Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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XI enjeux

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En partant de la nécessité de refonder la science économique, nos conclusions résonnent avec des enjeux actuels cruciaux. Nous avons vu que le salaire ne créait pas d'inflation mais qu'il créait la valeur économique ; nous avons vu que la logique de l'emploi, par contre, détruisait les ressources disponibles, qu'elle les accaparait – c'est le temps humain en premier lieu mais aussi les forêts, les mers, les terres, les bâtiments, les outils de production, les innovations ancestrales traditionnelles, les semences, la propriété intellectuelle, etc. ; nous avons vu que l'humain avait besoin d'une puissance et d'une volonté rendues impossibles par l'industrialisation ; nous avons vu que la société elle-même cessait d'exister sous les coups de buttoir de l'obéissance aux impératifs de productivité ; nous avons vu que le capital parasitait le travail économique et que le travail économique parasitait le travail concret.

Nos conclusions permettent de modifier le cadre de pensée. Or, à l'heure où les politiques économiques ne parviennent plus à cacher leur inefficacité, il faut se poser la question du cadre. L'économie vulgaire ne peut pas apporter de bonnes solutions parce qu'elle ne peut poser les problèmes correctement et elle ne peut poser les problèmes correctement parce que son cadre de pensée ne correspond pas à l'objet de pensée. Pour le dire simplement, les problèmes, ce sont les solutions. L'art de faire de l'argent, la chrématistique, ne résout pas le problème de la prospérité (ou de la justice économique). La finance ne résout pas les questions de l'économie – aussi bien abstraite que concrète.

Nous avons vu que la tendance à l'accumulation se révélait mortelle pour la production de valeur concrète et de valeur économique à plus ou moins long terme. Nous avons vu, par contre, que la production concrète n'avait nulle besoin de production économique et que la production économique était le fait des seuls salaires et qu'elle était parasitée par la rente. Nous avons vu que les salaires pouvaient rémunérer des employés, des prestataires sociaux ou des fonctionnaires. Le salaire n'est pas nécessairement lié à l'emploi or l'emploi est nécessairement problématique puisqu'il obère la liberté humaine et pille les ressources, parce qu'il automatise l'acte productif le rendant inopérant en terme d'émancipation, d'actions humaines sur la nature.

En posant la valeur économique comme seul problème salarial, en dissociant le salaire de l'emploi, nous changeons de cadre à la suite de Friot. Cela est nécessaire mais ne suffit pas. Nous devons refonder la science économique de telle sorte qu'elle puisse penser l'économie concrète, la production et les actes productifs, l'économie abstraite, l'organisation de la violence sociale dans une perspective téléologique, dans une perspective métaphysique. L'économie doit devenir une lecture du monde – l'économie vulgaire l'est déjà – qui s'assume en tant que telle. Les questions économiques deviennent alors des questions de désir collectif, de choix, de possibilités individuelles de devenir dans la société ; elles deviennent des questions politiques au sens noble et ramènent la question du désir et de la puissance des sujets.

La question de l'écologie, de la production industrielle, du management, des rapports au travail, de la nature de ce qui est produit, du rapport au temps ou aux ressources naturelles, sont profondément politiques au niveau du corps social et métaphysiques au niveau des aspirations dudit corps social.

Ces quelques considérations éclairent les crises actuelles sous un jour nouveau et, en les inscrivant dans une science économique noble, nous pouvons en dégager des enjeux, nous pouvons prendre nos réflexions, notre savoir et en faire un outil de transformation du monde, un outil de devenir. C'est pour cela que nous avons développé l'économie comme science des blocages (des subparadoxes), des disparitions (des paradoxes) et de la révolution (des contradictions) : il s'agit de comprendre ce qui, dans l'économie concrète, dans l'économie abstraite et dans leur articulation est porteur de dynamisme ou d'immobilisme et, partant, d'agir en fonction d'une métaphysique assumée.

La prospérité


Nous avons réfléchi sur les bases matérielles et sur les fondements métaphysique de l'économie. La richesse économique est différente de la richesse d'usage. Si la richesse d'usage est créée par un travail concret, par un rapport de transformation du travailleur avec l'environnement, avec le monde, la richesse économique est liée à la violence des rapports de production. Cette valeur économique – équivalent de la valeur ajoutée – est créée finalement par les salaires, par ce qu'on nomme le travail abstrait. C'est l'ensemble des salaires qui crée la valeur économique. Nous parlons bien de valeur économique et non de valeur d'usage. Ils peuvent aussi bien être le fait de salaires directs, que de salaires socialisés, de prestations sociales (socialisation par la cotisation sociale) ou de salaires des fonctionnaires (socialisation par l'impôt).

Le processus de création de valeur économique est finalement lié aux seuls salaires parce que les salaires – quelles qu'en soient les formes – sont intégralement dépensés et, en étant dépensés, deviennent de la valeur économique, alimentent la valeur économique à venir et permettent à la production industrielle, à la production concrète de se vendre comme valeur économique.

Les salaires sous toutes leurs formes créent la valeur économique mais en marge de ce processus de création de valeur économique, la rente parasite l'économie abstraite en prélevant une partie de la valeur économique produite. La rente ne dépense qu'une partie de ce qu'elle accumule. À long terme, elle accumule à l'infini et, étant rémunérée sur base des intérêts de son principal, de son capital, ponctionne toujours plus fort la machine économique. Ce faisant, la rente doit augmenter le taux de profit, c'est-à-dire le taux d'exploitation. Le taux d'exploitation, c'est la marge bénéficiaire divisée par les salaires (dans la marge bénéficiaire, on inclut aussi bien les dividendes, la rente que les investissements puisque les titres de propriété de ces investissements demeurent la propriété des rentiers). Pour augmenter le taux d'exploitation, la rente va diminuer les salaires (socialisés et individualisés) et augmenter le temps de travail en emploi, dégrader les conditions de travail, la sécurité.

Du fait de la concurrence, les calculs individuels des rentiers s'annulent. Les gains de productivité, l'accumulation sous la forme de machines, d'outils de production ou de propriété intellectuelle sont absorbés par la diminution des prix sous la pression de la concurrence. La concurrence organise la compétition à mort des producteurs entre eux via les prix. Ce qui est mis en concurrence, ce sont les salaires individuels, la partie du prix correspondant à la valeur produite par les fonctionnaires et la partie du prix produite par les salariés sociaux, les retraités, les vacanciers, les chômeurs ou les invalides.

En sapant les salaires, la rente tue l'organisme économique qu'elle parasite puisque, faute de salaires (quelle qu'en soit la forme), il n'y a plus de création de valeur économique. Par ailleurs, comme la logique du profit des rentiers s'universalise, le mode de production économique s'uniformise. L'industrie impose l'industrie, la fabrique impose la fabrique, l'usine impose l'usine, le management scientifique de la production et des producteurs s'impose de la même façon. Les entreprises qui n'adoptent pas les innovations technologiques de la concurrence disparaissent puisqu'elles ne peuvent plus aligner leurs prix.


De manière plus inquiétante encore, le travail concret est menacé par l'emploi, par la pratique de la forme légitime d'activité économique. Dans l'emploi, nous l'avons vu, les interactions individuelles avec la nature sont soumises à la nécessité de faire du profit. La demande de plus-value de l'actionnaire détermine le type d'activité, son organisation et elle gère l'outil de production en fonction de son seul profit. Dans le cadre de l'emploi, à mesure que le fordisme s'étend à tous les secteurs productifs, le médical, l'éducation ou la culture, par exemple, l'acte productif de ces différents secteurs ne permet plus la singularisation du sujet. La clinique et la pédagie sont remplacées par le protocole. C'est contre la logique de l'emploi que les intermittents défendent leur talent, que les chômeurs défendent leur temps, leur présence à l'autre, que les médecins défendent leur science et leur fonction sociale, les infirmières leur soin ou les pompiers leur courage. Pour bien faire les choses, pour les faire efficacement, il faut forcément s'extraire du principe de rentabilité financière. Quand la rentabilité financière touche un secteur productif – que ce soit les journaux écrits, l'éducation ou les transports en commun – on constate que l'impératif du lucre diminue les salaires et le temps de travail, qu'il compromet les conditions de travail et les normes de sécurité et que, ce faisant, le travail abstrait, économique, compromet le travail concret. Les trains privés deviennent dangereux, ils arrivent en retard, les bâtiments deviennent l'objet de contrefaçons, les productions artistiques commerciales ont un goût de déjà-vu. L'emploi menace la qualité du travail concret et la qualification du producteur. La pratique consciencieuse d'un travail concret est devenue en soi un acte de résistance à la nécessité de profit.

La qualité des prestations professionnelles est obérée par cette logique de profit, de lucre. Les médecins alignent des certificats sans soigner, les aides-malades maltraitent les personnes âgées, les majors hollywoodiennes se répètent sans trêve, le courrier met trois jours pour arriver, les trains tombent en panne parce que la société qui loue les voitures n'est pas celle qui exploite le réseau ou le transport des voyageurs. Tout devient impossible. Les choses les plus simples telles que mener une scolarité ambitieuse deviennent hors de prix, ce sont des gageures tant le prix des tickets d'entrée est devenu exorbitant.

En compromettant les fondements du travail concret, c'est la prospérité générale qui tremble sur ses bases à cause du système de propriété lucrative. Tout a un prix, toute marchandise enrichit un actionnaire et exploite un travailleur mais la qualité intrinsèque des marchandises disparaît dans l'obsolescence programmée1, dans le clinquant, le tape à l’œil, dans le gadget mal fichu.

L'effondrement


L'accumulation des avoirs économiques, de la valeur entre les mains de propriétaires aussi riches que peu nombreux compromet le fonctionnement de l'économie concrète. Alors que ces propriétaires peuvent prospérer, peuvent amasser à l'infini de la valeur économique, les circuits de production économique concrets ne peuvent plus fonctionner. L'accumulation dépouille les outils de production économiques comme les sauterelles rongent les récoltes les plus abondantes. Le taux d'exploitation augmente – la part du salaire dans la production de valeur économique diminue – la composition organique du capital augmente – la part des investissements devient de plus en plus importante dans la production de valeur économique – et, l'un dans l'autre, la demande de produits économiques s'effondre. Les producteurs voient leur salaire diminuer en termes relatifs, ils ne peuvent plus dépenser l'argent qu'ils n'ont plus et, faute de dépense, la production concrète économique ne peut se vendre. Comme la production concrète ne peut se vendre, elle tourne à vide avant de s'interrompre. La machine économique est grippée de sa propre productivité concrète et de la guerre aux salaires sous toutes ses formes. Ce type de crise, une crise de surproduction, revient de manière cyclique, sauf à considérer qu'elle est là en permanence – que l'on songe aux années trente ou à la crise actuelle2 – et, dans la mesure où l'accumulation n'est pas contrecarrée par une politique volontariste, ces crises menacent de nous ramener à l'âge de la pierre avec, certes, des produits financiers très élaborés. Nous traverserons alors un âge de pierre avec la pollution, le réchauffement climatique et … le capitalisme.

Ces crises d'effondrement de la demande suite à la compression des salaires reviennent périodiquement dans le système capitaliste. Elles se résolvent de toute façon par un retour de l'interventionnisme étatique, par la régulation et par le développement du secteur public et des salaires individuels et sociaux3. Mais ce retour de l'État comme acteur économique et des salaires comme piliers de la valeur économique va souvent de pair avec l'autoritarisme politique et la guerre. La guerre permet d'écouler la surproduction de valeur, elle permet de trouver des marchés captifs qui acquièrent les marchandises impossibles à vendre du fait de l'accumulation. Entre ce qui est produit comme valeur économique et ce qui est dépensé, il y a une différence : l'accumulation ε. La valeur économique qui s'amasse est prélevée sur la production de valeur économique et ne se dépense pas – si elle se dépense, elle ne s'amasse pas ; si elle s'amasse, elle ne se dépense pas. Pour maintenir une production de valeur économique stable, il faut trouver des sources de dépenses extérieures pour pallier la disparition de valeur économique dans l'accumulation.

La guerre détruit aussi de la valeur – à l'instar des bulles financières ou des crises immobilières. La valeur accumulée ne peut se réaliser, ne peut s'incarner dans une production économique concrète et disparaît tout simplement en tant que valorisation économique. On peut évaluer la disparition du capital à 30 ou 40 % du PIB lors de la crise des années trente qui a culminé pendant la seconde guerre mondiale. Actuellement, le capital accumulé à purger représente quelque 1.000 % du PIB4, vingt à trente fois plus. La disparition de la valeur économique fait disparaître avec elle la valeur d'usage, la valeur concrète. Une guerre détruit des avoirs financiers et, avec eux, détruit des maisons, des usines, des ports, des terres agricoles, des centrales électriques, etc. et nous détruit, nos femmes, nos maris, les nôtres.

De manière générale, on peut estimer les dégâts d'une guerre à la quantité d'accumulation à détruire. Actuellement, cette accumulation représente plus de dix années de production économique, c'est-à-dire plus de l'intégralité de la valeur économique correspondant à l'ensemble du patrimoine, à l'ensemble des valeurs concrètes, d'usage, existant sur la terre. La nature d'un effondrement de ce type, l'importance de ses dégâts font peur. C'est que, avec la disparition d'outils économiques et de valeurs numéraires, ce sont des êtres humains, des ressources, des animaux qui disparaissent sans qu'ils aient la moindre responsabilité dans la crise de surproduction.

L'accumulation de valeur économique met en danger l'économie concrète (et, avec elle l'économie abstraite). Avec l'effondrement de l'économie concrète, ce sont les ressources qui sont menacées. Toutes les ressources sont mises à sec avec l'effondrement : les ressources de l'humain, son inventivité, sa créativité, ses instincts de vie ; les ressources naturelles, les minéraux, les hydrocarbures, les terres agricoles, les ressources halieutiques, les ressources en eau, la qualité de l'air, etc. ; les ressources sociales enfin, la composante sociale du travail ou de la vie culturelle.

La crise du travail


Il nous faut encore distinguer le travail concret du travail abstrait. Le travail concret en soi est un acte d'humain libre, désirant, puissant qui veut modifier son environnement. Le monde est modifié, humanisé pour manger, pour vivre, pour devenir, pour inventer, pour jouer. Sans angélisme aucun, l'humain au travail devient par son travail, il incarne sa volonté par son acte. Il fait pousser ce qu'il souhaite manger, il construit ce qu'il veut habiter, etc.

Le travail concret est aussi l'occasion pour l'individu de construire une société, d'y trouver une légitimité, de la modifier en fonction de ses aspirations.

La logique de la rente est liée à la propriété lucrative, au fait que la possession d'actions ou d'outils de production ouvre le droit à une rémunération, que ce soit sous forme de bénéfices, d'investissements (les investissements sont la propriété des propriétaires) ou de dividendes. Cette logique du propriétaire détermine la nature, l'organisation, les buts du travail en emploi. Le travail qui lui est soumis s'automatise, se conforme à des protocoles pour standardiser la production et garantir la rente. Le sens même de l'acte créatif. La logique de la rentabilité tue toute perspective d'individuation, de singularisation dans l'acte créatif et, parallèlement, elle obère toute perspective d'interaction sociale, toute société du fait même que l'acte de production est hétérotélique, qu'il est soumis à une logique, à un cadre extérieurs.

La crise écologique


L'effondrement du capitalisme épuise les ressources. Les ressources psychiques individuelles, nous l'avons vu, mais aussi les ressources naturelles. Au premier rang des enjeux actuels, il faut compter la survie de notre espèce. Sans Terre, sans sol, sans animaux, sans minéraux, la terre devient inhabitable, l'humanité et ses civilisations disparaissent. Nous n'avons guère de planche de salut. Il nous faut sauver nos ressources à long terme. L'enjeu, pour ce faire, est de dissocier lesdites ressources du système qui est en train de les emmener dans son effondrement. Des mouvements de résistances existent mais ils sont souvent récupérés par la logique du système.

Paradoxalement, c'est la rareté capitaliste, l'appropriation des moyens de production, des ressources au premier rang desquelles le temps humain, qui pousse au gaspillage. Le gaspillage permet au propriétaire lucratif le bénéfice, le bénéfice pousse à externaliser les coûts environnementaux des pratiques économiques, c'est-à-dire que le propriétaire se déresponsabilise des conséquences des actes productifs, des actes économiques que son avidité pousse à commettre.

La démocratie économique est la condition nécessaire (mais non suffisante) à la maîtrise écologique de la production économique. Il faut que les gens en tant qu'êtres humains, puissent décider de la nature de la production économique au regard des conséquences écologiques qu'ils devront supporter. Mais, tant que la logique de la propriété lucrative n'aura pas été sacrifiée, c'est l'environnement qui le sera. Entre un choix responsable et ruineux et un comportement irresponsable et lucratif, l'actionnaire (ou, pire, ses mandants mielleux) n'hésitera pas une seconde : s'il achète des actions, c'est pour que cela rapporte.

Note 51. La décroissance
Nicholas Georgescu-Roegen évoque le deuxième principe de la thermodynamique pour évaluer l'économie5. Un système clos se dégrade en termes énergétique, c'est l'augmentation du principe d'entropie. Pour éviter cette dégradation, l'économiste propose de diminuer la production de valeur économique.

Sur le fond, on ne peut que souscrire à l'idée de ménager les ressources, de ne pas gaspiller ce qui nous permet de nous nourrir, de nous abreuver, de nous chauffer. Si l'on coupe tous les arbres, nous allons être glacés, etc.

Cependant, Roegen pêche, de notre point de vue, à trois niveaux.

1. L'économie n'est pas un système fermé. Nous avons vu que l'indistinction de la valeur économique ne pouvait être évitée précisément que parce ce que ce système était ouvert, qu'il trouvait son énergie à l'extérieur.

2. L'activité humaine ne doit être gérée et pensée de l'extérieur, avec un point de vue théorique, elle doit être approchée en situation, selon ce qu'elle amène (ou ce qu'elle ôte) aux humains concernés. En considérant l'activité humaine comme séparée du désir humain, des sociétés humaines et de l'environnement humain, l'économiste décroissant esquisse le portrait d'un humain séparé de ce qui fait l'humain, son désir et son environnement.

3. Le mouvement de la décroissance prône une diminution de valeur économique. Il confond la valeur économique et la valeur concrète, la production concrète et la production abstraite. Si l'on veut diminuer le coût environnemental de l'activité humaine – encore faut-il voir les choses sous cet angle comme nous l'avons déjà remarqué –, il ne faut pas diminuer (ou augmenter, d'ailleurs) la valeur économique produite mais il faut changer la nature de l'activité humaine concrète : quand nous sommes passés à l'euro, en Belgique, par exemple, le PIB a été divisé par quarante sans que rien ne change en terme d'empreinte environnementale. De même, si l'agriculture se convertit massivement à la production biologique, la valeur ajoutée du secteur agricole augmenterait alors que l'empreinte écologique de l'activité concrète agricole diminuerait.

Par contre, si l'on veut modifier le type d'activité concrète de l'humain, il faut non pas modifier quantitativement la production de valeur ajoutée mais en modifier les principes de production. Actuellement, les travailleurs sont soumis à l'aiguillon de la nécessité – soit ils obéissent à un employeur, soit ils sont exclus socialement – pour produire de la valeur ajoutée. Ce principe conditionne l'activité productive humaine au bon vouloir des employeurs mus par l'appât du gain. Si l'on ne s'attaque pas à ce principe, à la propriété lucrative, donc, ce qui organise l'activité concrète demeure inchangé et, du coup, les nuisances de l'activité concrète humaine demeurent inchangées et ce, quelle que soit l'évolution de la production de valeur économique.

La crise de la société


La troisième sphère menacée par l'effondrement capitaliste, c'est la société elle-même. On peut dire que c'est la sphère dont l'effondrement est le plus avancé. Nous avons parlé de la décrépitude du désir, de la vacuité des forces social ou de l'inexistence de la société et en tant que projet et en tant que lieu de singularisation, d'existence humaine.

La frustration reste le seul moteur quand la perspective d'une vie riche, épanouissante, pleine de surprises est laminée par l'économie de masse du désir, par la publicité et ses comportements grégaires conformistes d'un part et, d'autre part, par une insertion sociale réduite à la soumission aux exigences de rentabilité d'un employeur, d'un actionnaire. La frustration du corps social s'incarne à travers divers discours, à travers divers partis politiques qui portent la colère et le ressentiment de l'impuissance. La vacuité, l'absurdité et la cruauté du vivre ensemble, l'inanité du désir commun, l'absurdité du travail vénal, deviennent ces dénonciations outrées, elles deviennent ces partis anti-pauvres, anti-immigrés, anti-chômeurs. La misère affective de l'existence sociale est bien sûr totalement étrangère à la présence de pauvres, d'immigrés ou de chômeurs. Au contraire, elle est liée à l'indigence de la vie capitaliste, à la pauvreté de la société, du faire ensemble dans un système de chiffres sans qualité, de rentabilité horaire ou d'externalisation. À mesure que le social se désertifie, qu'il se survit à l'état de souvenir, de collection anale, à mesure que la lutte devient célébration, que le politique devient polémique, que la langue devient message, que le plaisir devient possession, le social devient une gigantesque pulsion de mort, une gigantesque machine qui joue à se survivre dans un monde dans lequel l'autre est devenu insupportable.

Cela s'incarne dans les magasins sans âmes, dans la nourriture immangeable, dans les émissions abêtissantes, dans les publicités criardes, dans l'urbanisme automobile : l'ultime mode d'être, l'ultime ersatz d'individuation personnelle dans une société sans qualité, c'est la nuisance ; l'imbécile et opiniâtre nuisance. La maison est devenue une porte de garage.

Toute société est portée par un projet, souvent implicite. Ce projet est l'aspiration, le conatus, collectif. Nous avons parlé de l'individuation. Il s'agit du processus de devenir d'un individu en interaction avec son environnement6. Un individu donné devient ce qu'il n'est pas en rencontre avec un environnement et cet environnement est lui-même affecté par l'individuation. Si l'individuation peut prendre l'allure d'une lutte ou d'une opposition, elle n'en a pas nécessairement le caractère. Il s'agit plutôt d'une rencontre de deux singularités (individu et environnement) qui se singularisent précisément du fait de leur rencontre. Ce phénomène affecte aussi bien les individus que les corps sociaux plus larges. Une société peut être définie comme ce qui se singularise par la rencontre avec son environnement. Tout le monde connaît le principe du bouc émissaire, de l'altérité mise au ban qui construit l'identité sociale. Ce n'est heureusement pas le seul exemple de singularisation, d'individuation sociale. Le partage d'une mémoire, de code (Stiegler parlerait de rétention secondaire et tertiaire) appuie la subjectivisation de la société. Son histoire – c'est-à-dire les péripéties auxquelles elle est confrontée, les luttes qui la traversent ou les événements climatiques, les rencontres culturelles, les influences – construit en permanence la société-sujet et le regard de cette société sur elle-même.

Avec l'avènement des interactions sans qualité du mode capitaliste, avec l'avènement du chiffre comptable comme fin de toute action, comme contre-valeur indiscutable, la raison même du social périt et, avec elle, ce qui sert de cadre à l'individuation personnelle. Faute de cadre, d'environnement propre à permettre un devenir, l'individu est mis en situation de privation motrice. La privation sensorielle est un supplice : le prisonnier ne voit qu'une lumière blanchâtre, uniforme, sans aucune sollicitation visuelle, sonore ou olfactive. Il devient rapidement fou ou apathique. De même, la privation motrice à laquelle nous condamne une société sans possibilité de singularisation, nous prive du plaisir d'être, de vouloir, de devenir. Nous adoptons alors des comportements palliatifs, nous nous occupons, nous nous racontons en faisant l'impasse sur l'immense souffrance d'un monde sans monde.

Le principe de réalité et le principe de plaisir

Dans l'histoire de la pensée, l'individu et la société ne se sont pas toujours aussi bien articulés que dans l’œuvre de Simondon dont nous avons évoqué les travaux ci-dessus. Chez Freud, le principe de plaisir est une pulsion (certes tournée vers l'autre) individuelle à laquelle s'oppose la nécessité de la loi de l'autre, la nécessité des contraintes liées à la présence de l'autre : le principe de réalité. Marcuse s'est opposé à cette manière de voir en liant le plaisir et la présence de l'autre, en réconciliant les deux principes, le principe de soi, de plaisir, et de l'autre, de réalité. La société peut devenir siège du plaisir, le social peut épanouir l'individuel.

Sans prendre parti dans ce débat, nous affirmons que la question de l'articulation entre l'individu et le social est au cœur des enjeux actuels. La crise du politique atteste la crise de l'articulation entre l'individu et la société. Comment cette articulation ne serait-elle pas devenue problématique quand le travail dans l'emploi fait violence aux desiderata de l'individu, quand la source même de singularisation, l'acte, est transformée pour moitié en production pénible, contre-intuitive et, pour moitié, en consommation passive ? Le travail est devenu pénible sous le joug de l'emploi – il faut obéir, se soumettre, accepter, il faut mettre en veilleuse sa créativité, ses besoins corporels ou intellectuels pour produire plus, plus vite – alors que, en soi, le travail est censé être source de transformation du monde et d'affirmation de soi : qu'il est censé réconcilier le principe de plaisir et le principe de réalité. La société se présente comme ce que le travail permet. Le travail accaparé par l'emploi est un dédommagement moralement obligatoire à la société, c'est une façon de payer son dû. En présentant les choses de cette façon, le principe de réalité est grossièrement opposé au principe de plaisir. On comprend alors pourquoi l'individualisme qui est un des arguments commerciaux les plus ressassés se retourne contre une société contraignante, ennemie de la liberté individuelle.

La crise de l'articulation entre liberté individuelle et société construit des enjeux fondamentaux. Avant des les étudier brièvement, nous devons mentionner la souffrance d'un être qui doit s'individuer dans l'autre et ne peut le faire parce que l'autre est présent comme ennemi de son désir propre. Le désir individuel transformé en ennemi de son environnement perd tout appui pour s'individuer et sombre dans un solipsisme déprimant dans une solitude sans nom. Pour être libre et désirant, l'individu a besoin d'un monde avec lequel interagir, pas d'un monde en marge duquel il se construira le spectacle d'une liberté factice. Faute de ce rapport à la société, la volonté, la puissance de l'individu se font velléitaires, elles deviennent impuissantes et font patienter la frustration qu'elles créent par des actes compulsifs limites. En ce sens, le discours de la liberté est ce qui tue le plus efficacement la liberté puisqu'il empêche l'interaction entre le moi et l'autre, il empêche l'individuation, la singularisation. Il impose l'ennui – plus ou moins capricieux selon les moyens.

Liberté et démocratie


Un des signes les plus patents de la crise de l'articulation entre le social et la volonté individuelle, entre la puissance et le collectif, le social, c'est la machine de guerre liberticide qu'est devenue la démocratie politique. Cette crise n'est pas neuve : que l'on se rappelle le succès (relatif) d'Hitler ou de Mussolini aux élections représentatives, que l'on se rappelle les victoires des monarchistes sous la troisième république. Ces victoires démocratiques des ennemis de la démocratie constituent un paradoxe apparent. En fait, de manière plus profonde, c'est l'articulation entre la puissance individuelle et la délégation collective, la déresponsabilisation par la multiplication des maillons de la chaîne d'obéissance, qui est dysfonctionnelle.

Les représentants démocratiques sont élus en tant qu'individus et non en tant que projet politique. C'est pour cela que, après avoir voté non au référendum du traité constitutionnel européen, les Français ont pu envoyer au deuxième tour de l'élection présidentielle, deux candidats qui … y étaient favorables. Ils ont voté pour des personnes, pour des candidats qui semblaient proches de leur sensibilité, des candidats en qui ils faisaient confiance en dépit du fait que, en termes de projet politique, ils s'en démarquaient sur des points fondamentaux. De la même façon, les États-uniens soutiennent massivement l'idée d'une sécurité sociale universelle mais les candidats qu'ils choisissent pour la magistrature suprême sont tous hostiles à cette idée. Dans le même jus, les Français souhaitent abaisser l'âge de la retraite, diminuer le temps d'emploi ou augmenter les salaires des travailleurs – qu'ils soient dans l'emploi ou non – alors que tous les candidats qu'ils envoient au parlement ou à la présidence mettent en place des politiques d'élévation de l'âge de la retraite, d'augmentation du temps d'emploi et de diminution des salaires. Le Front National pourrait aussi bien arriver au pouvoir : sur ces points-là (qui font l'unanimité contre eux chez les électeurs) il ne se distingue en rien de ses compétiteurs.

La volonté, les aspirations populaires majoritaires sont en décalage avec le corps politique dans son ensemble – à quelques exceptions près, aussi méritoires que marginales. Les électeurs élisent des personnes avec lesquelles ils sont fondamentalement en désaccord. On peut tout aussi bien prendre les exemples des traités commerciaux ou des OGM, souvent massivement rejetés par les électeurs et souvent adoptés en catimini par les élus ; on peut prendre l'exemple de l'Euro ou du fonctionnement de la banque centrale, du libre-échange, de la politique monétariste ou du NAIRU contraires aux intérêts de tous les travailleurs (dans l'emploi ou hors emploi). De même, la démocratie dans l'entreprise, la démocratie dans l'économie, voire la démocratie dans les syndicats constituent les angles morts de la démocratie politique alors que les aspirations, les souffrances que génère la violence sociale du déni de démocratie à ces niveaux rend ces enjeux cruciaux pour l'immense majorité des électeurs.

Dans une offre politique complètement décalée par rapport aux aspirations des travailleurs, par rapport à leur conatus individuel et social, le choix se fait alors sur des questions secondaires. Les électeurs se laissent guider par l'affectif, par la frustration d'un mode d'existence dans lequel ils sont dépossédés de leur volonté et de leur puissance. Ils cherchent à canaliser, à occuper leurs bras ballants, leur volonté orpheline de cause, leur impuissance à devenir, à modifier leur être, leur environnement et leur existence.

Quand des électeurs choisissent leurs représentants sur des critères aussi peu en phase avec leurs besoins d'action, de prise sur la réalité, de puissance et de volonté collective, le velléitaire se fait délire, le délire devient crime de masse et le crime de masse se construit des justifications victimaires – le bourreau se présente toujours comme la victime des exactions de la victime de fait. À l'heure où les régimes totalitaires semblent redevenir à la mode, ce fonctionnement politique menace non plus la simple prospérité générale mais il touche à la paix, au vivre ensemble et à la simple harmonie de voisinage. Dans un contexte d'électeurs frustrés faute de prise sur leur vie, dans un contexte de montée de l'autoritarisme, c'est la civilisation-même que le défaut d'existence du mode de production capitaliste peut faire disparaître.

Il nous faudra alors trouver nos maquis et nos maigres armes pour construire un monde de puissance, de rencontres et de devenir. Au niveau politique, d'une manière ou d'une autre, les décisions devront revenir au corps électoral, le politique devra être affaire de désir et de puissance collectifs, et non le choix de représentants plus ou moins convaincants, plus ou moins séducteurs, plus ou moins sympathiques. Nous n'avons que faire de gestionnaires.

Faire ensemble


Le groupe disparaît en tant que sujet, qu'acteur en devenir avec la puissance et l'individuation, avec la volonté et la singularité. Le groupe, c'est aussi bien les groupements politiques, les associations religieuses ou culturelles, que les quelques êtres humains qui se réunissent pour animer un quartier, pour animer un édifice, pour servir une cause ou pour aider leur prochain. Cet aspect-là, concret, modeste, local, des communautés humaines peine également à prendre corps sous les coups de boutoir de la dépersonnalisation de l'industrie, du désir et du capital. La moindre expérience collective se transforme en lutte d'ego, en stratégies de sphères d'influence, en conflits de pouvoir. Les frustrations du manque d'être se déchargent sur le collectif rendant toute aventure sociale, toute aventure politique ou culturelle délicate sauf à tomber dans un micro-totalitarisme. Le ciment métaphysique du collectif peut aider la micro-politique des groupes à devenir quelque chose de constructif, ce ciment constructif appuie alors l'individuation, il devient l'environnement du sujet individuel et collectif7.

À cette exception près, les collectifs servent de siège non à l'individuation mais à l'affirmation de l'individualisation. Alors que l'individuation singularise le sujet et son environnement par leur interaction réciproque, l'individualisation isole le sujet de son environnement. Le monde individualisé devient alors le cadre d'affirmation d'un moi sans lien, de mérites individuels transcendants ou de reconnaissance d'une nature individuelle spécifique. L'individu se transforme alors en chose inerte, en réservoir à valeur humaine à l'instar des outils économiques, de l'art-placement ou des avoirs financiers. Dans ce cadre, les individus essaient de convertir le groupe en écrin, en faire-valoir de leur valeur individuelle. Cette démarche connaît ses gagnants et ses perdants mais ne permet à personne de devenir, de vouloir, de modifier un monde, de poser un acte. L'affirmation de soi devient un signifiant sans signifié – à l'instar de la valeur économique – et, en tant que système de signification, elle détermine l'être humain et le groupe humain. On ne cherchera pas ailleurs les dysfonctionnements des groupes politiques les plus sincères, les plus engagés ; on ne cherchera pas ailleurs la cause des innombrables schismes, des procès d'intention, des mises au ban d'un groupe, de la placardisation dans les milieux professionnels.

Nous souffrons de manque d'être, de manque de puissance et le groupe ne subsiste que comme cadre d'incarnation du pouvoir. Rien n'est pourtant plus opposé à la puissance que le pouvoir. Si la puissance est la possibilité de devenir – de se changer, de modifier le monde – le pouvoir, lui, domine le prochain. La puissance modifie le soi et le monde ; le pouvoir tient le monde immobile. La puissance est un principe de plaisir social, oral ; le pouvoir est une pulsion de mort, de maintien du même, le pouvoir est anal. Quand le groupe échoue à incarner une puissance, il devient le siège du pouvoir et, ce faisant, manque sa promesse de construire le sujet individuel et social. Le fascisme atteste ce phénomène à une échelle plus élevée, à une échelle nationale ; le fanatisme religieux soumis à des êtres assoiffés de pouvoirs, sacrilège parce qu'il évoque le nom de Dieu pour asseoir la domination de l'Homme sur l'Homme obéit aux mêmes schémas.

Stiegler dit que les électeurs du Front National (ou de la LDJ, de Daech ou du PS, peu importe8 dans la mesure où ils se soumettent de manière grégaire à des leaders sulfureux) ont besoin de soin, qu'ils sont maltraités. C'est certainement exact. Mais j'irai plus loin en disant que les électeurs du Front National incarnent ce que nous sommes tous, des âmes perdues, des âmes en peine. Nous sommes perdus car nous ne pouvons utiliser nos bras, nos têtes, nos cœurs. Nous voulons découvrir des mondes, construire des systèmes philosophiques et rencontrer l'inattendu et – j'y vois une maltraitance socialenous sommes confinés à contrôler nos achats, nos corps, notre carrière, notre santé, notre idéologie, nos choix familiaux. Nous n'avons pas besoin de contrôler, nous avons besoin de deveniret c'est là une conséquence des plus funestes de la déqualification, de la disparition de la qualification professionnelle nécessairement à l’œuvre dans la production et dans la consommation capitalistes. Faute de qualification personnelle, l'acte perd son côté structurant, métastable. À défaut de structuration dynamique, le pouvoir apparaît comme un succédané crédible sinon efficace.

Le dépassement du capitalisme, de la propriété lucrative permettrait d'associer des qualités à la production économique et, ce faisant, de redonner aux hommes sans qualité quelque chose comme une puissance, la puissance de devenir, de construire avec leurs pairs et poser des actes dans le monde, de vivre.

L'identité et la communauté


De la même façon que le pouvoir pousse sur les décombres de la puissance, l'identité croît sur les décombres du faire ensemble. Les groupes devenus foires d'empoigne atones ne comblent plus les besoins de construction sociale des individus. Ne leur restent, en ersatz de consolation, que les identités collectives en kit. Cela ne coûte rien de s'affirmer catholique, français, musulman, israélien, trotskyste ou libéral. Ces appartenances sont théoriques et ne correspondent à rien de concret. Que partagent les cheikhs immoraux, richissimes et les paysans des Aurès ? Que partagent les misérables qui se considèrent comme des pécheurs et les vedettes médiatiques incarnant un ordre moral chrétien fantasmé ? Quoi de commun entre les sans-abris chrétiens, les pèlerins philippins débordant de piété et le cynisme d'une famille royale (catholique) espagnole ? Que partagent les refuzniks israéliens et les journalistes dociles prompts à euphémiser les horreurs commises au nom de la « sécurité » ? En France, que partageaient Pétain sacrifiant son pays à sa personne, à son idéologie et Jaurès passionné de la paix et du bien-être de ses compatriotes au péril de sa vie ?

Les identités en kit ne signifient rien parce qu'elles ne correspondent pas à un environnement susceptibles d'individuer le sujet. La France (ou n’importe quel autre pays) construit une identité en creux : les Français partagent effectivement une même protection sociale et un même territoire, de mêmes lois et de mêmes institutions. C'est tout. Être Français (ou Belge, ou Iranien, ou États-unien) ne signifie rien d'autre. Les Français ne partagent rien au quotidien. De la même façon, les musulmans, les chrétiens ou les juifs ne partagent rien dans leur incarnation, en tant que vecteur, que termes ou que possibles de leur puissance. Je ne veux pas dire que la République, Marx, l'Islam, les Évangiles ou la Bible n'offrent pas l'occasion d'un engagement sincère, d'une aventure morale, mystique, métaphysique ou politique sincère – je dis que, en tant qu'environnement concret à un travail concret, à l'incarnation concrète d'une existence, d'une volonté ou d'une puissance, ce sont des concepts inopérants. Ils fonctionnent comme identités de substitutions en dépit de – et précisément du fait de – leur cohérence métaphysique.

C'est pourtant sur le plan du déterminisme individuel de masse que ces concepts nationaux, religieux, politiques ou ethniques sont censés fonctionner. De la même façon que la marchandise désincarne les propriétés du bien ou du service ou profit de la valeur économique, les concepts sociaux permettent de revendiquer une appartenance à défaut de construire un monde partagé, par des gens de mêmes catégories ou par des « étrangers », peu importe.

Les catégories remplacent la construction dynamique du sujet social, elles s'y substituent comme la valeur économique se substitue aux propriété du bien ou du service. Elles dressent entre les pairs, entre les prochains des barrières qui, à l'occasion d'une crise économique quelconque, sont le terreau de la violence millénariste. Les Yougoslaves, les Palestiniens, les Centrafricains, les Afghans et, il n'y a guère, les Européens eux-mêmes, attestent la chose de leurs monuments fleuris. Les catégories substantialistes, essentialistes détruisent les opposants politiques, les minorités religieuses, les minorités ethniques quand la violence économique doit se trouver des exutoires – et cette destruction, elle, n'a rien de théorique.

Au vu du désert de nos désirs, au vu de la profondeur de la crise économique liée à l'ampleur de l'accumulation, au vu de notre désespoir, de notre inaction forcée, du joug de notre soumission, nous craignons que l'enjeu de l'identité, de la désincarnation de l'être ne nous submerge sous la forme de la barbarie. Si cet écrit peut avoir un sens, c'est celui du combat, de l'humble combat idéologique et métaphysique contre les nuages noirs qui s'accumulent, une fois de plus, sur les décombres de la liberté. Soyons clairs : c'est parce que la liberté a déjà été abdiquée que l'orage menace.

Nous veillerons à aimer la vie à travers tout, à servir la soif de puissance et de rencontre, nous veillerons à ne pas haïr l'opprimé, nous veillerons à nous défier du pouvoir, de la soumission, de l'abdication de notre liberté. Tel est le sens du combat que nous menons dans notre solitude, entre deux malaises, entre deux discours de haine contre ceux qui ont des malaises. Nous appelons à ouvrir la porte aux poètes, aux gens motivés par leur travail concret, aux courageux, aux dévoués, aux sincères, aux fragiles, aux malades et, dans le secret de la rencontre, à rencontrer le frère et la sœur, à le devenir, à l'être.

Pour ce faire, il nous faut reconsidérer notre rapport à la matière, à l'environnement, il nous faut assumer notre puissance sur le monde et mépriser le pouvoir, la violence sociale de l'argent et du capital.

La construction du moi, l'économie psychique


Au terme de notre parcours, nous en venons à penser la construction des cadres de pensée humains. C'est parce que nous nous sommes senti comme perdu dans un champ de ruines que nous avons voulu penser les rapports à l'acte qui nous avaient exilé de l'être. Nous ne sommes en rien une exception – notre exil est on ne peut plus commun. Nous sommes exilés de notre être, de notre libre-arbitre, de notre volonté. Nous ne décidons pas comment nous vivons, ce que nous vivons : l'aiguillon de la nécessité façonne tous nos actes. Nous ne décidons pas ce qui est produit, pourquoi et comment, nous ne décidons pas à qui va le fruit du travail réel, à quoi il va être consacré – et, en perdant cette faculté fondamentale de poser un acte, nous sommes envoyés en exil de notre existence – nous ne décidons pas de la valeur économique et du mode de création de la valeur économique.

Alors on s'occupe de nous. On nous explique que l'économie fonctionne d'une façon naturelle, qu'il est donc naturel que nous soyons comme des mineurs, spectateurs passifs et impuissants de nos vies (impuissants à tel point qu'on se surprend à se rêver en êtres de pouvoir). Nous attendons que la vie passe. Quand nous étudions, nous nous disons que ce n'est qu'une phase avant la vraie vie, quand nous travaillons enfin, nous patientons dans un job qui ne correspond ni à nos aspirations, ni à nos qualifications – nous patientons en obéissant au N+1, au contremaître, au chef, aux actionnaires – parfois nous chômons, ce qui nous offre l'opportunité de goûter à un temps qui est nôtre, mais nous attendons alors que la vraie vie ne recommence sous la tutelle d'un employeur. Nous attendons toute notre vie de pouvoir décider, de pouvoir devenir, de ne plus rendre de comptes, nous attendons jusqu'à ce que l'âge ou la maladie nous rattrapent et nous constatons alors, sur nos organismes affaiblis, que la soif, que le besoin de liberté ont été à peine ébréchés par l'interminable claustration. La source coule toujours et c'est à cette source que le malaise du siècle (et du précédent et de celui avant), que le mal d'être soi, que le mal de ne pas être soi peut trouver son antidote.

Dépendance et construction de soi

L'anglicisme addiction désigne une dépendance à une habitude nuisible ou une toxicomanie. Le sujet se livre à son addiction en dépit de la conscience qu'il a de sa nocivité. 

Il peut s'agir de jeu, de drogue, d'argent, d'alcool ou de travail (on parle alors de workaholisme selon la terminologie anglo-saxonne). Le workaholisme prospère dans les sociétés industrielles capitalistes mais il n'est pas propre à ces dernières. Les anciens condamnaient déjà l'agitation fébrile, l'acédie, comme péché capital. Avant comme maintenant, cette attitude d'occupation compulsive omniprésente prévient le repos et la mise en disposition de soi à soi ou aux autres. Ces comportements permettent d'éviter d'être en phase avec soi-même, ce que les anciens formulaient en termes de rapport à Dieu.

La dépendance induit des comportements compulsifs, ce qui en fait une compulsion obsessionnelle. La compulsion obsessionnelle est motivée par une angoisse intérieure, un sentiment de vide, une absence de lien, de monde, une impossibilité de demeurer seul face à soi-même. Elle atteste une souffrance pour ainsi dire inextinguible.

Pour Foucault, le pouvoir – tout-puissant et irréductiblement extérieur sous l'Ancien Régime – s'est intériorisé par une gestion des populations. La peste a imposé un contrôle des populations et des territoires9.

L'enseignement10, en triant les élèves selon des catégories hiérarchisées, marquées par des signes extérieurs distincts, les uniformes, a fait intérioriser la "valeur", la hiérarchie sociale liée au "mérite", à la compétence personnelle. La hiérarchie scolaire a assis et légitimée la hiérarchie sociale mais, surtout, elle lui a donné une assise indiscutable : les exclus du système scolaire eux-mêmes ne discutaient plus le bien fondé de leur propre ostracisation, ils se percevaient au terme des différenciations et des hiérarchisations scolaires comme mauvais à l'école, comme mauvais tout court. Ce faisant, les hiérarchies sociales étaient acceptées par les intéressées, mieux, ils les reprenaient à leur compte.

De même11, la pensée analytique, catégorielle se substituait à la pensée associative, analogique dans le chef des intéressés par le biais du bio-pouvoir, par le moyen du monopole d'énonciation légitime des instances immatérielles dominantes (l'université, l'école et, plus tard, les médias).

Toutes ces facettes du gouvernement des masses humaines par un pouvoir intériorisé procédaient de la même façon. Par contrainte, catégorisation des humain et, finalement, par la force sur les corps. La violence sur les corps reste possible mais, dans la mesure où les intéressés intériorisent la violence de l'ordre sociale, elle ne doit plus s'exercer nécessairement directement.

L'intériorisation de la violence sociale pose un problème directement en relation avec la question de l'addiction. Les sujets deviennent étrangers à leur propre espace de représentation du monde. En tant que tels, en tant qu'étrangers, ils ne peuvent ni expliquer leur présence, ni l'assumer, ce qui les rend plus faibles en termes de relation, de culture, de racines, de lien à des mondes.

Loin des nôtres, étrangers à nos mondes, nous devenons alors des êtres faibles, paumés. Nous sommes à la merci des diverses addictions que nous offre obligeamment le système capitaliste. Notre manque de défense politique se traduit par un manque de défense corporelle, par une sensibilité chimique intériorisée à la dépendance.

Note 52. Gabor Maté, Le Royaume du fantôme affamé12
Le médecin, spécialiste de l’hyperkinésie et de l'addiction, auteur à succès au Canada part d'un certain nombre de constats médicaux.

- Les addictions sont fortement corrélées à des traumas infantiles ou des carences affectives.

Il peut s'agir d'angoisse parentale lors de la grossesse ou dans la première enfance, il peut s'agir de viol pendant l'enfance ou la jeunesse ou il peut s'agir de brutalité corporelle ou psychique sur l'intéressé(e).

- Les matières psychotropes addictives ne rendent pas tous leurs usagers dépendants; seuls certains usagers, au profil prédéterminé, développent une dépendance.

Certaines dépendances déclassent les intéressés - telles les drogues dures, le jeu ou l'alcool - alors que d'autres passent à peu près inaperçues - telle le workaholisme ou l'addiction aux achats compulsifs.

- Les personnes dépendantes développent des comportements de rattrapage, de compensation de leur trauma d'enfance toute leur vie.

Toutes les addictions répondent aux défaillances psychiques de la construction de l'enfant.

- On n'est jamais dépendant à une substance ou à un comportement mais aux effets qu'ils produisent sur le système endocrinien, sur le cerveau.

De la même façon que le cerveau construit l'image, il construit la perception du manque, de l'envie, de l'attente ou du shoot - qu'il s'agisse de travail, de courses, d'alcool ou d'autres drogues ou comportements addictifs. En terme de chimie du cerveau, tous ces comportements fonctionnent exactement de la même manière, qu'ils soient préjudiciables pour la santé ou non.

- Le cerveau est un organe vivant.

Les traumatismes peuvent construire un (dys)fonctionnement mais ils ne sont jamais insurmontables - la plastie cérébrale le prouve tous les jours: des capacités perdues lors d'un AVC ou lors d'un accident, du fait d'une lésion quelconque, peuvent se récupérer en faisant des exercices qui font contourner l'obstacle à l'activité cérébrale. On voit tous les jours des accidentés surmonter leur mutisme, leur paralysie locale, leur handicap verbal ou social par ces méthodes sans bistouri.

- Chimiquement, le développement de la dépendance peut s'expliquer par quatre voies chimiques endocriniennes:

1. l'ocytocine, l'hormone de l'amour ou de l'attachement n'est pas sécrétée normalement.

On peut le comprendre dans deux situations. Quand le contact et l'attention ne sont pas accordés à l'enfant, il ne peut sécréter cette hormone. Par ailleurs, quand la sécrétion de l'hormone s'accompagne de réaction imprévisibles - et notoirement négative - elle est associée à quelque chose de désagréable ce qui en compromet le fonctionnement normal. Dans les deux situations, les mécanismes de production de l'ocytocine chez l'enfant s'atrophient. Comme ils s'atrophient, les cellules réceptrices disparaissent elles aussi ce qui rend le niveau d'ocytocine nécessaire au bien être plus élevé. Cette hormone est sécrétée massivement quand le dépendant s'adonne à son addiction.

2. la dopamine ne stimule plus l'activité.

Normalement, elle permet la mise en branle de l'acte, de la création, du jeu. Quand cette hormone est insuffisamment stimulée (ou quand sa présence est associée à un retour négatif), sa production s'anémie et, de la même façon que l'ocytocine, les récepteurs deviennent plus rares, ce qui rend la "dose" d'hormones nécessaire à l'initiation de l'acte plus élevée. De nouveau, seuls les comportements ou les substances addictifs génèrent suffisamment de dopamine pour initier les actes du dépendant. Le workaholique va consacrer son temps exclusivement à son travail, le drogué ne sera motivé que par la recherche de drogue.

3. le cortex orbitofrontal ne répond plus normalement.

Cette partie du cortex pré-frontal est la zone qui évalue la nature de la relation de l'autre, qui évalue ses intentions et qui détermine le cadre, la limite entre les actes interdits (ils seront inhibés) et les actes permis (ils ne seront pas inhibés). Cette zone réagit en une fraction de seconde - le temps qu'il faut pour interrompre une main qui se lève dans une assemblée pour poser une question (mais non, j'aurai l'air bête). Cette zone ne peut plus fonctionner normalement tant en terme de limite à l'acte que d'évaluation de la relation de l'autre dans la mesure où les messages positifs et négatifs ont été mêlés ou, pire encore, où ils ont été absents de l'enfance.

4. le système endocrinien du stress ne fonctionne plus.

La cortisol est sécrétée en cas de stress majeur. Si cette hormone régule l'organisme de telle sorte qu'il se prépare à réagir au stress, l'exposition prolongée à cette hormone dérégule les fonctions vitale - notamment des troubles du sommeil, de digestion, etc.

Soit le stress peut être évité par une réponse (agressivité, fuite, etc.) soit il ne peut être contourné et c'est alors que l'inaction forcée amène l'organisme à produire la cortisol de manière continue avec des effets extrêmement dangereux pour l'organisme (Laborit, L'Inhibition de l'action, Masson, 1980).

Si l'on se place du point de vue hormonal ou chimique, l'organisme réagit à un stress extérieur intense (un fauve, un incendie, etc) en sécrétant des hormones qui vont mobiliser les ressources au maximum afin de permettre une réponse au danger. L'intéressé sera plus agressif, ses sens seront en alerte et ses muscles, son cœur seront sollicité. La prolongation de cet état entraîne l'exact inverse: l'inhibition.

Quand la production des hormones du stress est permanente, récurrente, le système endocrinien dysfonctionne complètement. Une présence trop longue ou trop répétée de stress amène à la dépression, aux troubles d'hyperactivité, aux obsessions compulsives ou ... à la dépendance.
Emploi, construction de soi et dépendance
Armés de ce tableau clinique grossièrement esquissé, nous pouvons voir le lien entre l'emploi et la dépendance. L'emploi est une façon particulière d'organiser le travail. Le travail, c'est l'ensemble des actes que pose le sujet pour transformer le monde, pour l'adapter à son humanité, à sa singularité, à ses besoins. Un travail dans un cadre positif renforce la puissance du sujet renforce le système de production de dopamine et renforce ses récepteurs puisque chaque initiative est susceptible de provoquer un retour affectivement positif.

L'emploi moderne ne permet plus de retour positif ou, quand il le permet, les retours positifs sont attribués de manière aléatoire et non en fonction des actes posés. Le management post-fordiste organise la concurrence de tous contre tous de manière permanente. Jamais, une victoire ne signifie un repos, jamais une tâche ne signifie le plaisir du devoir accompli car, le lendemain, l'heure d'après, Sisyphe revient et impose sa remise en concours perpétuelle. Par ailleurs, ce ne sont pas les actes réussis qui sont récompensés, c'est le fait d'être meilleur - c'est-à-dire plus rapide ou plus soumis - que les autres.

De même, l'amour, la collaboration, le fait de pouvoir faire appel au dévouement, à la confiance, à l'amitié d'autrui dans l'acte de travail stimule l'ocytocine.

L'emploi ne permet pas d'incarner le désir dans l'acte mais qu'il se borne à soumettre l'acte à une logique extérieure (celle du profit éventuellement incarné par un patron ou un contre-maître, mais ce n'est pas nécessaire) et qu'il s'organise par la concurrence de tous contre tous, la production de ocytocine n'est plus non plus à l’œuvre dans l'acte.

Comme l'emploi est une vente de temps contrainte par l'aiguillon de la nécessité, les employés surmenés (ou les workaholiques) manquent de temps, de ressources psychiques pour développer des relations affectives intimes, désintéressées. Ceci compromet non seulement la production d'ocytocine de l'employé mais aussi celle de ses proches, de ses enfants. Ces enfants seront alors des êtres privés de système endocrinien performant, ce qui les mettra à la merci de comportements addictifs.

Mais la vente du temps dans l'emploi impose la productivité dans le temps vécu et l'extension du temps travaillé. Il s'agit de produire davantage dans le même laps de temps, il s'agit de gagner en compétitivité. Comme tous les employés sont soumis à la même logique criminelle, les gains sont nuls en terme de valeur économique. Il y a pire. Le stress permanent auquel sont soumis les employés pour arriver à répondre aux exigences contradictoires du management détruit leur système endocrinien avec les conséquences que nous avons décrites: dépression, hyperactivité, dépendance, troubles obsessionnels compulsifs.

Parallèlement, les double binds, les doubles contraintes empêchent le travail en emploi de ressembler de près ou de loin à une quelconque réalisation de soi. La double contrainte, c'est quand il faut faire une chose et son contraire: il faut être rapide et bien faire le travail; il faut obéir à l'encadrement et faire preuve d'initiative et de créativité; il faut être fidèle à l'entreprise, l'aimer et l'entreprise ne fait de sentiment, "on est là pour gagner de l'argent".

Les doubles contraintes fragilisent la santé mentale des employés alors que les frustrations et les impossibilités de l'emploi les placent en situation de développer des addictions.

Fragilisés, isolés, coincés entre la contrainte de la nécessité, l'envie de reconnaissance et le délitement de la société, les employés deviennent alors de la chair à profit et sombrent dans un mutisme gris que - suprême supplice - ils transmettent malgré eux aux gens qu'ils aiment.

La chimie de l'emploi

La propriété lucrative, le fait de retirer de l'argent de titres de propriété nourrit l'avidité. L'avidité des propriétaires lucratifs les poussent à mettre la pression sur les producteurs pour qu'ils produisent de la valeur économique. L'anonymisation des sociétés par actions a fait exploser le phénomène en déresponsabilisant les propriétaires.

Les producteurs sont mis sous pression, sous stress de manière permanente. Jamais, la récompense 'chimique' ne vient relâcher le stress.

Le management post-fordiste accentue la tendance puisqu'il oppose les producteurs entre eux, les isole, ce qui les rend plus vulnérables au stress (et plus agressifs pour tenter d'échapper au stress) et atrophie leur système de production et de réception d'ocytocine.

L'aiguillon de la nécessité stresse de la même façon de manière permanente les producteurs. Le cadre de vie est précarisé, la survie est en permanence menacée. Le stress permanent génère les dysfonctionnements propres à l'exposition prolongée à la cortisol.

Par ailleurs, la vie sous le signe de la compétitivité s'accommode mal de moments de plaisir – notamment de plaisirs partagés. Cette absence anémie la production et les récepteurs de dopamine.

Le management en particulier et la situation d'emploi en général multiplient les situation de double binds, d'injonctions paradoxales. Il faut être soi-même et obéir à l'impératif de productivité. Il faut être conforme à l'esprit d'entreprise et être créatif, innovant et adaptable. Il faut aimer l'entreprise mais l'entreprise est là pour faire de l'argent, etc.

L'injonction paradoxale génère du stress de manière continue - nous en avons vu les effets.

Comme la concurrence et l'emploi organisent des relations interpersonnelles individualistes, sans intérêt à la coopération, le partage, l'amitié ou l'amour deviennent des choix coûteux, des options de vie compliquées à assumer, ils sont synonymes de déclassement, d'ostracisme social. Par ailleurs, le temps mangé par la production à profit économique entre directement en concurrence avec le temps partagé, le temps en famille. La déliquescence des relations humaines qu'induisent la rareté du temps et l'individualisation des relations interpersonnelles atrophie les systèmes hormonaux de plaisirs, d'attachement: l'ocytocine est contre-productive pour l'économie capitaliste.

Par ailleurs, la propriété lucrative oblige à effectuer ses tâches rapidement, efficacement. La découverte et le plaisir de l'acte sont congédiés au profit d'une gestion très utilitariste de l'acte. L'enquête et l'expérience sont remplacées par les protocoles. La dopamine n'a plus de lien avec l'acte, le plaisir est exilé du travail concret.

Tous ces éléments construisent des êtres angoissés, solitaires, vides qui doivent pallier leur absence de lien humain, d'amour, de joie, de stimulations dans de pauvres ersatz, dans ce que propose le bonheur marchand de la consommation.

Le système pathogène capitaliste se reproduit lui-même et tient sa propre logique, au détriment des aspirations, des désirs et de la santé.

La guerre de la concurrence et l'automatisation de la production créent un monde de solitudes, d'ennui, d'angoisse, un monde sans monde dans lequel le psychique est fragilisé, faute d'amour, faute de personnes de confiance. Ceci rend les prolétaires sensibles à l'addiction, cela entraîne des comportements de compensation susceptibles d'être dangereux pour la santé physique et mentale.






ocytocine dopamine s. endocrinien Cort. Orbito-frontal
Accumulation
productivité
Management pour être le plus productif Contre-productive : la production et les récepteurs s'atrophient L'initiative devient obéissance
Sur-sollicité
stress continu
Mis à mal par l'aléatoire




Concurrence entre les travailleurs anéantie grégarisme Stress continu L'autre est une menace
Aiguillon de la nécessité Rareté, le lendemain n'est pas assuré Sous-sollicitée : elle s'atrophie




Angoisse
stress continu
Menace diffuse
Propriété lucrative Le travailleur doit payer le propriétaire de l'usine en travailllant plus, en obéissant Sous-sollicitée : elle s'atrophie Impuissance
Angoisse
stress continu
Sans objet
Industrie Efficacité et détermination des mouvements, des pensées Contre-productive : elle s'atrophie Contre-productive : la production et les récepteurs s'atrophient




Sans objet
Désir et consommation La puissance devient pouvoir d'achat Utilisée en vecteur d'addiction comme shoot chimique Utilisée en vecteur d'addiction comme shoot chimique Dysfonctionnel Dysfonctionnel
Quitter la dépendance, construire les bases d'un sujet sain ce qui implique renoncer à l'accumulation, à la propriété lucrative, à la productivité, au management, au lien stressant entre la rémunération et le travail concret, au chantage de l'emploi et du chômage. Comme l'addiction pallie le manque d'attention, de présence humaines, la question de civilisation que pose le règne du capitalisme est celle du retour de la relation qui valorise, de la coopération, du plaisir d'être ensemble ou de ce qu'on pourrait appeler l'amour.

1Selon l'expression attribuée à Bernard London, Ending the Depression Through Planned Obsolescence  (1932). Dans cet article, l'auteur reprochait aux consommateurs … de conserver leur voiture trop longtemps. Il attribuait à leur parcimonie l'origine de la crise de l'époque.

2La crise des subprimes est une crise de surproduction. La titrisation des emprunts hypothécaires a permis de les consentir à des populations insolvables mais c'est l'insolvabilité de ces populations qui a forcé la création de ces produits financiers exotiques pour maintenir le marché immobilier. Le manque de solvabilité des nouveaux propriétaires immobiliers est directement lié à la stagnation salariale trentenaire aux États-Unis. Si les salaires avaient augmenté en proportion du PIB dans ces pays, ces jeunes ménages auraient pu acquérir leur maison comptant.

3Polanyi en fait la démonstration en 1948 dans K. Polanyi, La Grande Transformation, op. cit.

4Selon les évaluations officielles, le PIB mondial s'élève à 60 mille milliards de dollars alors que la seule capitalisation boursière (produits dérivés, titres plus ou moins exotiques et marchés d'actions) s'élève à 700 mille milliards de dollars.

5N. Georgescu-Roegen, Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie, Lausanne, Pierre-Marcel Favre, 1979. Texte disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/georgescu_roegen_nicolas/georgescu.html.

6Simondon, L'individu et sa genèse physico-biologique, op. cit.

7Selon l'heureuse formule de D. Vercauteren, Micropolitique des groupes, HB Éditions, 2007.

8Peu importe dans la mesure où le psychisme des séides de toutes ces organisations s’organise de la même façon mais il ne s’agit évidemment pas de nier les différences substantielles entre toutes ces entités.

9Voir M. Foucault, Sécurité, territoires, populations, Seuil/Gallimard, 2004.

10Voir M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit.

11Voir M. Foucault, Les Mots et les choses, op. cit.


12G. Maté, In the Realm of the hungry Ghost, North Atlantic Books, 2010.