Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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Le groupe disparaît en tant que sujet, qu'acteur en devenir avec la puissance et l'individuation, avec la volonté et la singularité. Le groupe, c'est aussi bien les groupements politiques, les associations religieuses ou culturelles, que les quelques êtres humains qui se réunissent pour animer un quartier, pour animer un édifice, pour servir une cause ou pour aider leur prochain. Cet aspect-là, concret, modeste, local, des communautés humaines peine également à prendre corps sous les coups de boutoir de la dépersonnalisation de l'industrie, du désir et du capital. La moindre expérience collective se transforme en lutte d'ego, en stratégies de sphères d'influence, en conflits de pouvoir. Les frustrations du manque d'être se déchargent sur le collectif rendant toute aventure sociale, toute aventure politique ou culturelle délicate sauf à tomber dans un micro-totalitarisme. Le ciment métaphysique du collectif peut aider la micro-politique des groupes à devenir quelque chose de constructif, ce ciment constructif appuie alors l'individuation, il devient l'environnement du sujet individuel et collectif7.

À cette exception près, les collectifs servent de siège non à l'individuation mais à l'affirmation de l'individualisation. Alors que l'individuation singularise le sujet et son environnement par leur interaction réciproque, l'individualisation isole le sujet de son environnement. Le monde individualisé devient alors le cadre d'affirmation d'un moi sans lien, de mérites individuels transcendants ou de reconnaissance d'une nature individuelle spécifique. L'individu se transforme alors en chose inerte, en réservoir à valeur humaine à l'instar des outils économiques, de l'art-placement ou des avoirs financiers. Dans ce cadre, les individus essaient de convertir le groupe en écrin, en faire-valoir de leur valeur individuelle. Cette démarche connaît ses gagnants et ses perdants mais ne permet à personne de devenir, de vouloir, de modifier un monde, de poser un acte. L'affirmation de soi devient un signifiant sans signifié – à l'instar de la valeur économique – et, en tant que système de signification, elle détermine l'être humain et le groupe humain. On ne cherchera pas ailleurs les dysfonctionnements des groupes politiques les plus sincères, les plus engagés ; on ne cherchera pas ailleurs la cause des innombrables schismes, des procès d'intention, des mises au ban d'un groupe, de la placardisation dans les milieux professionnels.

Nous souffrons de manque d'être, de manque de puissance et le groupe ne subsiste que comme cadre d'incarnation du pouvoir. Rien n'est pourtant plus opposé à la puissance que le pouvoir. Si la puissance est la possibilité de devenir – de se changer, de modifier le monde – le pouvoir, lui, domine le prochain. La puissance modifie le soi et le monde ; le pouvoir tient le monde immobile. La puissance est un principe de plaisir social, oral ; le pouvoir est une pulsion de mort, de maintien du même, le pouvoir est anal. Quand le groupe échoue à incarner une puissance, il devient le siège du pouvoir et, ce faisant, manque sa promesse de construire le sujet individuel et social. Le fascisme atteste ce phénomène à une échelle plus élevée, à une échelle nationale ; le fanatisme religieux soumis à des êtres assoiffés de pouvoirs, sacrilège parce qu'il évoque le nom de Dieu pour asseoir la domination de l'Homme sur l'Homme obéit aux mêmes schémas.

Stiegler dit que les électeurs du Front National (ou de la LDJ, de Daech ou du PS, peu importe8 dans la mesure où ils se soumettent de manière grégaire à des leaders sulfureux) ont besoin de soin, qu'ils sont maltraités. C'est certainement exact. Mais j'irai plus loin en disant que les électeurs du Front National incarnent ce que nous sommes tous, des âmes perdues, des âmes en peine. Nous sommes perdus car nous ne pouvons utiliser nos bras, nos têtes, nos cœurs. Nous voulons découvrir des mondes, construire des systèmes philosophiques et rencontrer l'inattendu et – j'y vois une maltraitance socialenous sommes confinés à contrôler nos achats, nos corps, notre carrière, notre santé, notre idéologie, nos choix familiaux. Nous n'avons pas besoin de contrôler, nous avons besoin de deveniret c'est là une conséquence des plus funestes de la déqualification, de la disparition de la qualification professionnelle nécessairement à l’œuvre dans la production et dans la consommation capitalistes. Faute de qualification personnelle, l'acte perd son côté structurant, métastable. À défaut de structuration dynamique, le pouvoir apparaît comme un succédané crédible sinon efficace.

Le dépassement du capitalisme, de la propriété lucrative permettrait d'associer des qualités à la production économique et, ce faisant, de redonner aux hommes sans qualité quelque chose comme une puissance, la puissance de devenir, de construire avec leurs pairs et poser des actes dans le monde, de vivre.