée par les processus de production. Il s'agit aussi bien de la mort physique que de la mort symbolique. N'importe quel sujet célèbre qui meurt demeure la proie de la propriété lucrative post-mortem. Les commémoration suivent les éditions souvenirs qui succèdent aux livres-témoignages avant de céder la place aux émissions souvenirs et à leurs produits dérivés, et à leur marketing tapageur. Mais la mort physique de l'anonyme elle-même est récupérée comme machine à sous, comme carburant du système économique en alimentant l'industrie florale, en nourrissant les croque-mort. Mourir est la fin ultime et inéluctable de l'existence humaine – c'est un aspect fondamental de l'existence qui était l'objet de rite, de cérémonies de groupe ou de cultes particuliers. Certains meurent en se retirant auparavant du monde des vivants. Ils cherchent alors une solitude pour partir, ils devancent la mort physique pour que le groupe accepte cette mort. D'autres s'entourent de proches, ils tentent de voler un dernier regard, un dernier sourire à la vie, en tentant alors de graver un dernier souvenir, de laisser quelque chose en partant. Ils terminent leur assiette. Dans la logique du capital, la mort devient affaire de gestion institutionnelle et de spécialistes. Le mort n'a pas l'occasion de vivre sa mort d'une manière qui conviennent à son choix (ou aux coutumes des siens). Les institutions de la mort, les professionnels de la santé jouent un rôle d'intermédiaires, d'experts face à la mort, ils jouent le rôle d'analgésique.



De ces diverses dépossessions de la faculté d'influer sur son existence propre ou prochaine – dépossessions que nous nommons la prolétarisation – découle un sentiment d'impuissance et de fatalisme, c'est le spleen, c'est l'ennui. Les consommateurs, les travailleurs dépossédés du rapport à la nature qu'implique le travail concret perdent prise sur ce qu'ils sont ou ce qu'ils deviennent. Ils ne peuvent plus voir comment l'autre, le prochain, le lointain, peut participer à la construction d'une conscience commune et d'une réalité partagée. Cette conscience commune ne peut se construire qu'à condition que les sujets se mettent en cause. Socrate ne peut faire accoucher la vérité si son disciple n'interagit pas avec lui. L'isolement ontique des agents sociaux empêche toute recherche de sens ou d'être commun. Les consommateurs petits-bourgeois s'entassent dans les centres commerciaux, ils peuvent s'agglutiner dans des banlieues apocalyptiques, ils n'en restent pas moins étrangers les uns aux autres, ils ne partagent rien de leurs réalités matérielles ou symboliques. Grégaires et interchangeables, seuls et anxieux, ils stationnent sur les décombres de leur singularité.



L'impossibilité de partage des affects, des aspirations ou des sentiments isole les petit-bourgeois les uns des autres. L'isolement étanchéifie les consciences entre elles, il coupe la communication entre elles et, partant, la rencontre. Le prochain devient étranger et l'étranger inconnu. L'inconnu envahit le monde petit-bourgeois jusque dans les tréfonds de l'être. Il affecte l'environnement, bien sûr, puis l'être même : l'individu devient un étranger à ses propres yeux. Comme l'individu est sans qualité et qu'il est son unique référent, les individus devenus des monades solipsistes s'écroulent, s'effondrent faute de sens et disparaissent sous la pression de la conformation à un ordre asocial. Pour éviter l'évanescence du sujet, des identités en prêt-à-porter se construisent. Le social et le relationnel sont alors redéfinis en catégories sociales rigides – l'angoisse du vide s'apaise alors, le social organise ses ersatz identitaires sur les décombres du vivre ensemble et du vivre avec soi. Ces catégories se sont organisées selon des axes successifs (et éventuellement simultanés) : le sexe, le pays, la race, l'ethnie, la religion, la classe sociale, la tribu urbaine, etc.

Proposition 73
La déréalisation de l'économique, du travail concret, construit des catégories d'essence dépourvue d'être ensemble, de Gemeinwesen.
Proposition 74
Le spectacle devient le mode d'interaction privilégié, exclusif, dans l'économie déréalisée.

Un être qui ne partage aucune réalité effective, ni matérielle, ni symbolique, avec ses pairs ne peut pas cultiver l'être ensemble. Il ne peut jouer avec ses pairs – en terme nietzschéens27 : l'enfant libéré du poids de ce qui entrave sa liberté joueou – pour parler comme Simondon28 : l'être devient ce qu'il n'est pas, il occupe un état métastable et devient aussi bien au niveau psychique qu'au niveau social dans un événement de singularisation – son individuation sociale est impossible. Cette impossibilité handicape les possibilités d'être de l'humain et, partant, limite son champ de dissipation et d'incarnation des possibles. Chacun reste alors dans sa bulle, personne ne peut se détendre, partager un amour ou une passion – y compris dans les situations les plus intimes. L'amour ne vit pas alors comme un jeu ensemble et comme la rencontre du mystère de l'autre et de soi mais il se réduit à un échange de plaisirs entre deux individus. Le sujet collectif disparaît dans sa portion légale : la famille, la personne physique ou morale. Il n'y a plus de Gemeinwesen, d'être ensemble.

Dans le cadre de cette déconfiture de l'être et de l'incarnation, l'apparence prend logiquement toute son importance. Le culte de l'image individuelle, de l'individu transformé en mythe, en totem, en essence absolue, culmine dans la publicité, dans les sports de masse. L'identité prend la forme du paraître. Le soin de l'image affecte l'image que le sujet se renvoie à lui-même, c'est dire que le sujet se médie par rapport à lui-même dans l'économie de l'image sociale. Cette économie de l'image sociale et les relations que l'individu entretient avec cette image construisent, au cœur de son psychisme, aussi bien l'imago social de son être que l'idéal du moi. Il ne ressent plus d'univers partagé, pas même avec lui-même. Traditionnellement, les adolescents à la puberté naissante s'attribuent une identité en forme de marque, un kit de prêt-à-porter pour se construire une personnalité. Grunge, punk, fils à papa, rappeur, jadis nouvelle vague ou romantique. Ce sont des identités fourre-tout ; elles mélangent aspirations, mode de vie, engagement politique spécifiques, conviction. Elles confondent la communication et la parole. Au delà de leurs différences, le punk, le skinhead, le communiant ou le trotskyste font leurs courses de la même façon (mais n'achètent pas les mêmes choses), ils entretiennent les mêmes (non) rapports avec la terre, avec leurs voisins, avec l'aliment, avec la mort, avec l'argent. Leur quotidien est construit sur une même misère, une même solitude affective.

La déréalisation s'opère à trois niveaux : la vie concrète est appauvrie par la prolétarisation – que ce soit au niveau du travail concret ou au niveau de la consommation, du rapport du désir à l'environnement ; l'imago sociale est conformée, est uniformisée par la publicité et ces deux déréalisations affectent l'idéal du moi dans la structuration de l'inconscient, elles construisent l'horizon des désirs des sujets individuels et collectifs.

Proposition 75
La déréalisation économique affecte le désir, l'imago sociale et l'idéal du Moi.
Proposition 76
L'asociété est ce qui advient sur les décombres de la société, des liens et des interactions intersubjectives.

La déréalisation de la vie va de pair avec une individualisation des modes d'existence. L'employé est seul et isolé devant son bulletin de paie, devant ses achats, devant ses difficultés. Ce n'est pas que les gens soient plus mauvais ou plus égoïstes qu'autrefois, c'est que le sujet collectif s'est évanoui en tant qu'environnement de puissance, en tant que siège de volonté. Mais cet évanouissement fait l'objet d'un processus actif, d'une lutte constante pour éviter le resurgissement de la subjectivité, du « nous » et du « je ». Le caractère historique, le lien avec une situation économique transitoire donnée échappe au sens commun. A priori, les difficultés devraient être résolues par ceux qui y sont confrontés : l'asociété remplace le sujet agissant, l'ensemble des gens confrontés à un problème commun par une myriade de monades qui tentent de résoudre ce problème chacune de leur côté, devant leur téléviseur, pourrait-on dire.

Un groupe humain quelconque confronté à l'éducation des enfants évalue le rôle à leur donner dans la communauté. Pour ce faire, il élabore des stratégies pour permettre aux enfants de remplir ce rôle. En revanche, quand le sujet social s'est dissous dans les monades individuelles, les parents sont contraints de mettre leur enfant à l'école. Ils sont contraints de manière individuelle : les parents qui dérogeraient à la règle devraient répondre individuellement de leurs actes. À l'école, les enfants apprennent à confier leur utilisation du temps à des autorités employées à cet effet. Ils ne s'en occupent pas eux-mêmes – de même, les autorités employées ne déterminent pas de manière singulière la manière dont ils vont organiser le temps des enfants. En outre, les heures scolaires, quantitativement essentielles dans la vie de l'enfant étaient dévolues à l'étude de savoirs utiles à la maîtrise des techniques industrielles quand la production économique l'exigeait. Quand on est passé à un management par projet, par équipe autour d'impératifs de production extérieurs, l'école est logiquement devenue une usine à pédagogie par le projet et, depuis qu'il s'agit de valoriser le travailleur sur le marché de l'emploi, l'école formate les têtes blondes au savoir être. Les enfants qui ne se conforment pas à ce programme en évolution permanente sont réputés inadaptés. Ils sont déclassés, envoyés en filières de relégation et leur carrière est sujette à caution et ce dès le plus jeune âge.

La déréalisation, la dépossession de l'acte productif et de l'acte symbolique, a correspondu à l'avènement de cette petite-bourgeoisie engluée dans la plus-value de consommation et dans la nécessité de vendre sa force de travail. Cette petit-bourgeoisie a émergé avec l'extension de l'économie capitaliste, extension consubstantielle à la nécessité de solvabiliser la production sur des marchés extérieur, nécessité qui correspond à la part non réalisée de la valeur ajoutée antérieure (le ε). Alors que dans les groupes humains dont la violence sociale s'organisait sur d'autres principes, l'évidence du cercle d'individus qui vivaient ensemble pouvait constituer une communauté – et une mise en commun des moyens de production – la communauté des classes sociales dont la violence sociale est organisée par le capital ne recoupe plus les horizons sensibles, la puissance de la volonté. L'appartenance à un groupe n'implique plus le partage d'un quotidien, de traditions avec les autres membres de ce groupe. Les nations, les classes, les appartenances ethniques, religieuses ou politique et philosophique divisent le monde en autant de communautés qui ne partagent rien au quotidien. Au mieux, elles ne partagent que leurs idées reçues, les associations sémantiques automatiques qui structurent leurs perceptions sociales29. Ceci explique pourquoi les membres d'une même communauté théorique ont tant de mal à s'entendre : ils sont étrangers de facto les uns aux autres. Un Français ne partage rien avec un autre Français. Il en va de même pour un musulman, un catholique, un chômeur, un prolétaire, un Indonésien, une ménagère de moins de cinquante ans, un homme de trente ans ou un handicapé. Par contre, dans le bruit d'une grève surgit la communauté partagée, le temps d'un piquet, le temps d'une lutte, communauté qui restera toute la vie, par un clin-d’œil, par un tu te souviens ? C'est qu'il faut un travail de destruction sociale permanent pour éviter ce surgissement du sujet humain, individuel ou collectif.

Proposition 77
L'évitement du surgissement de la communauté fait l'objet d'un travail de sape constant. Cet évitement est une utopie agissante, une idéologie sans incarnation qui influence et construit la société et les individus.

1Voir l'article de Stephen Rosenfeld, How the restaurant lobby makes sure fast food worders get poverty wages in Truthout, le 08 septembre 2013, en anglais : <http://truth-out.org/news/item/18681-how-the-restaurant-lobby-makes-sure-fast-food-workers-get-poverty-wages>

2Précisons que, à ce niveau de salaire, le brut est imposé à hauteur de 10 à 15 % aux États-Unis. Les cotisations employeurs légales sont négligeables.

3Edward Bernays, Propaganda, Comment manipuler l'opinion en démocratie, Zones, 2007, p.31.

4F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010.

5J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l'inestimable, Les Liens qui libèrent, p. 368 sqq.

6Voir notamment, B. Friot, La puissance du Salaire, op. cit.

7Les Services d'Échange Locaux fonctionnent comme des réseaux d'échange de service sans utilisation de monnaie standard. La valeur des services est matérialisée par les unités d'échange du groupe – un service vaut un service ou une heure de service vaut une heure de service.

8Jacques Généreux, op. cit.

9Les concepts d'homo faber et d'animal laborans sont empruntés à Hannah Arendt, La Crise de l'homme moderne, op. cit.

10F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, op. cit.

11F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1971.

12Les subventions salariales aux actionnaires ont représenté 11,25 milliards d'€ en Belgique en 2011, soit près du double de l'intégralité du budget chômage national. Cette somme a été payée pour partie par le contribuable, pour partie par les caisses de la sécurité sociale. Source : http://www.plan.be/admin/uploaded/201310291453290.GECE_EGCW_201301.pdf, p. 87 du Rapport au Gouvernement du GECE, Coût salarial, subventions salariales, productivité du travail et effort de formation des entreprises, Juillet 2013

13Certaines techniques de marketing utilisent les ressorts les plus intimes du psychisme, des associations inconscientes pour vendre les produits – que l'on songe à l’œuvre d'E. Barneys, Propaganda, op. cit. qui explique par le détail comment induire des désirs chez le consommateur, comment manipuler ses affects en s'adressant aux parties les plus irrationnelles, les plus archaïques de son être.

14Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands, Flammarion, 2005.

15Cette thèse intéressante fait pourtant l’impasse sur le fait que le patronat allemand a lourdement collaboré, qu’il a participé de manière particulièrement active à l’ascension nazie. Ceci dit, l’idée d’une complicité d’agents sociaux envers un mode de fonctionnement économique qui les lèse mérite que l’on s’y attarde.

16Les cotisations et les impôts sont de la valeur créée par les salariés sociaux et par les fonctionnaires, valeurs incluses dans le prix mais soustraites à notre raisonnement

17Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands, op. cit. Aly attribue à une relative redistribution de l'État social nazi la bienveillance ou, à tout le moins, la complicité dont il a bénéficié parmi la population. Nous ne prendrons pas ici parti pour sa thèse – ce n'est pas l'objet de l'ouvrage – et nous nous contenterons d'évoquer, parmi les causes possibles de la complicité de la population, le traumatisme des politiques monétaristes, la déréalisation de la vie petite bourgeoise de masse ou le délitement moral des élites, par exemple. Par contre, nous soulignerons avec d'autres le rôle déterminants des grands propriétaires lucratifs dans l'ascension de Hitler.

18Pour reprendre le titre de T. Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, 2005.

19E. Ionesco, Rhinocéros, Gallimard, 1959.

20Nous appartenons à la petite-bourgeoise comme l’écrasante majorité du corps social. C’est donc bien de l’intérieur de cette classe que nous nous positionnons et que nous analysons les choses. C’est de l’intérieur de l’utopie agissante de la petite-bourgeoise que nous la décrivons avec les biais cognitifs que cela implique.

21H. Marcuse, L'Homme unidimensionnel, Les Éditions de Minuit, 1968.

22R. Barthes, Mythologies, Seuil, 1957.

23Voir Coll., Tiqqun 2, Belles Lettres, 2001. Dans le premier texte, Introduction à la guerre civile, pp. 2-37, les mystérieux auteurs décrivent les luttes au sein de la société comme une guerre civile entre formes de vie. Nous reprenons à notre compte cette façon de voir qui permet de jeter un regard neuf sur le social et sur l'économique.

24Voir Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Gallimard, 1968. Elle explique le principe de la naturalisation et de la sexualisation pour les femmes, principe fort proche quant à la manière de procéder du principe de naturalisation et de sexualisation du prolétaire. P, 194 : L'homme recherche dans la femme l'Autre comme Nature et comme son semblable. Mais on sait quels sentiments ambivalents la Nature inspire à l'homme. Il l'exploite, mais elle l'écrase, il naît d'elle et il meurt en elle ; elle est la source de son être et le royaume qu'il soumet à sa volonté ; c'est une gangue matérielle dans laquelle l'âme est prisonnière, et c'est la réalité suprême (…) Tour à tour alliée, ennemie, elle apparaît comme le chaos ténébreux d'où sourd la vie, comme cette vie-même et comme l'au-delà vers lequel elle tend.

25Cette notion traverse l'intégralité de l’œuvre de Bourdieu – voir, par exemple, P. Bourdieu, J.-C. Passeron, Les Héritiers, les étudiants et la culture, Éditions de Minuit, 1964.

26À ce titre l'épuisante campagne pour la « liberté » de travailler le dimanche fait un écho singulier à la campagne du XIXe siècle pour la « liberté » de travail des enfants. Quand il s'agit de la liberté d'enchaîner Spartacus, l'esclavage se trouve toujours des avocats bavards.

27F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit.

28Simondon, L'Individuation psychique et collective, Aubier, 2007.


29Ce que R. Barthes nomme les mythologies. Les associations sémantiques du langage signifiant-signifié deviennent à leur tour des signifiants des connotations, des associations automatique entre un mot et un sens.