Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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X Pistes pour une nouvelle compréhension de l'économie


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 Au-delà des contradictions

La façon de poser des problèmes peut être source des problèmes1. Ce que nous allons voir ici, comme « problémologie » problématique, ce sont les oppositions qui n'en sont qu'en apparence. Pour comprendre comment s'organisent aussi bien la dialectique, le dynamisme des relations sociales, que les blocages, le manque de dynamisme et de négativité des réalités subparadoxales, il faut manipuler les notions de contraires et de contradictoires avec soin. Nous allons étudier ici quelques contradictions apparentes en en critiquant les aspects contradictoires et quand nous aurons fait cette évaluation, nous pourrons étudier les propositions distinctes et leurs éventuelles articulations analogiques. Nous aurons alors tenté de comprendre les carcans de la dynamique dialectique et ce qui explique pourquoi l'économie capitaliste ne s'effondre pas sous le poids de ses paradoxes.

Femmes et hommes


Le travail abstrait et l'économique en tant que mode d'organisation de la violence sociale quantitatif d'égaux en droit, d'êtres sans qualité affecte toutes les couches de l'être, les affects, les désirs, les pulsions et le psychisme. L'opposition entre les hommes et les femmes constituait un des paradigmes majeurs de la société de production. Ce paradigme permettait au système économique de fonder des unités de fonctionnement extra-capitalistes en soi, les familles. Ce paradigme permettait aussi à un système capitaliste en besoin vital d'énergie extérieure, non capitaliste du fait de la non-réalisation du l'accumulation de conserver cette structure de domination, de violence sociale qui lui était antérieure. La violence de genre est une violence sociale de naissance (même si on ne naît pas femme, on le devient2 …). Cette forme de violence – ou toute forme d'esclavage domestique ou autre qui subsiste et prolifère actuellement sur la surface du globe – sont des formes de violence sociales distinctes mais non contraires au capital. En tant que lieux sociaux extérieurs au capital, ils incarnent et permettent cet extérieur.

Le patriarcat, en particulier, divise le travail en sphère « productive » (masculine, employée) et « utile » (féminine, domestique3). Ce faisant, le patriarcat opère une double opération logique. D'une part, le travail abstrait est hiérarchisé entre le « légitime », rémunéré, et « l'utile », gratuit et, d'autre part, hiérarchise le travail concret selon ses contreparties en terme de travail abstrait. Le piège subparadoxal fonctionne également à merveille dans cette optique : en réclamant – de manière absolument légitime – une égalité d'accès au travail abstrait entre homme et femme, une certaine forme de féminisme légitime, qu'elle le veuille ou non, une hiérarchisation sociale ; elle légitime une forme de violence sociale, de distinction entre le travail concret et le travail abstrait. Un féminisme (ou tout autre mouvement politique ou philosophique) qui ne ferait pas l'économie de penser l'articulation entre travail concret et travail abstrait, qui voudrait valoriser les formes de travail concret non vénales se situerait d'emblée hors du subparadoxe et ouvrirait la vie au dynamisme socio-économique.

En tout cas, le patriarcat crée des niches hors du capitalisme. Ces niches ne constituent pas des endroits meilleurs ou plus habitables que le capitalisme puisqu'elles incarnent une logique de violence sociale antérieure au capital. Les niches extérieures au capitalisme ne sont pas ennemies du capitalisme puisque l'accumulation ε impose la conquête de marchés extérieurs. Les niches sont une condition à la pérennité de l'accumulation. La famille comme mode de reproduction social légitime permet l'héritage et inscrit la propriété lucrative dans le lignage – elle est donc essentielle au fonctionnement du capital comme accumulation et, comme l'accumulation est mortelle au capital, elle en est à la fois l'ennemi principal, pour paraphraser Delphy. Les niches de la famille échappent à la violence capitaliste et s'inscrivent dans une autre forme de violence ; elles construisent des individus dotés de qualités (toutes détestables qu'elles soient). Les qualités de ces individus, le fait qu'ils maîtrisent une langue maternelle, des habitus culturels, qu'ils s'inscrivent et puissent fonctionner dans une société, qu'ils puissent acquérir les propriétés utiles à fonctionner dans une société dont le capitalisme n'a pas aboli les codes sociaux. Le capitalisme se nourrit même des codes sociaux, ils sont des extérieurs sur lequel l'extension des marchés capitalistes peut compter. Bref, les familles nourrissent les qualités de l'individu, elles permettent l'héritage et le lignage, elles investissent de sens et de liens culturels les objets de culture de masse et ouvrent la consommation au sens culturel, elles construisent la libido, le fonctionnement psychique de l'être, elles construisent une individualité, des aspirations qui feront fonctionner l'appareil industriel – que ce soit en stimulant la consommation ou en opérationnalisant la production.

L'extension du capital ronge la cellule familiale et réclame l'intégration de la femme en particulier et du domestique en général dans la sphère économique de la violence sociale sans qualité. En intégrant le féminin – et, de la même façon, le masculin – en tant qu'éléments culturels structurant la violence sociale de naissance dans la sphère commerciale, la société capitaliste se prive des ressources du foyer – de ses névroses ou de ses injustices, certes – et, ce faisant, obère sa reproduction en tant que société (des humains sans qualité ne sont pas motivés à s'insérer, à faire comme tout le monde, à travailler ou à consommer) et en tant qu'économie. Nous avons vu que l'économie abstraite vampirisait, vivait au détriment de l'économie concrète. Or, le domestique est, par définition, le lieu de l'économie concrète sans contrepartie abstraite. C'est parce que des femmes ont fait le lit, nettoyé, élevé les enfants, fait le ménage ou cuisiné que les mineurs, que les ouvriers fordistes ont pu et peuvent produire à travers le monde ce qu'ils produisent alors que ces tâches ménagères, ce travail concret pour ainsi dire pur – dans l'état de déliquescence sociale avancée où en est le monde de l'emploi, il ne faut pas négliger l'attrait de la reconnaissance sociale d'un statut de naissance de femme, reconnaissance qui, dans la société du management par la haine, pourrait presque apparaître comme un paradis perdu, elle qui a inspiré et inspire les combats les plus courageux et les plus légitimes – n'a, lui, jamais eu besoin de l'aide du travail abstrait. C'est le travail abstrait, le travail économiquement reconnu qui vit au dépend du travail concret, domestique et non l'inverse. En s'étendant à la sphère domestique, le capital sape les motivations extérieures des travailleurs-consommateurs à participer à son système.

Le capital met alors en scène une représentation de la famille (et de la femme, de l'homme) qui est égalitaire – pour que tous les membres puissent travailler et consommer au maximum de leurs potentialités – et inégalitaire – pour que les membres de la famille puisse trouver un intérêt à la propriété privative, qu'ils puissent en tirer profit. De nouvelles familles apparaissent, dans lesquelles le lignage et l'héritage demeurent. Elles tiennent un rôle d’agrégat d'individus sans qualité, ces individus sont en concurrence sociale au sein de leur famille. La famille devient alors le lieu d'une mise en concurrence des individus, elle est un lieu de socialisation spectaculaire, individualiste. L'individu sans qualité s'affiche dans la famille qui lui sert de contexte, de fond à l'affirmation d'un statut social – ce qui rend la famille insupportable aux « ratés », à ceux qui ne font pas carrière – sans qu'elle ne soit plus le siège de quelque interaction, le milieu de quelque individuation. Pour ces « ratés », il ne reste qu'à endosser la lourde tunique du patient désigné, de l'original, de l'excentrique pour se défausser de la conformation du regard d'autrui.

Les membres de la société sont de plus en plus égaux, atomisés et isolés. Leurs relations se réduisent à la concurrence. Mais, de manière paradoxale, l'étiquette sociale perd de son sens à mesure que les acteurs sociaux perdent leur identité spécifique : comme la famille s'atomise, elle devient inefficace comme machine à intégrer un surmoi, une ligne de conduite idéale, comme machine à rendre les comportements sociaux compatibles avec un horizon d'attentes culturelles. Les travailleurs sont poussés à travailler davantage pour gagner plus, pour jouir d'un statut social mieux valorisé mais ce qui fait société se dilue. Les solitudes atomisées ne trouvent guère de moyen de briser leur isolement. Le gain de statut social se dilue dans la disparition du social.

Pour les femmes, c'est particulièrement cruel. Quand elles ont gagné le droit de participer à l'économie abstraite, à la violence sociale capitaliste, par le jeu de la concurrence, elles ont été contraintes de chercher un emploi. Les salaires permettaient à un homme seul de nourrir une famille dans les années 60. Aujourd'hui, pour un même niveau de vie, il faut également le salaire de la femme. C'est dire que la possibilité de participer à l'économie abstraite est devenue une obligation pour les femmes – à moins d'assumer un déclassement substantielet qu'elles sont toujours autant liées à l'autre revenu du ménage, celui de l'homme. Par l'aiguillon de la nécessité, la femme est devenue l'égale de l'homme dans l'exploitation du marché de l'emploi (elle demeure même moins payée, plus exploitée, ses horaires et ses contraintes de travail sont encore pires que celles des hommes) et, par dessus le marché, la promesse d'émancipation de l'accès au travail abstrait n'a pas été tenue puisque, sous la menace du déclassement, la femme doit rester économiquement liée à un homme. Sous la pression de l'asymétrie de la distribution des tâches domestiques et des tâches d'éducation des enfants, les femmes subissent en plus un rapport de force dans leur ménage. Les enfants sont à leur charge et deviennent autant de raisons matérielles de leur soumission à l'ordre de l'homme sans que l'ouverture du travail abstrait aux femmes les aient jamais libérées de quoi que ce soit4.

La division en genre n'a donc pas pu fonctionner de manière dynamique. Elle coince, elle aussi, les hommes et les femmes dans des rôles sans que l'extension de la sphère du travail abstrait ait pu résoudre le problème. Les genres ne sont donc pas contradictoires ou contraires au capital, ils fonctionnent comme une dynamique interne ou intégrée de la violence sociale sans qualité. Ce faisant, ils lient la violence sociale du capital à la violence sociale de la naissance et, en affirmant la continuité entre les deux types de violence sociale, nient le dynamisme dialectique entre les phases de la violence sociale.

On ne pourra émanciper les femmes (ou les hommes, d'ailleurs) en universalisant le travail abstrait. Il faut, au contraire, affirmer la légitimité, la primauté du travail concret. Et, pour ce faire, on voit mal comment faire l'économie d'une redéfinition du travail abstrait comme adjuvant de la puissance et de la volonté. Pour libérer tant soit peu les femmes (et les hommes) de leur conditionnement de genre, on ne peut procéder en légitimant ce qui fonde ce conditionnement, la hiérarchie entre le travail abstrait et le travail concret d'une part et, d'autre part, la soumission du travail abstrait à un employeur animé par le lucre. Ceci ne signifie nullement qu'il faille supprimer le travail abstrait ou qu'il ne faille pas se battre pour l'égalité hommes-femmes au sein du travail abstrait : la légitimation du travail concret permet seule des pratiques de la valeur universelles, profitables aux femmes et aux hommes, qui les libère de leur déterminisme de genre. Il ne faut pas ouvrir le travail abstrait en l'état à la femme, il faut permettre le travail concret hors du travail abstrait aussi bien aux femmes qu'aux hommes, il faut affirmer la valeur sociale du domestique, du gratuit, du lien, de l'affectif, la légitimité de l'intime et du singulier contre la logique comptable de la plus-value pour se libérer de la valeur abstraite comme hiérarchisation humaine de naissance5. Cette optique est nécessaire à l'émancipation mais non suffisante.

Faute de l'adopter, la dissonance cognitive entre l'affirmation de l'égalité en droit entre les hommes et les femmes et leur inégalité en fait rend cette question psychogène, elle congédie les acteurs sociaux de leurs propres représentations sociales. Ils deviennent des aberrations sociales à leurs propres yeux et pensent le social comme s'ils n'en faisaient pas partie. L'identité déjà déréalisée par l'industrie, le désir déjà conformé par la consommation de masse se double alors d'une étrangeté à soi – comme une enfant peut l'être à sa Barbie pâle, maigre, filiforme, impeccable, fluorescente, inorganique, sans vie, souriante, conforme et, surtout sans désir, sans culture, sans puissance, sans volonté et … sans sexe.

Proposition 170
L'émancipation des genres ne peut se faire que si l'on revalorise le travail concret et que l'on repense le travail abstrait, le mode de production économique.

Nature et culture


La nature et la culture sont souvent opposées. On les voit comme des contraires, comme des réalités qui ne peuvent être vraies en même temps. Ce qui est culturel n'est pas naturel et ce qui est naturel n'est pas culturel. Cette façon de voir les choses ne s'impose pas nécessairement. Dans la psychanalyse freudienne, on assimile la nature humaine à la culture. La nature de l'humain, c'est d'être un être de culture.

L'opposition entre nature et culture est liée à certaines idéologies. Dans l'ancien testament, par exemple, l'apparition de l'homme fait l'objet d'un chapitre à part – le samedi. La Bible attribue un rôle particulier à l'humain. Il doit dominer la terre et, à l'instar des autres êtres vivantes, il doit croître et se multiplier. En se référant à la Genèse, on voit l'humain comme une partie distincte de la nature, de la vie. L'Homme a dépassé son état de nature par le péché originel mais il peut (re)gagner son salut par une soumission à Dieu ou par un comportement idoine. La culture est alors ce qui permet à l'humain d'assumer son rôle à part dans la création, c'est ce qui organise sa vie en dépit de, malgré la connaissance. En termes nietzschéens, la culture dans ce sens-là est l'esthétisation du renoncement à la puissance. L'animal ne peut ni être baptisé, ni être ordonné : seul les humains ont accès aux sacrements, seuls les humains peuvent attester la profession de foi musulmane, seuls les humains sont baptisés.

De même, dans les visions téléologiques de l'histoire, l'humain apparaît toujours comme la consécration, le terme de l'évolution et non comme un élément unus inter pares. Il est l'aboutissement, la fin, le but. La vision anthropocentrique de l'histoire – souvent androcentrique et ethnocentrique – parcourt les discours les plus progressistes comme les plus réactionnaires. Les Lumières voient dans l'Homme le vecteur de la raison et Smith assimile le progrès à la pratique humaine de l'échange économique, à la prospérité des nations humaines. Marx a aussi assimilé la richesse économique au travail humain et nous l'avons d'ailleurs suivi en cela à condition de distinguer la richesse économique abstraite et la richesse concrète, à condition d'organiser la production de richesse économique de sorte que la production de richesse concrète soit assurée au mieux des intérêts communs.

Par contre, pour Freud, le principe de plaisir s'oppose au principe de réalité. De manière un peu simpliste, l'envie d'être heureux, d'être bien s'oppose aux calculs pragmatiques. La phylogenèse, l'histoire de l'espèce construit naturellement la culture comme histoire de la lutte entre le désirs de l'individu et des nécessaires contingences de la vie en communauté. Si l'on considère que l'humain est un animal social, la culture est partie intégrante de la nature, sinon, c'est cette lutte entre l'individu et son espèce qui est un fait de nature propre à l'humain. Selon Marcuse6, le principe de réalité, partagé au départ par toute société humaine, se réduit au seul principe de rendement dans la société industrielle capitaliste. Le pragmatisme issu de la vie en groupe, des compromis à adopter du fait de vivre avec d'autres acteurs, se réduit à la loi de l'efficience, du quantitatif dans notre conjoncture historique. Ce principe de rendement organise le travail dans la société industrielle. Comme le travail envahit en tant que rapport de production et en tant que mode perceptif et esthétique tous les domaines de l'existence, des idées, de la mémoire ou des affects humains, les agents sociaux ne perçoivent plus le caractère historique, contingent de ce principe. Faute d'évolution, la logique de la domination sociale tend à se naturaliser dans les représentations. Elle est érigée en absolu, en nature. C'est dire que le progrès, la volonté de dépasser la nature, l'âpreté de l'existence humaine naturalisent un système violent. Pour les thuriféraires de l'ordre libéral, les lois de commerce sont des lois de nature et le marché du travail est une donnée de nature – au grand désespoir des employés à l'existence appauvrie ou des chômeurs qui doivent comprendre que leurs aspirations sont des erreurs de la nature. Le libéralisme construit un fatalisme, une vision résignée de l'ordre qu'il installe … pour dépasser la nature.

Pour malsaine qu'elle soit, cette logique de la naturalisation du libéralisme poussée jusqu'au bout peut aboutir à des positions assez peu « libérales » : si les lois du capital7 sont lois de la nature, alors tout ce qui se passe sous les lois du capital sont des faits de nature et ne peut être contesté en tant que tel. Donc, les grèves, le fascisme, le keynésianisme, la régulation économique, l'autoritarisme, le communisme soviétique ou le syndicalisme qui sont nés dans le système de capitalisme-nature sont des faits naturels et ne peuvent pas être discutés. À ce moment-là, effectivement, il faut peut-être mieux éteindre la télévision : quand la « nature » justifie une domination sociale, c'est que la violence sociale économique entend devenir une violence sociale de naissance, c'est que l'ordre, la violence sociale deviennent sa légitimation ultime, ce qui ouvre les portes à tous les arbitraires … et à tous les contresens économiques. Dès qu'elle prétend être de l'ordre de la nature, l'économie quitte la sphère de la science, de l'observation des faits, pour celle de l'obscurantisme religieux le plus délirant.

Proposition 171
La culture est un fait de nature, l'humain est un fait de nature.
Proposition 172
L'argument « naturel » tend à transformer les choix politiques en fatalités ; cet argument s'oppose à la liberté alors que, dans la nature, on est libre.

La tension entre la nature et la culture peut se résoudre en considérant la culture comme un fait de nature d'une part et, d'autre part, en considérant le dynamisme de l'ordre social, la négation de la violence sociale également comme des faits de culture.

Dans la même idée, Simondon n'oppose pas la phylogenèse et la psychogenèse, les aspirations de l'individu et son individuation nécessairement inscrite dans un environnement, dans une interaction, un devenir avec un sujet plus large8. Ce processus qu'il nomme individuation se déroule au niveau physique, biologique, psychique et collectif : sa naturalité est liée à son universalité, il n'y a pas d'un côté une nature humaine spécifique et, de l'autre côté, une nature pré-culturelle mais un commun dynamisme, une commune métastabilité entre la glace, l'amibe, le psychisme et la société. Toutes ces formes de vie incarnent des aspirations, une puissance en devenir avec et dans des sujets plus larges. La culture n'est pas alors un fait distinct, une aberration dans la nature mais c'est un fait de nature qui poursuit la nature de la nature. La question de la naturalité, du fondement métaphysique de la domination ne se pose plus en ces termes. Seule demeure la question des désirs des formes de vie individuelles et collectives. Quant à la culture comme ensemble de codes, elle est faite de mémoires, de rétentions comme dirait Stiegler9, du premier type (sensoriel), du deuxième type (les codes communs) et du troisièmes types (les supports matériels extérieurs de la mémoire) – cet ensemble de codes n'apparaît pas comme un phénomène non naturel, comme une aberration humaine puisqu'elle n'est pas exclusivement humaine.

Nous devons passer outre les références à la nature comme pseudo-justifications métaphysiques pour évaluer l'économique sans nous encombrer de « lois naturelles », de « pertinence divine » ou de référence à un absolu indiscutable. L'être humain est une créature « naturelle » et, avec lui, comme d'autres êtres ont des pinces, des carapaces ou des antennes, la culture lui est viscéralement liée. La culture est un fait de nature et, avec elle, la discussion, la controverse, l'opinion adverse ou le conflit. Les désaccords ont toujours structuré toutes les cultures-natures ; ils sont liés à la nature humaine parfaitement adaptée au devenir, à l'environnement de l'humain. De la même façon que les ratons-laveurs ou les fourmis n'ont nul besoin de potentat, de main invisible pour demeurer prospères à travers les siècles, les faits de culture atteste l'adaptation humaine à la nécessité, au dynamisme, à l'équilibre psychique et intellectuel. L'économie doit avoir l'ambition d'ouvrir des portes et non d'en fermer, sous peine de sombrer dans une religion anti-humaniste incantatoire, de devenir une machine à justifier la misère au nom de la prospérité ou de lois « naturelles ».

Matière et idée

Dans la caverne de Platon, les troglodytes ne voient que les ombres de la réalité projetées sur la paroi. Ils ne voient guère que le reflet de la réalité sans jamais la voir directement. La réalité platonicienne est extérieure aux mondes sensoriels perceptifs, elle se joue au niveau des idées – la réalité sensible n'est qu'un reflet d'une vérité10. Dans la même idée, depuis longtemps, le débat sur la dualité du corps et de l'âme agite les églises. L'âme incarne l'idée, la chair incarne l'image sensible de l'idée réelle. Avec Heidegger, c'est l'existence elle-même qui est établie en idéal, en principe supérieur d'organisation, d'explication du monde sensible11. Ce qui est vécu, ce qui est senti, ce qui est perçu, l'individuation sensorielle et mémorielle, le monde affectif et émotionnel est soumis à une idée, à un idéal extérieur. Cet idéal extérieur correspond à une délocalisation de la morale : on vit en fonction du concept au lieu de concevoir en fonction de la vie ou au lieu de vivre et concevoir simultanément.

Marx a posé le primat de la matière, de ce qui est effectif dans le monde des sens. Ce faisant, il a creusé la tombe d'une certaine philosophie idéaliste. Mais il demeurait dans l'idéal : le Progrès incarnait le sens de l'histoire. Cette faille idéaliste dans l'univers marxien a fait le lit d'une philosophie que le penseur allemand entendait redéfinir comme πραξις. La matière détermine les rapports matériels, les rapports de production qui construisent à leur tour les superstructures, les manifestations de la matière que sont l'esprit, les religions, les croyances, l'art, les idéologies, etc. Le primat de la matière correspond à l'économique. Il n'est pas propre à Marx, il marque plutôt une époque, des rapports de production historiques.

L'économisme de Marx s'inscrit – et il le revendique – dans la tradition libérale bien qu'il s'en distingue par ses perspectives, sa sensibilité, son engagement et sa formidable humanité. Il peut se poser comme un anti-capitalisme qui renforce le capitalisme, un anti-capitalisme paradoxal d'un capitalisme subparadoxal. Chez Smith, les échanges matériels construisent déjà un monde matériel dans lequel les capacités productives de chacun sont utilisées au mieux. Cette idée, assez simple finalement, souvent résumée par l'image de la main invisible, justifie et explique une réalité matérielle. Elle donne un sens extérieur à la matière, au monde des sens. Cela empêche la matière – ou l'économie – de se déployer pleinement comme absence d'idéologie. L'idéologique demeure toujours à la base du choix du matérialisme.

Pour le dire autrement, la tentative de fuite du métaphysique dans le matériel ou dans le perceptible, dans le sensible ou dans le Dasein12, dans le quantifiable demeure vouée à l'échec car elle se fonde sur une métaphysique de la matière, sur un idéal du monde sensible. Le fait de vouloir se débarrasser de tous les idéaux extérieurs en choisissant la réalité sensible comme idéal manque à cet objectif : la réalité sensible – le principe de rendement – devient l'idéal extérieur.

Le paradoxe peut sembler spécieux. Il n'en est rien. Les gens ne travaillent pas nécessairement pour maximiser leurs intérêts ou pour accumuler. La contingence de l'intérêt strictement capitaliste amène les travailleurs à ne pas fonctionner comme homo œconomicus. La cause motrice du travail, de l'ambition sociale, ce n'est paradoxalement pas nécessairement l'appât du gain matériel mais c'est plutôt l'envie de prestige social, la frime, le désir de bien faire ou de gagner le paradis, l'envie de venger une blessure ou le besoin de reconnaissance par des proches. La violence sociale de classe elle-même organise une violence qui n'a rien d'objectif, de neutre.

À l'origine de la volonté de gain matériel, on trouve des motivations éminemment immatérielles, éminemment métaphysiques. Le travailleur veut gagner de l'argent pour être bien vu ou pour avoir de lui-même une image sociale qui corresponde à son idéal du moi social. Le travail concret ou abstrait est toujours inscrit dans la libido : en amont, le désir de lien ou de semble lien pousse au travail et, en aval, la libido du travailleur est affectée par son travail. Au travail, les pulsions de plaisir sont aliénées par le principe de maximisation de la performance. En termes freudiens, le principe de plaisir devient le principe de rendement dans le travail capitaliste13. En termes vulgaires, l'agent social trouve son plaisir, éprouve une satisfaction construite dans son travail puisque, comme la société du travail régente les désirs en les canalisant dans la cellule monogame et que le cadre qu'organise le travail abstrait sépare le sujet de son plaisir, il ne peut plus éprouver de plaisir directement. Inversement, le travail agréable, plein de sens pour le producteur devient insupportable à cause du joug de l'emploi.

Pour reprendre les termes de Lordon, on pourrait parler de coaxialisation psychogène du désir individuel et du désir attendu du travail en emploi ou, en termes plus simples, d'alignement des désirs de l'employé sur les impératifs de la production soumise à l'appât du gain de l'employeur et ce alors que ces impératifs sont changeants, imprévisibles et éventuellement nuisibles au bien-être de l'intéressé. L'employé est saisi par le syndrome de Stockholm et prend fait et cause pour son employeur dont les intérêts de classe sont directement et irrévocablement hostiles aux siens. Le producteur conforme ses désirs à ce que son employeur – mû par le seul intérêt vénal – en attend. Par contre, l'employé aura tendance à rejeter les travailleurs qui aiment leur travail en dehors du cadre appauvrissant de l'emploi. Il y alors comme une mauvaise conscience, comme une culpabilité à faire ce que l'on aime et une obligation morale à demeurer dans l'emploi. L'utilité et la valorisations sociales sont alors conditionnées à la soumission du travail à un cadre imposé par un propriétaire lucratif – propriétaire qui n'a, lui, à justifier de rien quant à ladite utilité sociale.

D'autre part, le travailleur, par son travail, affecte les données sensibles de la matière, il crée un environnement qui l'affecte en retour. Le travail concret sculpte la nature et affecte l'environnement du travailleur. Un ouvrier automobile construit des automobiles qui vont peupler ses lieux de vie. Il est contraint d'acquérir ce mode de transport puisque, en s'universalisant, la voiture s'est rendue indispensable pour se déplacer et les déplacements sont devenus indispensables pour se socialiser – en produisant des voitures, on contribue à rendre les trottoirs inconfortables et le cyclisme dangereux, de ce fait on participe à l'extension du monopole de ce mode de transport sur les déplacements. La construction de l'identité sociale de l'agent intègre l'objet-automobile dans sa structuration.

Les travailleurs sont contraints de vendre leur force de travail pour jouir d'un statut, d'une image sociale d'eux-mêmes. Pour ce faire, ils utilisent plus ou moins consciemment le matérialisme économique comme une espèce de fétichisme extérieur, comme un idéal justificateur, comme un chiffre. L'économique devient alors pour les travailleurs une évidence de l'ordre de la foi, c'est une nouvelle transcendance cachée. En tant que religion cachée, elle impose ses codes, sa respectabilité de façade, ses grands-messes, son pharisaïsme, son clergé et ses rites.

Ce paradoxe matière et esprit peut amener plusieurs choses. Soit il perdure parce que le matériel apporte effectivement des satisfactions sociales et libidinales ; soit il ne peut persister parce que les acteurs ne supportent plus cette métaphysique d'absence de métaphysique ; soit, ce paradoxe débouche sur autre chose, sur une autre métaphysique, sur un retour de la philosophie ou encore une méfiance envers le matériel. Disons que les champs de possible en matière de métaphysique sont aussi assez ouverts du fait du paradoxe dans lequel ils s'inscrivent. C'est cette ouverture, cette nécessité de quitter le paradigme du pouvoir de l'argent pour celui de la puissance qui ont motivé l'écriture de cet ouvrage : nous sommes à un carrefour, les jeux ne sont pas faits et les enjeux sont colossaux – il s'agit d'affirmer que l'humain est viable au prix du capitalisme ou que le capitalisme est viable au prix de l'humain.

Proposition 173
Les rapports à l'économique et au travail en emploi des sociétés contemporaines sont de l'ordre du religieux.

Objet et sujet

Ce que nous appelons la prolétarisation du procès de production, c'est la dépossession de l'outil de production et des connaissances pour assurer sa propre production. Avec le fordisme, le travailleur s'inscrit dans des processus de production pensés à l'avance. La capacité de l’acte à épanouir le sujet au travail en emploi en le soumettant à des problèmes qu'il peut résoudre est définitivement obérée par la prolétarisation et par la rationalisation du procès de production. La maximisation de l'efficience productive correspond, à un certain stade du capitalisme, à une désubjectivisation du travail. Quant aux modes d'organisation ultérieurs du procès de production, ils accentuent la massification de la production en portant la nécessité d'être en conformité avec le principe de rendement au niveau du fonctionnement de l'individu lui-même. C'est dire que le travailleur intègre le principe de rendement dans son psychisme, dans son Moi, pour pouvoir s'adapter à des modes de production industriels dans lesquels il doit s'investir, tels le toyotisme ou le hondisme tels que nous les avons décrits ci-dessus.

Le travailleur n'est plus alors sujet au travail mais objet du travail. Il le justifie et le construit mais il en devient l'objet : il est justifié et construit lui-même par le travail abstrait et son emprise sur le travail concret. On représente d'ailleurs l'emploi comme un objet indiscutable, tant au niveau de la légitimité qu'au niveau de son organisation ou de ses conséquences psychosociales, comme une donnée impondérable, « naturelle », les travailleurs sont des variables d'ajustement. L'objet-travailleur doit s'adapter à l'emploi, à un symptôme du principe de rendement. L'ajustement perpétuelle, l'adaptation permanente piègent les traditions révolutionnaires ou émancipatrices dans un mouvement sans sens, dans une course à la productivité et à l'image.

De la même façon, la consommation devient le sujet dont les consommateurs sont les objets. C'est patent dans l'image de la société que construit la publicité sans droit de réponse : les consommateurs n'importent pas en tant que subjectivités effectives, en tant qu'êtres pris dans des rapports de production matériels, seule importe leur manière de consommer. C'est elle qui les définit, qui en délimite le bonheur et la valeur sociale. L'économie libidinale s'organise autour de l'image du bonheur, de la légitimité ou de l'harmonie et non autour de ce qu'elle met en scène. La prégnance de l'image dans l'économie des affects et dans l'économie symbolique impose la figure de l'imposteur comme paradigme14.

L'objectivation du sujet attaque frontalement l'idéal libéral. Comment maximiser les talents, comment faciliter l'échange et le commerce si les artisans, les producteurs ou même les acheteurs sont transformés en rouages ? Comment l'idéal de Smith qui rejetait la division du travail peut s'accommoder de la réification des acteurs économiques ? Comment faire jouer la concurrence si le mode de promotion de la marchandise s'apparente à de l'enfumage, de la manipulation et du mensonge ? Comment, enfin, cultiver les talents d'un producteurs dont le moi, dont la faculté de singularisation est annihilée par la massification des affects et la machinisation, la prolétarisation de la production ?

Ces tensions sont paradoxales au sens défini plus haut : la culture libérale des talents les annihile, donc, ces talents sont annihilés même si le cadre conceptuel spectaculaire de leur annihilation prétend les développer. De la même façon, la liberté est obérée par la prolétarisation. Dans ces deux cas, comme un terme respectivement le talent et la liberté entraîne son contraire respectivement la massification et la prolétarisation, les termes en question ne peuvent être affirmés ; c'est leur négation qui s'affirme. La liberté et le talent disparaissent dans ce qui les condense et condamne à la fois, la massification et la prolétarisation.

L'idéal, l'immatérialité d'un Moi de projet est rattrapé par la matérialité des contraintes des rapports de production. Le projet d'émancipation des contingences matérielles par le libéralisme, son projet de libération de l'individu aboutit à la prolétarisation, au déterminisme social strict. L'idéal du Moi, de la Liberté entraînent leurs contradictoires dans le cadre de la violence sociale capitaliste, le projet de s'extraire des contingences matérielles les a hypertrophiées ce qui a prouvé le caractère paradoxal du projet émancipateur auquel le capital pouvait prétendre, le projet de se détacher, de se libérer de la matière.

Proposition 174
Le projet d'émancipation des contingences matérielles par le progrès a échoué à cause du mode de production.

Travail abstrait et travail concret

Le travail a deux acceptions différentes : le travail abstrait, logique incarnée des rapports de production, de la violence sociale et l'ouvrage concret, l'ensemble des actes de transformation de l'environnement, de l'univers. Du fait de l'accumulation, le procès de production doit s'étendre sans cesse à des domaines qui lui sont extérieurs. Il faut une réalité et un idéal extérieurs au système-économie pour justifier ses contraintes sur le travail concret sauf à être autotélique. Pour se soumettre au principe de rendement, au diktat de la productivité, du temps compté et vendu, il faut que les gens impliqués dans le travail sous ses formes concrète et abstraite soient motivés par quelque chose d'autre que la production en elle-même. On peut se plier à la logique productive par plaisir, par ennui, par ambition, par avidité, pour cultiver une image de soi positive, par besoin de reconnaissance, par crainte du manque, par désir de revanche ou pour cultiver une image sociale de soi positive. Dans la mesure où le principe de rendement envahit tous les domaines de l'être, tous les secteurs de l'existence, dans la mesure où la prolétarisation touche l'affectif, le psychique et le social, il devient de plus en plus difficile de nourrir les motivations externes à la soumission au principe de rendement, à la soumission à l'employeur, à la rentabilité. Les amis ou les parents peuplent les temps libres. À partir du moment où l'individu est atomisé – ce qu'organise la gestion industrielle des affects – les personnes deviennent des unités insécables, des unités sans lien avec des mondes qui fonctionnent dans l'économie du principe de rendement. Ces unités, dans la mesure où elles réussissent en tant qu'individus sans qualité, sans lien, sans singularisation et sans processus d'individuation, n'ont plus d'extérieur pour nourrir leur motivation à travailler en terme abstrait ou concret, à se conformer à un ordre social violent et à poser les actes attendus.

Proposition 175
Le principe de rendement rend la vie terne ce qui obère la motivation à participer à l'économique.
Proposition 177
L'envie et le désir sont des énergies extérieures au système-économie dont il a besoin.
Proposition 178
La massification provoque une dépression sociale généralisée, un manque de motivation, de feu, de désir individuel et collectif.

Dans un autre ordre d'idée, les ouvriers du XIXe affectionnaient les parties de campagne, ces excursions piétonnes aux marges de la ville. Ces expéditions ne nécessitaient aucun équipement, aucun investissement ou aucun savoir-faire : elles étaient accessibles à tous et permettaient une socialisation complexe et imprévisible ; il s'agissait de s'étendre dans l'herbe entre amis, en famille. Dans les banlieues absolues de notre époque, ce n'est plus possible. Il n'est plus possible de s'extraire des autoroutes tentaculaires, des zones industrielles et des cités sans véhicule, sans titre d'accès, sans connaissance des forêts sauvages loin de la ville. Les parties de campagne sont devenues l'apanage d'une minorité. Pour la majorité, ces espaces de soleil, de vie ensemble, de gratuité et de temps flâné sont devenus des luxes inaccessibles, des objets extérieurs à l'espace de représentation, des objets ob-scènes.

Dans l'ordre de la raréfaction de la vie sociale toujours, les liens d'amitiés (et d'inimitié) du voisinage ou de la famille tendent à s'étioler, les liens sociaux construits dans le cadre du travail abstrait eux-mêmes se liquéfient sauf dans le surgissement imprévu de la grève ou de la panne15. Les liens sociaux s'amenuisent à mesure que le rapport au temps est massifié et industrialisé par les médias de masse.

L'idéal de relation sociale ou d'épanouissement social au travail – d'homo faber ou d'individuation – ne peut plus appuyer les désirs de l'humain qui travaille ou consomme. Il demeure seul, isolé face à ce travail et ces machines désirant de la consommation. L'individualisation du travail de masse provoque un paradoxe : qui peut désirer travailler et consommer si les raisons de vivre sombrent dans l'indistinct, l'indifférencié, le quelconque, si l'individu devient un individu-masse interchangeable.

Les moteurs narcissiques, immatériels, libidinaux de la mise au travail (concret et abstrait) s'effondrent alors et laissent le moteur de la machine productive sans carburant. Demeurent la menace, la crainte, la peur de la pauvreté ou de l'exclusion d'une société déjà disparue. La narratologie limbique prend le relai de l’acte, ce qui ouvre la porte du désespoir.

Singularisation et identité


Dans l'économie psycho-sociale, les individus atomisés et indifférenciés ressentent le besoin de s'insérer dans une norme sociale. Ils veulent être semblables – ou sembler semblables – à ce voisin, à ce collègue dont l'image convainc. La normalité sociale, le conformisme qui influence les trajectoires sociales des agents, se situe au seul niveau des images, des apparences ; elle commande – entre autres choses – aux agents d'être eux-mêmes, d'être spécifiques. Nous avons vu que l'injonction à être soi-même était une injonction paradoxale puisque, en s'y conformant, on suit le désir d'un tiers. Dans le même temps, du fait de l'industrialisation (et de la prolétarisation) du procès de production et de la massification des affects par les machines désirant, l'univers symbolique et matériel des agents sociaux s'uniformise. Comme ils sont isolés entre eux, ils ne peuvent construire leur singularité ensemble de manière effective, ils ne peuvent ni s'individuer, ni être le siège, le monde, de l'individuation d'autrui. Au contraire, ils doivent cultiver des images individuelles conformes – il faudrait parler d’iconographie post-moderne plutôt que de sociologie dans le cas des tribus urbaines organisées en images. Pour faire comme tout le monde, pour gagner sa légitimité sociale, sa reconnaissance, l'ersatz de l'acceptation inconditionnelle, pour se fondre dans le champ social d'atomes, de la masse, il faut et il suffit d'être absolument original, c'est-à-dire qu'il faut et qu'il suffit de se choisir une tribu urbaine qui soit conforme avec les stratégies de travail abstrait – les employés en costumes cravates, les retraités en jeans, les étudiants en négligé-élégant, etc. – et les contingences sociales proches. La singularité se vend alors en kit sans incarner, sans faire naître quelque puissance, quelque interaction entre un monde et un individu que ce soit. La customisation des objets industriels s'inscrit pleinement dans ce paradoxe entre l'aspiration au singulier et l'atomisation des individus-masse.

Proposition 179
La singularité est remplacée par l'originalité en kit, par l'image de l'originalité de l'identité de groupe.
Proposition 180
Dans l'économie capitaliste de la dépossession, la puissance est remplacée par le pouvoir ; la volonté par la velléité.
Proposition 181
Dans l'économie capitaliste, l'autre devient un moyen pour des objectifs économiques.

Dans un désir créatif, il faut se confronter à un monde pour faire ce qui n'existe pas. On se heurte à des difficultés, à des imprévus, à la fatigue du corps et à l'engagement de l'énergie créative. Dans la customisation, on choisit, on acquière des marchandises industrielles dans une mise en scène morbide – et, à l'occasion, crédible – de cette volonté créative. Cette mise en scène entretient la confusion entre le volontaire et le velléitaire, entre la puissance et le pouvoir, entre le vivant et le gouvernement. Si la volonté est bel et bien à l’œuvre dans la consommation customisée, elle n'incarne aucune puissance, aucune force personnelle, aucune histoire. C'est l'envie pré-anale du bébé qui ne distingue pas l'objet du Moi. C'est l'assimilation régressive dans un projet condamné à l'échec. L'assimilation régressive de l'objet est psychopathe par essence puisqu'elle réifie l'altérité et ne peut que réduire la subjectivité d'autrui à un ensemble de moyens. Le projet de servilité des employés de services, de soumission à la logique et à l'image de l'entreprise s'inscrit pleinement dans cette utopie impossible d'objectivation du subjectif. Il s'agit d'avoir des employés modèles, sans qualité, sans désir propres et, à l'autre bout de la chaîne, il faut que les produits correspondent aux désirs régressifs du consommateur, qu'ils s'y conforment de manière absolue, instantanée, qu'ils ne montrent aucune trace de résistance d'une réalité, de subjectivité d'un monde qui permette de devenir.

La pulsion de vie de la libido est ainsi transformée en pulsion de mort de contrôle, de maîtrise et d'acquisition. Le consommateur est un enfant-roi tout puissant (et impotent), psychopathe solitaire. De même, l'employeur entend conformer le rapport salarial à ce paradigme. Il faut que l'employé soit disponible sans limite aux exigences de l'employeur, que sa subjectivité ne freine pas les besoins du marché, du management, de la productivité, des actionnaires. Lordon16 parle de l'inévitable angle α entre les désirs du producteur et les besoins de ce que nous appelons à la suite de Marcuse le principe de rendement. Le fantasme, l'utopie du management, c'est que cet angle, ce décalage entre le désir du producteur et les attentes de son employeur, tende vers zéro, que le sujet disparaisse en tant que volonté et puissance propres.



Les employeurs et les consommateurs adoptent alors le mode de communication propre aux régressifs psychopathes : ils geignent, se plaignent et se présentent comme victimes. La pensée victimaire fonctionne comme un dispositif assertif : non seulement une réalité considérée comme problématique doit avoir un responsable, un coupable mais celui qui dénonce son « bourreau » s'exempte de toute responsabilité personnelle dans sa situation propre. Face à la nécessaire psychopathie des premiers âges – nécessaire car elle permet de dépasser la fragilité humaine originelle en appelant des tiers à l'aide, sans complexe, sans limite, sans peur de déranger ou de heurter la bienséance – l'éducation fait intégrer à l'enfant la représentation de l’irréductible altérité subjective. C'est alors, dans un monde de sujets libres et puissants, un enfant libre et puissant qui pourra interagir avec des pairs, vivre le plaisir de la rencontre et du désir, la difficulté de l'adversité, la possibilité de l'action. C'est bien cette rencontre et ce désir dont les consommateurs, dont les employeurs sont orphelins. Le manque d'interaction, de plaisir ou de désir avec l'autre crée un manque … que la logique de consommation permet de pallier. Sous cet aspect, la consommation et le fait d'employer des gens soumis, terrorisés, réifiés, est une forme de libido et de plaisir déviante au sens strict, c'est un palliatif à des pulsions plus fondamentales, un détournement de ces pulsions sur des objets de substitution.



La situation des consommateurs et des employeurs, la situation de socialisation et de libido de substitution correspond en termes logiques à un subparadoxe. Le recours à l'objet de substitution dans une situation donnée rend sa négation impossible. On ne peut retrouver sa libido, sa puissance et son plaisir si l'on occupe le terrain par de savantes (et régressives) substitutions. Les substitutions permettent de rendre l'impossible habitable et ferment la porte de la dialectique par sa négativité.



Ceci n'est pas sans conséquence sur le champ social. Son atrophie a été diagnostiquée par Baudrillard17. Pour le sémiologue, le social n'existe déjà plus, même sous la forme du spectacle que décrivait Debord. Nous dirons que le social se survit dans son impossibilité faute de négation, de dialectique, nous dirons que le social vit dans sa violence. Du reste, il est aberrant et ne disparaît pas parce qu'il est subparadoxal : sa négation est impossible, ce qui empêche tout dynamisme. La pérennité, l'existence du social même sont formulées sous forme d'hypothèses parmi d'autres. Pour autant, il nous faut voir ce qui peut survivre à la fin du social – c'est-à-dire pas grand-chose – et admettre que, comme les formes d'individuation sociales n'ont pas disparu mais ont été substituées à des ersatz, le social lui-même n'a pas disparu mais a été substitué à des « déviances » sociales, à des objets de substitution. Pour le dire comme Baudrillard, c'est Le Pen qui polarise le sens du politique, qui fait exister le politique comme n'étant pas Le Pen, et, en tant que tel, l'objet politique Le Pen sert de substitut ultime, de « déviance » politique au politique – et, en tant que « politique déviante » empêche l'avènement d'une négativité politique porteuse de dialectique, d'évolution politique.


Dynamismes économiques des contradictions


À chaque contradiction que nous avons évoquée correspond une évolution économique et politique possible :



La tension entre les genres peut se résoudre par la réorganisation de leur équilibre, l'opposition entre le travail domestique et le travail professionnel. Cette redéfinition tracerait les lignes d'une nouvelle approche du travail – plus féminine, au sens culturel et économique18. Cette redéfinition recadrerait à la fois le travail abstrait et les relations entre le travail abstrait et le travail concret. On mesure la portée révolutionnaire d'une telle démarche et, partant, les tensions qu'elle peut porter, les résistances plus ou moins conscientes qu'elle peut susciter.

De même, l'opposition entre nature et culture se résoudra dans une forme d'écologie – et ne se résoudra valablement que – dans une forme d'écologie qui intègre la nature dans la culture économique, comme facteur primordial de l'économique, comme condition voire comme modalité de l'économique, ce qui implique de penser les solutions de l'économie vulgaire comme des parties essentielles du problème. Cette opposition peut jouer comme force dialectique soit sous la pression de la disparition des ressources naturelles, de la question écologique, soit sous la pression des sujets politiques qui voient leurs ressources se tarir. Là aussi, la force de cette tension correspond à la violence de la réaction aux changements qu'elle ouvre.

La matière et l'idée peuvent se réconcilier – et notre ambition dans ce présent ouvrage est d'y participer – par une fondation de science de point de vue, par l'intégration de la subjectivité, du rapport au sacré, à la foi, à la physique du sujet scientifique au cœur de la démarche scientifique. Cette intégration existe mais elle est niée et c'est à partir de cette négation que la tension entre ces polarités matérielle et idéelle peut faire bouger les lignes – le sacré dans la matière et les rapports matériels dans le sacré. Et, pour ce qui concerne spécifiquement l'économie, il s'agit de remettre les lois économiques à leur place : ce sont des perceptions de sujets agissant forgées par les rapports matériels de violence sociale dans lesquels le sujet scientifique est pris. Il ne s'agit pas d'invalider toute science économique mais d'en intégrer le point de vue en tant que point de vue, d'en admettre le côté subjectif et d'en étudier les relations avec les rapports de production, avec la violence sociale et avec le rôle de l'économiste dans le système-économie. On peut, par exemple, évoquer l'économie non comme un ensemble de lois naturelles mais plutôt comme un processus dans lequel l'économiste est partie prenante, comme un processus dans lequel la volonté humaine, individuelle ou collective, peut incarner sa puissance, comme un devenir source de conflit d'intérêt, de luttes de pouvoir, de puissance individuelle et collective.

En ce sens, le devenir des thuriféraires de l'ordre de la violence sociale, de ceux qui la naturalisent, c'est-à-dire la mettent hors du champ de décision et d'action humain, hors du champ politique, dans un champ divin indiscutable, « scientifique », doit être appréhendé à la lumière de leurs liens avec la violence sociale. Dans les luttes autour de cette violence sociale, on n'oubliera pas que ces points de vue « neutres », « d'experts objectifs » sont engagés du côté du maintien de la violence sociale en l'état, du côté de sa naturalisation, de sa déification. Comme tous ceux qui mêlent l'or et le divin, ils doivent s'attendre à une colère d'autant plus grande qu'ils auront divinisé leur régime de violence sociale : qu'il craigne le nom de Dieu celui qui s'en sert pour asseoir son pouvoir, le jour où le joug ploie, ce n'est pas un trône qui sera brisé, c'est une figure religieuse qui sera brûlée. Quand des rois sont démis parce que leur pouvoir est excessif, ils sont mis en prison ou doivent s'accommoder d'un parlement aux pouvoirs étendus. Quand les rois démis sont des émissaires, des incarnations de Dieu, ils ne laissent guère le choix, le jour où la forme de violence sociale qu'ils représentent s'effondre sous le poids de ses contradictions, pour leurs opposants de les tuer. On peut démettre un roi humain, on est obligé de tuer, en tout cas au niveau symbolique, un roi divin. On peut s'accommoder de rois humains sans pouvoir, on est obligé de destituer les rois divins. Les chrématisticiens, en naturalisant la forme de violence sociale capitaliste, mettent la tension entre la matière et l'idée sur ce plan : comme ils prétendent parler au nom de la nature, il faudra en exclure absolument le point de vue de la violence sociale à venir.

Proposition 182
En divinisant l'économie-système, les économistes vulgaires poussent au déicide.

Les tensions entre l'objet et le sujet peuvent se résoudre dans l'inter-subjectivation, dans la déchéance de l'objectal comme non-monde. L'attachement aux choses aussi bien que l'individuation de l'homo faber dans l'acte créatif, dans l'acte productif dessinent un après-objet possible. Les relations entre êtres humains sont définies en permanence par les besoins réciproques, par la tension entre l'affectif, le besoin de l'autre et la pression à l'objectivation d'autrui par les rapports matériels. L'objectivation de l'autre doit être maintenue par des processus actifs : sans télévision, sans aiguillon de la nécessité, sans dispositifs de toute sorte, l'intersubjectif s'impose rapidement ; les rapports humains quittent l'objectal ; les sujets individuels et collectifs adviennent. En fait, l'histoire de ces deux cent cinquante dernières années peut se résumer à l'étude des dispositifs, des machines qui ont empêché et empêchent l'avènement de l'inévitable, l'avènement de l'inter-subjectif19.

Un de ces dispositifs, c'est l'articulation entre le travail abstrait – la reconnaissance de la contribution d'un travailleur à la création de valeur économique – et le travail concret. Nous l'avons dit, la tension entre les hommes et les femmes appelle à une redéfinition de cette articulation. Plus spécifiquement, nous avons vu que le travail abstrait, né exclusivement des salaires et parasité par les rentes, pouvait être organisé selon plusieurs modalités. On peut vendre une force de travail, l'emploi s'assimile alors à de l'esclavage et cela pousse la contradiction entre le travail abstrait et le travail concret à son paroxysme puisque la pièce, la rentabilité horaire, la quantité de travail concret fondent le travail abstrait qui s'en trouve d'autant plus naturalisé ; on peut salarier un poste de travail et l'attribuer à un employé – ce qui est une relation déjà moins « naturalisée » avec la valeur abstraite – et, enfin, dans ce que Friot appelle une pratique salariale de la valeur, on peut salarier une qualification personnelle, ce qui détache totalement le travail concret du travail abstrait et permet d'assumer la nature humaine, contingente de la violence sociale et de lui nier tout aspect de « nature », tout caractère divin. De nouveau, l'articulation de la violence sociale comme naturalisation de son essence est le fruit d'un processus qui empêche l'avènement d'une valeur humanisée, d'une valeur salariale liée à la qualification.

Nous avons repéré une dernière tension entre des contraires, une dernière tension génératrice de dynamique dialectique, l'opposition entre la singularité et l'identité. Le singulier surgit lors de chaque panne, lors de chaque événement. Le fait qu'il ne surgisse pas au quotidien et qu'il se réfugie dans son sinistre ersatz de l'identité est le fruit d'un effort constant, de l'activité permanente d'une machine sociale, d'une ingénierie des affects, de la gestion. Le refoulement est attesté dans tous les malgré-tout, dans tous les conflits improbables, dans les disputes ou dans les affinités arbitraires, il se révèle dans la rencontre. Il en faut des barrières de sécurité, des villas, des comptes en banque, des policiers, des alarmes, des dispositifs de sécurité de toute sorte pour éviter qu'elle n'advienne – et encore, dans l'intimité, au détour d'une soirée arrosée, d'une soirée fatiguée, d'une panne d'électricité, l'improbable absence à soi disparaît dans un moment chaleureux, dans un moment énervé, dans un moment de rage même. Et l'humain devient, malgré tout. C’est en cela que le capitalisme existentiel demeure une utopie, une idée sans lieu.

Toutes les tensions que nous avons évoquées constituent des points de fragilité évidente du capitalisme, de la forme de violence sociale sans qualité qu'il organise. La ligne de fracture – ligne qui traverse aussi bien les individus dans leur ambivalence, dans leurs atermoiements, que les classes dans leur ubiquité sociale – passe entre ce que le surgissement réjouit, nourrit et ce qui le craint. La peur – les médias de masse, les alarmes, les dispositifs sécuritaires – devient alors le dernier refuge, le dernier barrage qui empêche l'avènement de la singularité, l'avènement de ce qui est là, de ce qui est toujours là.

Proposition 183
L'empêchement de l'avènement de sujets individuels et collectifs est dû à un ensemble de dispositifs permanents.
Proposition 184
À l'occasion de la mise hors service des dispositifs permanents, le sujet individuel et collectif advient et devient.

Paradoxes de l'usine au mall


Pour établir les fondements d'une science économique, nous avons étudié les contradictions (A et ) du système de violence sociale organisé par le capital. Nous avons vu que les contradictions étaient potentiellement porteuses de la négativité nécessaire aux processus d'évolution dialectique (même si lesdits processus dialectiques ne signifient nullement la fin de l'histoire mais l'avènement de nouvelles contradictions).

Les contradictions ne sont pas les seules sources de tension sociale : les subparadoxes bloquent également la logique contradictoire et empêchent et la dialectique et les paradoxes susceptibles de provoquer l'effondrement du système (A → ).

Les paradoxes ne portent pas de ferments de nouvelles contradictions, ils ne portent pas les germes d'un monde nouveau – contrairement aux contradictions. Les paradoxes ne portent que la fin à venir d'un ordre, ils ne signifient (s'il on les prend comme signifiants) rien quant à l'avènement d'un ordre nouveau ou quant à son organisation.

Les paradoxes et les contradictions sont deux forces de négativité mais les contradictions seules accouchent d'un monde nouveau alors que les paradoxes annoncent la simple disparition. La disparition de l'ordre capitaliste n'est pas un problème en soi en termes économiques mais cette disparition provoque des dégâts extrêmes sur les champs extérieurs au capital que l'accumulation a dû conquérir. Par ailleurs, une période de vide politique ouvre la porte aussi à l’émergence du pire20. La science économique devrait étudier les contradictions comme sources de nouvel ordre, de nouvelle organisation de la violence sociale et les paradoxes comme causes, comme vecteurs de disparition d’un ordre ancien, de cette forme de violence sociale.

Au niveau individuel, le management moderne intime l'ordre aux producteurs de faire les choses convenablement, d'effectuer un travail concret irréprochable : il faut que les clients soient enchantés, qu'ils reviennent, il faut que la qualité des biens et des services vendus rendent l'entreprise incontournable. Simultanément, la concurrence et la nécessité de réaliser de la plus-value pousse également à produire plus vite en achetant des matières premières de moindre qualité. Dans un cas, il s'agit de vaincre la concurrence sur la qualité, dans l'autre, il s'agit de la terrasser sur les prix. Une même concurrence entraîne donc mécaniquement des effets absolument contraires, incompatibles. On ne peut produire (plus) rapidement (que la concurrence) et faire le travail (aussi) correctement (que la concurrence). Ce paradoxe se retrouve dans le management. Cette pseudo-science individualise le paradoxe économique. L'agent individuel doit supporter seul, dans sa chair et dans son âme, le paradoxe de faire de l'argent et de bien faire. Les techniques pour mettre la pression sur l'individu sont innombrables – nous en avons évoqué quelques unes. Il s'agit de fidéliser les membres de l'équipe à leur groupe (team building), d'évaluer les agents selon des procédures complexes, d'individualiser les rémunérations et de les lier à la performance, de précariser les statuts pour pouvoir augmenter la pression sur les travailleurs ou d'utiliser la haine, l'humiliation, la dépréciation collective, le harcèlement. Les paradoxes matériels, économiques quittent alors les terrains de lutte sociaux et migrent dans le psychique ; la lutte de classe se fait névrose, dépression, burn-out et surmenage.

Note 46. Les pathologies en emploi (Dejours)

Résumé21 et extraits



Le monde du travail connaît de nouvelles formes de domination.



1, L'évaluation individualisée des performances dont l'auto-contrôle est la forme la plus achevée. L'évaluation individualisée est couplée à des contrats d'objectifs, ce qui organise la concurrence de tous contre tous.



Le résultat final de l’évaluation et des dispositifs connexes est principalement la déstructuration en profondeur de la confiance, du vivre-ensemble et de la solidarité. Et, au-delà, c’est l’abrasion des ressources défensives contre les effets pathogènes de la souffrance et des contraintes de travail. L’isolation et la méfiance s’installent et ouvrent la voie à ce qu’on appelle les pathologies de la solitude, qui me semblent être un des dénominateurs communs des nouvelles pathologies dans le monde du travail.



2, La qualité totale



Il y a un décalage entre les prescriptions et le travail effectif. De ce fait, les pathologies mentales se développent au travail. Comme il n'existe pas de production parfaite, les producteurs font la course aux infractions, aux tricheries, aux fraudes. Cette manière de faire met les travailleurs en porte-à-faux par rapport à leur éthique.



En imposant la qualité totale, qui est en fait une chimère, on génère inévitablement une course aux infractions, aux tricheries, voire aux fraudes. Car il faut bien satisfaire aux contrôles et aux audits pour obtenir une certification ISO 9 000 ou 13 000, etc. Annoncer la qualité totale, non pas comme un objectif, mais comme une contrainte, génère toute une série d’effets pervers qui vont avoir des incidences désastreuses. Ces fraudes inévitables générées par la qualité totale ont, en effet, un coût psychique énorme, non seulement en termes d’augmentation de la charge de travail – tout le monde peut en témoigner –, mais aussi en termes de problèmes psychologiques. La contrainte à mentir, à frauder, à tricher avec les contrôles met beaucoup d’agents en porte-à-faux avec leur métier, avec leur éthique professionnelle et avec leur éthique personnelle.



Il en résulte une souffrance psychique qui est en cause dans les syndromes de désorientation, de confusion, de perte de confiance en soi et de perte de confiance dans les autres, dans les crises d’identité et dans les dépressions pouvant aller jusqu’au suicide, notamment lorsqu’un agent se voit entraîné malgré lui à participer à des pratiques que, moralement, il réprouve.



3, Le coaching



L'évaluation individualisée et l'aide individualisée cassent les solidarités. Il s'agit d'entretenir le moral, le zèle du cadre. Au mieux, l'aide individualisée atténue les effets délétères de l'évaluation, au pire elle en fait intérioriser les principes.



4. La gestion du stress



L’autre méthode largement utilisée est la « gestion du stress ». Elle vise aussi à corriger les effets pervers de l’organisation du travail qui poussent tendanciellement vers la surcharge de travail, le surmenage, l’épuisement et leur cortège de dégradations de l’activité, d’irritabilité dans les relations avec les collègues et de risque de décompensations psychopathologiques (cf. les pathologies de surcharge).



(…)



Les nouvelles formes de pathologie mentale au travail montrent que, aujourd’hui, c’est bien plutôt la désolation qui progresse. Parce que les hommes se sont engagés depuis quelques années dans le consentement zélé à développer des formes d’organisation du travail qui détruisent le monde, c’est-à-dire l’espace de la solidarité et du politique, la société d’aujourd’hui entretient un rapport ambigu avec l’aliénation.



Dejours prend le point de vue de la clinique pour penser le travail. Nous sommes dans une démarche inverse : nous pensons le travail à partir des rapports de production et c'est à partir du travail que nous contextualisons la clinique. Néanmoins, la richesse du changement de cadre qu'offre le regard clinique, appuie notre point de vue, le questionne et fait écho, au fond, à la souffrance très personnelle à l'origine de ce livre.



Note 47. L’évergétisme ou la neutralisation de la conflictualité (Giraud)

Cette note se compose d'extraits de cette interview qui explique comment neutraliser la conflictualité22.



Contexte de l'entretien avec un DRH



Comment se débarrasser de syndicalistes trop combatifs? C’est tout le travail des professionnels des ressources humaines. Petite leçon de stratégie de domestication syndicale par un DRH.



Cet entretien a été réalisé en avril 2006, avec l’ancien DRH d’une entreprise de papeterie du nord de la France, employant 900 salariés. Au moment de l’entretien, l’entreprise est en cours de restructuration, impliquant la suppression de 500 emplois. Ce DRH est parti à la retraite peu de temps avant, après avoir rempli cette fonction dans l’entreprise depuis 1990. Diplômé de Sciences-po Paris et titulaire d’un DESS en droit social, il avait occupé auparavant le même type de poste dans plusieurs autres grandes entreprises industrielles françaises, au gré d’une carrière professionnelle « dominée par les restructurations ».



Un fond combatif



(...)



c’est qu’il y a un vieux fond d’extrémisme quand même. Il paraît que là, dans les circonstances présentes, il y a toujours une centaine de personnes qui sont prêtes, je veux dire à mettre le feu, qui sont prêtes à… abîmer l’outil de travail, etc. Ça c’est un vieux fond de radicalisme qu’on est quand même arrivé à civiliser ou à enrayer, même s’il réapparaît un peu le jour où il y a une crise.



Et précisément, comment étiez-vous alors arrivé à civiliser un peu ces modes de relations entre euh… ?



Ben d’abord en les isolant, en les diminuant…



Vous parlez de syndicalistes ou de salariés ?



Je parle des syndicalistes qui étaient de cet ordre-là. Maintenant, il n’y en a plus. Mais avant, il y en avait. […] La CGT était le syndicat dominant, de tradition. Mais c’est un syndicat qui n’a pas cessé de perdre, de la vitesse, de l’audience, pour l’excellente raison que ses syndicalistes étaient des gens, j’allais dire mûrs, des gens de confiance, des gens… donc au niveau de l’usine, promouvables… promotables, je sais plus comment… comment on dit, promouvables. Et que l’on a fait passer souvent dans le deuxième collège, en tant qu’agents de maîtrise, qu’on avait par ailleurs du mal à recruter à l’extérieur de l’entreprise de recrutement. Donc, on avait besoin de ces gens avec du savoir-faire. Et donc ce syndicat CGT, maintenant, il est tombé euh, en avant-dernière position en termes d’audience. Il doit représenter, je sais pas, euh… 15 %, quelque chose comme ça.



Mais on est arrivé à normaliser nos relations à partir du moment où un des syndicalistes est parti. C’était un syndicaliste qui était, j’allais dire un cas psychologique, et qu’on avait, à l’occasion de propos euh… anormaux, tenté de licencier là aussi. Mais ça n’a pas marché, l’inspecteur du travail ne nous a pas suivis, etc. c’est pour ça qu’on a enterré l’affaire. Mais on a réussi à négocier son départ beaucoup plus tard. Il a eu un projet personnel, il nous en a parlé et on a négocié son départ. Faut dire qu’il avait perdu, déjà, de l’audience auprès d’un certain nombre de ses collègues extrémistes parce qu’il avait négocié… il avait fini par signer un accord sur l’individualisation des rémunérations, et ça, ces collègues extrémistes ne le lui avaient jamais pardonné.



C’est-à-dire ?



Ben, on arrive… on arrive à normaliser dans la mesure où… je vous indiquais qu’il y avait des grèves euh… à tort et à travers… auparavant, des menaces de grèves, je peux vous dire que… quand j’ai quitté C., il n’y avait plus eu de grève depuis l’année 2000… 2001, donc depuis cinq ans. Donc ça veut dire qu’on a dû arriver, quelque part, à normaliser. Et, ces syndicats n’étaient peut-être pas nécessairement d’accord avec cette évolution, mais on peut supposer que le rapport des forces n’était pas suffisant pour qu’ils aillent trop loin. Eh ouais, bon, honnêtement, je pense aussi que la professionnalisation du management, je crois que ça a aussi profondément fait évoluer les gens.



(...)



[O]n a demandé aux ingénieurs et à l’encadrement opérationnel d’être aussi des managers de leurs salariés. Et on les a accompagnés pour cela, pour changer les modes de relations. On les a incités par exemple à faire des réunions, à avoir des rencontres régulières avec les salariés. […] Ça permet, quand on a des problèmes, de les avoir maintenant en amont, donc d’avoir quand même un dialogue avec la personne, avant qu’éventuellement ce dialogue soit avec les représentants syndicaux. L’important pour nous c’est que l’encadrement discute avec les opérateurs pour désamorcer les problèmes qui peuvent l’être. Sinon, on se retrouve avec la guéguerre habituelle : quand le salarié a un problème, il vient en parler à son chef ou à nous, mais aussi à l’organisation syndicale. Et effectivement, l’organisation souhaite se valoriser en portant tout de suite le problème auprès de nous, dans les instances. C’est normal, c’est son jeu. Et tout de suite, ça risque d’envenimer la situation, etc. C’est pour ça que notre objectif, c’était que le salarié puisse discuter de ses problèmes mais avec la hiérarchie directe.


Le consommateur est aussi confronté à paradoxe : il doit se distinguer sans se singulariser ; il doit être lui-même tout en se conformant à l'ordre social. Ce sont des paradoxes économiques qui sont également délocalisés dans la sphère individuelle. Ils tuent le travail concret et étendent l'isolement, le contrôle et la duplicité. Dans le même ordre d'idée, l'accumulation capitalistique accapare et détruit des ressources communes non capitalistes. Comme l'accumulation prolifère aux dépends de mondes non capitalistes, en les pillant, elle sape les bases de sa propre pérennité. De la même façon que le paradoxe de la productivité est déplacé sur l'individu, sur le producteur et le faisait disparaître psychiquement – privant l'économie productive de la force de travail d'un travailleur – le paradoxe écologique entraîne la destruction de la biosphère humaine. Ces paradoxes – parce qu'ils sont délocalisés – détruisent des extérieurs, qu'ils soient psychiques ou naturels – au lieu de se détruire eux-mêmes. Ces paradoxes – la productivité managériale et la destruction écologique – ne pourront faire effondrer le capitalisme que quand ils auront tué l'extérieur sur lequel ils sont délocalisés. En d'autres termes, le capitalisme cessera d'exister quand la planète sera devenue inhabitable et que la raison et les capacités économiques humaines auront été réduites à rien. Le capitalisme disparaît si les êtres humains disparaissent dirait monsieur de Lapalisse. Derrière cette tautologie, se cache un enjeu métaphysique et phylogénétique majeur. Ces paradoxes ne constituent en rien des sources de conflictualité politique puisque, si nous sommes tous morts, tous fous, dans une planète morte, la question du système économique n'a plus d'intérêt : l'économie, c'est pour les vivants.


Le paradoxe entre la singularité et l'identité, entre l'individuation et l'individualisation peut également se résoudre d'une autre façon. Le hobby, les loisirs plus ou moins spécialisés, plus ou moins techniques peuvent pallier l'absence de singularité, l'excessive identité d'un identité sans monde dans lequel interagir. De la même façon qu'on parle de sexualité déviante quand l'objet sexuel est choisi faute de pouvoir avoir accès à l'objet voulu, la déviance existentielle remplit les béances par du bruit, du bavardage, de la spécialisation plus ou moins technique, de l'intelligence sans sens, de la connaissance sans but, de la réflexion sans objet. Les loisirs plus ou moins conséquents qui ne portent pas à conséquence, la spécialisation professionnelle, la maîtrise des techniques sportives, des feuilletons ou des codes culturels cotés incarnent l'esthétisation de l'ennui, l'occupation de la béance. Ils absorbent et cicatrisent les paradoxes existentiels en autant de spectacles impressionnants sans fond, en paroles sans sens, en rencontre sans échange. Les sports professionnels de masse ou la politique-spectacle n'ont pas d'autres fonctions que d'agréger ces paradoxes individuels en simulacres de passion. De la même manière que l'on peut dire que le fascisme signe la fin de l'autorité naturelle, évidente de l'État par sa violence outrancière, le spectacle de l'engagement signe la fin de l'engagement, le spectacle de l'art signe la fin de l'art et les bavardages, les buzz, les bourdonnements, les piaillements, les commentaires sans fin, le bruit attestent la mort du social, du politique, du langage, du son et du sens. On continue à parler mais sans acte illocutoire – c'est une parole absurde, dite sans but, pour rien, une conceptualisation creuse et bruyante du vide, du rien.



Subparadoxes

En termes économiques, l'étude des paradoxes permet de comprendre les perspectives d'effondrement des voies sans issues alors que l'étude des contradictions explore les tensions qui ouvrent au dynamisme. Les paradoxes ne mènent nulle part, les contradictions font avancer (dans la violence, éventuellement) vers d'autres contradictions. Quant aux subparadoxes, ils bloquent tout processus évolutif parce qu'ils empêchent la négativité et la dialectique.

Contradictions
Paradoxe
Subparadoxe
Dans la violence sociale capitaliste, les femmes (A) s'opposent aux hommes (non A)→ le rapport entre le travail abstrait et concret est redéfini (B)




Exemple : Dans la vision marxiste, les prolétaires et les bourgeois sont en rapports de contradiction, de tension. Les tensions mènent à une synthèse nouvelle, la société socialiste.
Le capitalisme épuise les ressources dont il se nourrit. Le capitalisme disparaît (et les ressources avec lui).




Exemple : En situation de crise économique, si quelqu'un lance une entreprise, il est ruiné. Les éventuelles entreprise créées sont donc condamnées à disparaître dans ce contexte.
La négation du capitalisme (le soviétisme, l'écologie politique ou l'étatisme) est récupérée par le capitalisme et le renforce.




Exemple : Dans l'Empire Romain, les tensions sociales sont apaisées par l'évergétisme, par la distribution de pain à la plèbe. Grâce au recours à cette soupape, la situation demeure en l'état.

Une science économique efficace étudiera les subparadoxes comme forces de blocage, les paradoxes comme sources d'effondrement dans le champ économique ou en dehors et les contradictions comme vecteurs de possibles, de dynamismes.

Nous avons vu que le capitalisme était traversé de contradictions pleines de promesse quant au devenir, quant à l'évolution de la violence sociale. Nous avons également évoqué quelques paradoxes qui étaient déplacés dans d'autres champs et menaçaient de les faire disparaître. Il nous reste à évoquer les subparadoxes capitalistes pour achever notre approche des dynamismes économiques actuels, des dynamismes capitalistes. L'économie, qu'elle soit descriptive ou prospective se doit d'étudier le devenir de la production, ses mécanismes propres.

L'État

Historiquement, le capitalisme s'est construit, nous l'avons vu, comme propriété privée, lucrative des moyens de production. Cette propriété s'est à la fois reposée sur l'État qui en a légitimé et permis la pratique et opposée à cet appendice peu libéral. La liberté de commerce fantasmée par les propriétaires lucratifs implique un minimum de contraintes – frontières, polices, taxes, impôts, droits de toutes sortes, etc. - mais, sans l'État, la violence de la propriété lucrative des moyens de production n'a plus de garant, de protecteurs. C'est parce qu'il y a une police, une armée, c'est parce que les justiciables sont susceptibles de payer leurs délits que les ouvriers ne s'emparent pas des fruits de leur labeur, qu'ils n'occupent pas leurs usines, qu'ils ne chassent pas à grands coups de bâtons leurs actionnaires et leurs contre-maîtres indélicats. Sans huissier, nous n'aurions pas de raison de payer de loyer ; sans police, nous n'aurions pas de problème à nous servir dans les magasins, à travailler quand et comme cela nous plaît. C'est le monopole de la légitimité de la violence de l'État qui assied la violence du capital en dernier ressort, au-delà des discours moralistes lénifiants même si la légitimité de l’État repose toujours, en dernière instance, sur une adhésion personnelle importante.

En même temps, l'État est bel et bien une réalité opposée au capital. L'État, ce sont des lois, des principes, des règlements, des entraves à la liberté de commerce. L'État, c'est aussi une fonction publique, des travailleurs extraits du chantage terrible de l'emploi et du chômage. L'État, c'est aussi une puissance collective – des infirmières, des enseignants, des pompiers ou des employés administratifs. L'État, c'est aussi, par un accident de l'histoire pourrait-on dire, ces niches professionnelles qui mettent le travail concret à l'abri des nuisances de la convention capitaliste du travail.

L'État est un opposé au capital – il lui a préexisté – que la violence sociale du capital a récupéré, recyclé, annexé. Cette annexion de la négation l'a niée : l'État est devenu le suppôt du capital, l'État, négation originaire du capital, entraîne sa propre négation sous la forme … du capital. La chose n'était pas évidente a priori : les despotes éclairés entendaient régir les affaires privées au mieux des affaires publiques ; la République s'affichait comme universelle, comme garante des droits de tous – y compris de l'égalité notoirement incompatible avec la propriété lucrative ; le We, the People de la déclaration d'indépendance américaine organisait une société dans laquelle le droit au bonheur était reconnu à tous – c'est-à-dire que l'accaparement des ressources communes, la propriété lucrative des moyens de production et l'aiguillon de la nécessité devenaient anticonstitutionnels. Pourtant l'Allemagne, la France ou les États-Unis sont devenus des machines au service de ce qui leur était ennemi, la propriété privée lucrative des moyens de production. Le gouvernement allemand sacrifie les intérêts de sa population à ceux des financiers – que l'on songe à la récente déflation compétitive antisalariale personnifiée par les sinistres mesures Hartz IV – la France prive du droit à la sécurité matérielle, à l'accès aux ressources communes les citoyens les plus pauvres qui se retrouvent à devoir payer des gabelles à des propriétaires vénaux pour pouvoir manger, s'abriter ou voyager et les États-Unis sont devenus une gigantesque usine à amplifier et reproduire les inégalités sociales à travers les générations, la liberté d'entreprendre y est devenue factice, la sécurité et le droit de valoriser les terres sont soumis aux céréaliers et aux entreprises d'extraction du gaz de schiste, etc. Nous l'avons dit : sans police et sans armée, le capitalisme ne peut fonctionner. C'est dire que, l'État qui était une force politique désirant opposée au capital lui était déjà indispensable mais, de surcroît, cette force opposée par la notion d'intérêt commun, d'impôt, de redistribution ou de législation économique et sociale, ou de niche du travail concret, disparaît en tant que contre-poids et se renforce en tant qu'adjuvant au capital. L'État qui était opposé au capital en devient condition et modalité, il promeut et développe ce qui était son opposé, le capital.

Proposition 186
L'État a priori opposé au capital en devient une négation paradoxale, elle devient une force de maintien et d'affirmation du capital.
Proposition 187
Le marché a priori opposé au capital en dévient une négation paradoxale, il devient une force de maintien et d'affirmation du capital.

Le marché

De même, le marché lui-même n'est pas par essence capitaliste. Nous avons vu que le marché était l'ensemble des marchandises, des biens et des services, à prix. Le capitalisme institutionnalise – pour suivre la définition qu'en donne B. Friot – la propriété lucrative, le crédit à intérêt, le marché de l'emploi et le temps humain comme fondement de la valeur économique. Mais, au départ, le marché ne fonctionne pas du tout comme cela. Il s'agit d'un moyen d'échange de marchandises excédentaires d'un côté ou trop rares de l'autre. Ce moyen d'échange n'implique pas la propriété lucrative, le marché de l'emploi ou le prêt à intérêt. C'est sur ce malentendu que prospèrent ceux qui usurpent le nom de libéraux : Smith parlait d'échange et non d'accaparement. Son système d'échanges profitables à tous ne pouvait fonctionner qu'à condition que les travailleurs fussent libres de travailler et les acheteurs fussent libres d'acheter. Or, ce à quoi pousse les institutions capitalistes, c'est à un travail contraint (par l'aiguillon de la nécessité et la violence de la concurrence de tous contre tous) et à une consommation contrainte (par la pression sociale et la manipulation des désirs). En absorbant le marché, le capital a pris ce qui lui était extérieur et opposé. Il l'a transformé en machine à produire du capitalisme par le biais de la concurrence. La concurrence dans un marché de travailleurs libres où les ressources communes sont abondantes et disponibles ne signifie pas du tout la même chose que la concurrence dans le cadre où les ressources communes sont accaparées, les travailleurs contraints. Dans le premier cas, on peut imaginer (en admettant l'existence de l'homo œconomicus23) que cette concurrence soit une émulation, dans le second cas, cette concurrence est un vecteur de violence sociale, de barbarie.

C'est dire que le marché comme l'État sont les subcontraires du capital. Aussi incroyable que cela paraisse, ils renforcent le capital mais lui sont intrinsèquement opposés. La notion de « marché » doit être découplée de ce qu'en fait le secteur financier. La bourse à actions se construit sur l'ensemble des mouvements capitalistes spéculatifs de propriétaires lucratifs alors que le « marché » nous évoque plutôt – et évoquait à Smith – l'idée de souk, d'ensemble de producteurs avec leurs marchandises venus les échanger, les vendre ou les acheter. Le marché et l'État ne sont pas des machines capitalistes en soi. C'est l'accaparement, l'extension du capital à des sphères extérieures (via l'accumulation ε) qui en fait des instruments. Ces institutions opposées au capitalisme au départ peuvent lui redevenir étrangères à condition que les conditions de l'extension du capital – accumulation via la propriété lucrative – aient été elles aussi abolies.



Note 48. Les économistes vulgaires

1. Adam Smith



Adam Smith a souvent été repris, cité et maltraité par les économistes vulgaires postérieurs. Il nous faut préciser quelque peu certains aspects à contre-courant de cette pensée en dehors de laquelle nous nous inscrivons pour que nos lecteurs se retrouvent dans le tas d'âneries qui ont été dites à son sujet.



Extraits de la Recherche sur la nature et sur les causes de la richesse des nations.

Première partie

1. Le travail est la source de la valeur économique. Ce n'est pas le capital ou la propriété lucrative qui créent les richesses.

Ce n'est point avec de l'or ou de l'argent, c'est avec du travail, que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement; et leur valeur pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de travail qu'elles les mettent en état d'acheter ou de commander. (Chapitre V)

(...)

2. Le travail égal en temps doit être égal en rémunération.

Des quantités égales de travail doivent être, dans tous les temps et dans tous les lieux, d'une valeur égale pour le travailleur. Dans son état habituel de santé, de force et d'activité, et d'après le degré ordinaire d'habileté ou de dextérité qu'il peut avoir, il faut toujours qu'il sacrifie la même portion de son repos, de sa liberté, de son bonheur. Quelle que soit la quantité de denrées qu'il reçoive en récompense de son travail, le prix qu'il paye est toujours le même. Ce prix, à la vérité, peut acheter tantôt une plus grande, tantôt une moindre quantité de ces denrées ; mais c'est la valeur de celle-ci qui varie, et non celle du travail qui les achète. En tous temps et en tous lieux, ce qui est difficile à obtenir ou ce qui coûte beaucoup de travail à acquérir est cher, ce qu'on peut se procurer aisément ou avec peu de travail est à bon marché.

(...)

3. L'inégalité est anti-économique (exemple de la Chine au XVIIIe).

Dans un pays d'ailleurs où, quoique les riches et les possesseurs de gros capitaux jouissent d'une assez grande sûreté, il n'y en existe presque aucune pour les pauvres et pour les possesseurs de petits capitaux, où ces derniers sont au contraire exposés en tout temps au pillage et aux vexations des mandarins inférieurs, il est impossible que la quantité du capital engagée dans les différentes branches d'industrie, soit jamais égale à ce que pourraient comporter la nature et l'étendue de ces affaires. (Chapitre IX)

(...)

Les taux d'intérêt trop élevés créent la banqueroute

Un vice dans la loi peut quelquefois faire monter le taux de l'intérêt fort au-dessus de ce que comporterait la condition du pays, quant à sa richesse ou à sa pauvreté. Lorsque la loi ne protège pas l'exécution des contrats, elle met alors tous les emprunteurs dans une condition équivalente à celle de banqueroutiers ou d'individus sans crédit, dans les pays mieux administrés. Le prêteur, dans l'incertitude où, il est de recouvrer son argent, exige cet intérêt énorme qu'on exige ordinairement des banqueroutiers (Chapitre IX).

(...)

Les salaires créent la valeur ajoutée (déjà!) comme les profits. Les profits ont des conséquences fâcheuses.

La hausse des salaires opère sur le prix d'une marchandise, comme l'intérêt simple dans l'accumulation d'une dette. La hausse des profits opère comme l'intérêt composé. Nos marchands et nos maîtres manufacturiers se plaignent beaucoup des mauvais effets des hauts salaires, en ce que l'élévation des salaires renchérit leurs marchandises, et par là en diminue le débit, tant à l'intérieur qu'à l'étranger : ils ne parlent pas des mauvais effets des hauts profits ; ils gardent le silence sur les conséquences fâcheuses de leurs propres gains ; ils ne se plaignent que de celles du gain des autres. Chapitre IX

Troisième partie

L'économie doit être pensée en fonction de la politique de l'offre.

La consommation est l'unique but, l'unique terme de toute production, et on ne devrait jamais s'occuper de l'intérêt du producteur, qu'autant seulement qu'il le faut pour favoriser l'intérêt du consommateur. - Cette maxime est si évidente par elle- même, qu'il y aurait de l'absurdité à vouloir la démontrer. Mais, dans le système que je combats, l'intérêt du consommateur est a peu près constamment sacrifié à celui du producteur, et ce système semble envisager la production et non la consommation, comme le seul but, comme le dernier terme de toute industrie et de tout commerce. Chapitre VIII

Quatrième partie

La main invisible est protectionniste (je souligne)

Mais le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c'est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu'il peut, premièrement d'employer son capital à faire valoir l'industrie nationale, et deuxièmement de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir.  Chapitre II. »

2. David Ricardo



Ce financier peut être considéré comme le premier économiste à gage.

Il attribue l'origine de la valeur au travail comme Marx (et l'inspire en cela).

Il est opposé au protectionniste, il est favorable au laisser-faire, au libre-marché et au non interventionnisme. Les interventions de l'État (y compris les aides allouées aux pauvres) sont contre-productives et obèrent l'efficacité du système économique.

Pour Ricardo, des économies nationales en concurrence vont triompher dans leurs productions respectives dans lesquelles elles sont les plus efficaces. Comme l'efficacité impose aux investisseurs nationaux d'aller dans les domaines les plus rentables, les secteurs économiques dans lesquels l'économie nationale excelle vont s'imposer. C'est l'avantage comparatif.

Le Portugal et l'Angleterre produisent tous les deux du tissu et du vin. Le libre-échange va imposer le tissu en Angleterre et le vin au Portugal. Dans ce modèle théorique, les prix baissent, l'offre se diversifie et la production se spécialise (c'est la politique de l'offre) à l'avantage de tous.

Il faut noter que, dans le modèle théorique, l'investisseur reste dans son pays et le producteur qui s'impose, l'avantage comparatif ne fait pas jouer la concurrence entre les travailleurs. Il n'y a donc pas de délocalisation ni de fuite des capitaux (et, certes, pas d'intervention de l'État).

Ses théories n'ont jamais été confirmées: toutes les expériences s'approchant du libre-marché, de la libre-concurrence n'ont jamais été exemptes d'intervention de l'État - sauf peut-être l'Angleterre des années 1830-1840 qui effraya tant le jeune Marx. De toute façon, les disciples de Ricardo favorisent leur modèle théorique sur toute observation empirique, agissant en cela à la manière d'une secte ésotérique. Le problème, c'est que ses disciples occupent l'OMC, la Banque Mondiale, la Commission Européenne, le FMI, votre gouvernement, etc. et pourrissent l'ensemble de l'économie planétaire.

Chacun à sa façon, Polanyi, Marx, Luxemburg ou Keynes ont totalement invalidé ces théories depuis belle lurette.

En tout cas toutes les expériences approchant le libre-marché (Chili de Pinochet, Grande-Bretagne de Thatcher, USA de Reagan, les plans d'ajustement structurels de l'OMC, les plans d'austérité européens, etc.), le laisser-faire de l'utopie de Ricardo ont amené

- une misère généralisée

- une dégradation du tissu industriel

- un endettement des pouvoirs publics

- une dégradation de la qualité de la production économique

- une disparition de l'autonomie, de la souveraineté économique et politique

- une dégradation de la santé publique.

Ces conséquences s'expliquent facilement: le pays plus pauvre ou moins développé en concurrence avec le pays plus riche ou plus développé devient son client exclusif et ne peut exporter quoi que ce soit. Il est submergé par les marchandises importées des pays plus développés et son économie à lui ne peut tenir le choc: elle disparaît.

Comme le capitalisme crée des crises de surproduction, les pays pauvres servent de marchés captifs aux pays riches sans pouvoir en retour rien y exporter ou, pour être plus précis, sans pouvoir rien exporter de valeur. Les exportations du tiers-monde sont sous-valorisées et ses importations sont sur-valorisées, ce qui permet à un système d’exploitation planétaire de se perpétuer. L'appareil productif des pays pauvres s'effondre. Pour constituer une puissance industrielle – que ce soit l'Allemagne ou l'Angleterre au XIXe, les USA au XXe ou la Chine au XXIe – il a toujours fallu imposer une période plus ou moins longue de protectionnisme.

Mais ce qu'on appelle les "néo-libéraux" continuent à prêcher leur utopie toujours infirmée. On compte (entre autre) parmi eux Hayek, Friedman, Lamy ou Greenspan.
L'écologie

L'effet rebond rend l'écologie paradoxale – c'est-à-dire, dans la mesure où l'écologie est la négation du capitalisme, il le rend subparadoxal. L'effet rebond, c'est le piège de la production vertueuse : par exemple, en produisant des voitures qui consomment cinq litres d'essence aux cent kilomètres plutôt que dix, on en rend l'utilisation beaucoup plus économique. Comme il est moins coûteux (et moins polluant) d'utiliser la voiture, les gens l'utilisent davantage. Au final, si l'on divise la consommation au kilomètre par deux, on multiplie le nombre de kilomètres parcourus par … trois. L'un dans l'autre, la consommation d'essence aura augmenté de moitié avec l'invention de moteurs plus économiques en carburant et plus écologiques.

De manière plus sournoise, un train de vie simple, austère, permet à toutes autres choses égales par ailleurs d'épargner. Ce train de vie ménage l'environnement et les ressources naturelles. La consommation se réduit au minimum, l'empreinte écologique diminue. Mais l'épargne réalisée par ce train de vie – éventuellement joyeux, peu importe – payera un splendide séjour militant aux États-Unis ou un voyage alternatif au Maroc … dans un avion flambant neuf. L'épargne du militant écologique austère se retourne contre l'écologie et pour l'économie capitaliste dans un clin-d’œil narquois : il est difficile, sur le long terme, de ne pas dépenser l'argent gagné. Le militant écologiste peut aussi garder son épargne sans la réaliser. Ses ayants-droits se payeront le voyage aux Seychelles à sa santé et, en attendant, son banquier pourra investir en utilisant les effets leviers dix fois la somme épargnée dans des projets cataclysmiques du point de vue écologique, des projets d'extension liés à … l'accumulation, à la non réalisation de l'intégralité de la valeur ajoutée.

On peut aussi pousser le militantisme jusqu'à gagner moins d'argent, jusqu'à se priver de revenu, d'emploi, de poste. C'est très honorable et, économiquement et politiquement, cela pourrait s'assimiler à une grève de chômeur aussi redoutable qu'efficace contre les capitalistes. Mais le chômage de masse combiné au fait que cette « grève » s'inscrit dans une démarche individuelle isolée permet juste à un autre travailleur de prendre le fameux poste, le salaire et le train de vie qui y sont attachés. Par contre, si la pratique de cette grève se généralisait, elle deviendrait une arme politique de première importance aussi bien dans le rapport de force entre le travail et le capital qu'en termes de surgissement de réalités, de puissances matérielles d'un autre type.

De la même façon que nos réflexions appelaient à ne pas jeter les bébés État ou marché avec l'eau du bain capitaliste, l'écologie et l'écologie politique offrent des outils générateurs de considérations essentielles à prendre au sérieux (et il est à espérer qu'on n'en fera pas l'économie) dans la mesure où elles s'affranchissent du capital, dans la mesure où les bénéficiaires des ressources communes, les producteurs humains, en décident l'affectation au mieux de leurs intérêts à long terme.

De manière plus cynique, plus visible, le greenwashing, le capitalisme vert transforme le spectacle, la mise en scène de l'écologie en chiffre d'affaire, en argument publicitaire, en logique capitaliste. Dans cette optique, il ne reste rien de l'écologie puisqu'elle est utilisée de manière paradoxale, ce qui affirme son opposé capitaliste et nie l'écologie politique.

Proposition 188
L'écologie et l'écologie politique a priori opposées au capital en deviennent des négations paradoxales, elles deviennent des forces de maintien et d'affirmation du capital par l'effet rebond et le greenwashing.
Proposition 189
L'emploi comme institution collective s'oppose à la barbarie brute de l'exploitation capitaliste mais légitime son mode de distribution de la valeur économique et son asservissement.

L'emploi

Au rayon des contraires paradoxaux du capitalisme qui le renforcent, l'emploi occupe une place de choix. Au départ, il faut rappeler que cette institution constituait une réelle avancée par rapport à la vente brute de force de travail des prolétaires privés de ressources. L'emploi, ce sont des conventions collectives et c'est une qualification des postes. Cela demeure une institution esclavagiste en dépit des avancées qu'elle a permises par rapport à la violence sociale subie par les ouvriers payés à la pièce d’antan24.

Les opposants auto-proclamés au capital, les partis à la gauche de la gauche, les syndicats les plus vindicatifs, réclament des emplois, c'est-à-dire la soumission des producteurs à l'autorité des propriétaires lucratifs, au rapport quantifiable au temps ou à l'usure. Ils réclament auprès des autorités et des employeurs le droit de vendre leur créativité, de corseter leur volonté, leur force de travail, leur génie. Ces démarches sont paradoxales – et participent de la logique subparadoxale du capital. L'emploi est le vecteur de la domination de l'individu sur le singulier, du comptable sur la qualité, de la soumission sur l'invention, de la peur sur la liberté. Se battre pour l'emploi au nom de quelque émancipation que ce soit est une forfaiture, un paradoxe et, en tant que telle, cette affirmation psychogène participe à la transformation de l'idéologique, de l'affect – en l'occurrence, de la justice, de la pugnacité, de l'idéal ou de l'humanisme – en son exact contraire : le cynisme sans qualité du capitalisme.

Nous avons vu que la valeur économique était produite par les salaires et parasitée par la rente. Nous avons vu que la valeur concrète était produite par le travail concret. Or, si l'on veut dépasser le capitalisme – et c'est en cela que la démarche d'émancipation de B. Friot est on ne peut plus pertinente – il faut dépasser l'emploi qui en organise, en intègre les modalités et, pour pouvoir dépasser l'emploi, il faut le dissocier et de la valeur concrète produite par le travail concret et de la valeur abstraite produite par les salaires. Une fois la valeur abstraite créée par les salaires sans emploi, une fois la valeur concrète créée par le seul travail concret hors emploi, l'emploi devient inutile et à l'une et à l'autre et peut rejoindre le musée des bizarreries de l'histoire.

Les politiques menées au nom de l'emploi, l'austérité, la déflation salariale, la flexibilisation, la dégradation des conditions de travail et l'augmentation du taux d'exploitation, dégradent la situation de l'emploi. La logique de l'emploi – chiffre et centre de la logique du capital puisqu'elle soumet le travail concret aux propriétaires lucratifs et leur parasitage du travail abstrait est elle aussi marquée du sceau du subparadoxe. Nous avons vu que la valeur économique était créée par les salaires or les politiques « au nom de l'emploi » compriment les salaires, ce qui diminue la valeur ajoutée et … la demande. En anémiant la demande, la logique de l'emploi sape les bases économiques de la production de valeur et condamne le corps social au chômage de masse et à l'inactivité. De la même façon, l'augmentation du taux d'exploitation diminue la part relative des salaires dans la valeur ajoutée et donne le même effet : contraction de la demande, diminution de la production et anémie économique – quand ce n'est pas une crise de surproduction25.

Note (à moitié sérieuse) 49. L'employisme

L'employisme considère que l’emploi est la solution à l’essentiel des problèmes socio-économiques. La soumission à cette logique favorise les intérêts des actionnaires au détriment de ceux des producteurs : au nom de l’emploi, on va sacrifier les salaires directs et indirects mais, curieusement, jamais les dividendes.



Nous avons développé deux points de vue dans notre étude de cette soumission mystérieuse:



- On peut la considérer comme une secte



Il faut savoir que ce point de vue est hégémonique de l'extrême gauche à l'extrême droite, qu'il règne sans partage sur le microcosme médiatique et exerce un pouvoir considérable, qu'il construit la langue de l'emploi. Même si ce pouvoir est omniprésent, invasif et peu sujet à controverse – encore une fois même par les militants politiques les plus engagés, les plus sincères – il limite notre cadre de pensée, nos existences à des débats oiseux sur les modalités d'exploitation de l'Homme par l'Homme en évacuant la question-même de ladite exploitation.



Le MIVILUDES (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, France) a dégagé huit critères de dérives sectaires :



1. la déstabilisation mentale



Fréquemment utilisée dans le cadre de l'employisme : les chômeurs sont rendus responsables d'une situation extérieure sur laquelle ils n'ont pas prise – c'est une technique de déstabilisation schizophrènogène classique, elle génère un sentiment d'impuissance et de culpabilité morbide – et les employés sont soumis à l'automatisation des tâches, à la dévalorisation, au harcèlement, à toutes sortes de pressions psychiques voire physiques.



2. le caractère exorbitant des exigences financières



La création de valeur ajoutée se fait par les seuls producteurs en emploi ou hors emploi. Les producteurs sous contrat d'emploi doivent avoir un rendement de 15 % pour leurs investisseurs. Il s'agit de 15 % du capital total – des investissements, des frais et des salaires – qui doivent, à partir des seuls salariés, être produits. Comme la partie du capital dévolue aux salaires devient de plus en plus faible à mesure que les progrès techniques imposent plus d'investissement, les sacrifices financiers demandés aux employés deviennent eux aussi, proportionnellement, de plus en plus substantiel. En une heure de travail, ils doivent produire deux heures de salaire pour tenir le taux de profit, puis deux heures et demie, puis trois heures à mesure que la part des investissements devient importante dans la valeur ajoutée.



3. la rupture avec l’environnement d’origine



Les employés doivent agir de manière mécanique, reproduire des gestes suivant des protocoles, se plier à une discipline ou à des rythmes qui ne sont pas les leur. Tout lien avec le milieu d'origine, les goûts, les habitudes de l'employé sont bannis dans l'enceinte de l'emploi. De même, les chômeurs doivent se conformer au discours employiste, ils doivent chercher à se soumettre à l'emploi quand bien même ils n'ont nul goût à la soumission, quand bien même ils n'éprouvent aucune sympathie pour l'employisme.



4. atteintes à l’intégrité physique



L'employé revêt un uniforme, il doit adopter le discours de l'entreprise. De même, le chômeur doit se conformer au discours, aux attitudes, aux habitudes vestimentaires, au phrasé, aux goûts voire aux caprices de l'employeur. Par ailleurs, les managements modernes, l'isolement des travailleurs entre eux provoquent de nombreuses maladies professionnelles – de même que les cadences trop élevées génèrent des troubles musculo-squelettiques et que le mépris des normes de sécurité fait des morts et des blessés en grand nombre26.



5. l’embrigadement des enfants, le discours antisocial, les troubles à l’ordre public



L'emploi est valorisé alors qu'il dégrade la santé des populations, qu'il condamne ceux qu'il exclut à la marginalité ou à la violence. Dans le cadre de l'emploi – comme dans le cadre de la recherche d'emploi – les comportements agressifs, égoïstes, sociopathes, irresponsables et vénaux sont encouragés. Ces comportements troublent la tranquillité publique, ils menacent les populations civiles.



6. l’importance des démêlés judiciaires



Là aussi, force est de constater que les fraudes au droit social pourtant très laxiste sont légion. Ces fraudes tuent chaque année. De même, l'extorsion du profit donne lieu à des prébendes, de la prévarication, du trafic d'influence à une échelle cosmique.



7. l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels



Le détournement de l'économie productive est le principe même de l'employisme. Les coûts sont externalisés – les coûts sociaux, environnementaux, humains – sur la collectivité, sur les impôts des classes moyennes. Les infrastructures sont construites en fonction des intérêts des propriétaires d'entreprise au mépris de celui des gens. L'employisme fait également pression sur l'école, les universités, les écoles supérieurs, les instituts techniques pour modifier l'offre de formation non en fonction des envies des apprenants, non en fonction des besoins sociaux mais en fonction des intérêts des employeurs.



8. les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics.



Sur ce point-là, il ne s'agit plus de tentative d'infiltration mais d'occupation hégémonique. Allumez votre télévision, lisez votre journal, parcourez la presse patronale ou syndicale: non seulement l'employisme est infiltré mais il est partout.



En conséquence, l'employisme est certainement une idéologie en proie à une dérive sectaire extrême. Malheureusement, le succès institutionnel et médiatique de cette foi dangereuse la place dans la catégorie des sectes qui ont réussi.



Nous devrons donc le combattre sur le plan où elle se situe : celui de la métaphysique.



Par ailleurs, on notera que alors que seuls les emplois qualifiés et bien rémunérés étaient valorisés autrefois, aujourd'hui, ce sont les tous les emplois, même les emplois ingrats et mal payés, qui sont valorisés. Il faut à tout prix justifier son existence sociale en vendant sa force de travail à un actionnaire qui décide de ce qu'on va faire parce qu'il détient un titre de propriété. Les chômeurs sont requalifiés en « privés d’emploi » par les syndicats eux-mêmes, comme si l’emploi était une nécessité absolue. Ce qui est une nécessité absolue, c’est la reconnaissance sociale, l’activité sociale et le salaire dans une société monétisée.



- On peut la considérer comme une maladie mentale



Vous êtes inquiets pour un de vos proches ou pour un personnage public dont le discours atteste une dérive employiste. Il pourrait effectivement être atteint du syndrome. Pour vous aider à faire le point, nous sommes en train de mettre au point un protocole qui permette un diagnostique sûr. Nous vous recommandons de consulter pour les cas les plus graves et de conserver votre calme en toute situation.



Avant toute chose, il importe de ne pas juger les malades mais de les entourer, de les aimer sans jugement, de les aiguiller sans a priori sur un chemin de guérison (de petites promenades, de la vie de famille, de l'empathie). Il importe aussi de distinguer les victimes d'employisme et les gens qui travaillent sous contrat d'emploi – ces deux catégories n'ont rien à voir : les gens doivent prendre un emploi parce qu'ils souhaitent être actifs et/ou qu'ils doivent gagner un salaire pour payer leurs besoins, ceux de leur famille.



1. Rancœur : dévalorisation des non-employés.



Le patient se plaint des performances, du poids des gens hors du joug de l'emploi. A ce stade, une vie affective épanouie, un investissement dans des actes concrets devraient rapidement remettre le malade sur pieds.



2. Absence d'idéal du moi et dénégation d'imago sociale alternative



Valorisation du 'travail' (comprendre de l'emploi), de l'importance de signer un contrat d'emploi, de soumettre les actes et les activités professionnelles à un cadre dysfonctionnel



3. Glossolalie : répétition des discours idéologiques en faveur de l'emploi, identification répétitive de l'emploi au salut, au bonheur



4. Perversion : dévalorisation du sujet hors emploi ou des sujets sous une autre forme d'emploi ou sous un certain type d'emploi (fonctionnaire, jeunes, etc.).



Pour l'employiste, il ne s'agit pas d'amener un changement chez les stigmatisés mais de transférer ses défaillances narcissiques, son surmoi hypertrophié et son deuil oral inachevé sur un bouc émissaire. Le recadrage s'impose même s'il plonge le malade dans la dépression refoulée par la perversion – cette dépression peut amener une résilience sinon impossible.



5. Paranoïa anale : l'argent est la maîtrise et le malade blâme les gens (sujets) de grever cette maîtrise (objet).



Il s'agit d'un contre-transfert exotique où l'objet transitionnel (l'argent, le statut social, palliatif du manque d'existence narcissique) prend la place du sujet. Cette confusion se double d'une crainte d'agression, elle pose le possédant comme victime des sans-travail.



6. Schizophrénie délirante : là, nous sommes très très haut dans l'employisme.



Les problèmes se créent et, avec eux, les solutions les plus catastrophiques. Il faut toujours rappeler aux sujets délirants que l'important, c'est l'humain, que l'économie est ce qui sert les besoins humains et qu'elle n'est pas le but de l'humanité. À ce stade, un effondrement du sujet peut, seul, le sauver après un deuil très long, très douloureux. Les sujets arrivés à ce stade sont susceptibles de somatiser, leur santé est éventuellement menacée.



7. Auto-perversion ou retournement du déficit narcissique contre soi



Le malade renonce alors à ses loisirs, à sa vie de famille, il tient des discours incohérents (genre : 'je vais travailler pour pouvoir être avec toi'). À ce stade, les comportements morbides, auto-mutilants se reproduisent, se multiplient. Le diagnostic est réservé, le patient est en danger.



8. Délires hallucinatoires, 'folie des grandeurs'.



Le patient cesse alors de stigmatiser, il est pris dans des activités qu'il réprouve. Il s'agit alors de pulsion de jeu, de frisson de risque. Les traders constituent un bel exemple. Le moi est dissout, le surmoi est en lambeau, les comportements sociopathes sont à craindre. Le sujet ne connaît alors plus de limite à ses actes. Son moi est remplacé par une machine à obéir à la logique employiste. Il n'y a plus de reste, de passion, de volonté. Sa santé se dégrade, il doit rapidement être pris en charge par les organismes de sécurité sociale publiques27.



9. Psychopathie : à ce stade, au nom de l'emploi, le sujet tue, dégrade l'environnement, pousse ses collègues ou ses proches au désespoir.



Ses comportements compromettent sa survie, celle de ses proches, de son espèce et de son biotope. À ce stade, nous avons affaire à des comportements nuisibles, dangereux pour la société. À mon sens – mais je demande l'avis d'experts – il faut marquer les limites pour que les dégâts ne prennent pas une dimension trop importante.



Il faut se montrer ferme face aux malades, faire montre de compréhension et les aider à passer le cap.


La culture

La notion de culture a plusieurs acceptions. Soit on considère la grande culture, celle qui impressionne, marque son époque par des œuvres célèbres ; soit on considère le mot dans son sens germanique de mode de vie, de valeur et d'us liés à une identité, à des traditions.

Dans la première acception, la culture sert d'immense réservoir à valeur économique déconnectée du travail concret. Nous avons vu que l'argent ne pouvait avoir de valeur que si le travail concret venait créer un travail abstrait et une valeur économique. Si plus personne ne preste de travaille concret, l'argent ne renvoie plus à rien qui ait une valeur concrète. L'idéal de la propriété lucrative, c'est de détacher la propriété de cette contingence, de ce lien avec le travail abstrait et les travailleurs. L'idéal du propriétaire, c'est une valeur économique sans travail abstrait ou concret dans cette ambition théorique de décrochage de la valeur économique et du travail concret, il y a eu successivement les physiocrates qui pensaient que c'était la terre et non les travailleurs qui créait la valeur économique, les libéraux qui attribuaient ce rôle au commerce, certains post-modernes à l'information. L'utopie de la valeur économique sans travail concret est réalisée dans la cote de l’œuvre, chose pour ainsi dire sans travail concret, sans investissement, dotée d'une valeur économique. L'achat d’œuvres est un investissement spéculatif, c'est l'espoir de pouvoir revendre une chose au moins à hauteur de son prix d'achat plus tard – quand bien même l’œuvre tient de l'attrape-nigaud pour naïfs : cela n'a pas d'importance, ce qui compte, c'est l'évolution escomptée de la cote. C'est pour cela qu'on peut trouver des brosses à récurer grossièrement peintes qui valent des fortunes : la cote de l'artiste est élevée et, mieux encore, il y a des raisons de penser que cette cote va augmenter. L'art se fait achat, investissement, la création se fait bavardage et explications verbeuses plus ou moins inspirées dans une indifférence mondaine légèrement cynique très fin de siècle. Cette forme de création n'a plus grand-chose à raconter, à dire, elle ne parle pas d'un sensible mais de concepts et, à l'instar de la valeur économique abstraite qu'elle entend incarner, elle ne repose sur rien de tangible. Le signifiant de l'art est détaché de tout signifié, c'est un signe pur, sans rien à dire d'autre que sa valeur économique. Il s'agit alors d'un signifiant sans signifié fors sa valeur économique (et son bavardage savant). La logique de la création, angoissée, douloureuse, solitaire et exigeante s'opposait en tout au capital mais, comme elle est déconnectée du travail concret, elle a pu être récupérée, assimilée par la logique capitaliste. La culture vénale naturalise de façon pernicieuse la valeur économique en la déconnectant – en apparence seulement puisque l'art ne fonctionne que comme réservoir à valeur – du travail humain.

Dans son sens germanique, la culture peut aussi se comprendre comme ensemble de mœurs et d'ethos particulier à une ethnie, à une classe sociale, à une tribu. Cette acception heurte de front la logique sans qualité de l'accumulation capitaliste. Les façons locales de manger, de travailler, de prier sont autant d'obstacles a priori à la circulation, à la concurrence « libre et non faussée » des marchandises porteuses de la valeur économique parasitée par le capital. Pour autant, les différences culturelles en tant que freins au libre commerce permettent à des puissances économiques régionales d'émerger, cela ralentit les ardeurs de leurs voisins (et compétiteurs) en butte avec leur ε. L'émergence de puissances économiques à travers le monde par le biais de ce que nous serions tentés d'appeler du protectionnisme culturel, participe du dynamisme de la croissance de l'économie capitaliste.



Au passage, les cultures traditionnelles liée à d'autres modes de production perdent leur sens et conservent leurs codes. Là aussi, dans l'acculturation globale, dans l'uniformisation des modes de production couplée à une culture coupée de ses référents économiques traditionnels, on assiste à l'émergence d'un signifiant sans signifié. Ce que le christianisme désigne par le pharisaïsme devient la norme : on garde la forme, le code culturel, la respectabilité mais en supprimant le lien avec un mode de production économique, avec un mode vie pré-capitaliste. C'est à ce prix que les cultures, a priori opposées au capital, en sont devenues l'un des moteurs subcontraires. Les religions traditionnelles ne dérangent pas les affaires à condition que – et c'est là qu'elles perdent le sens de ce qui les a construitesqu'elles admettent les institutions capitalistes, la propriété lucrative (assimilable à de l'usure et à de la simonie, à du commerce de temps, propriété de Dieu), le temps comme référent de la valeur économique, le marché de l'emploi (exploitation de l'Homme par l'Homme) mais aussi l'aiguillon de la nécessité (vol de quelqu'un parce qu'il est pauvre), l'accumulation (les intérêts étaient interdits par la plupart des religions), la fraude à l'impôt ou l'appropriation de ressources communes (au rebours des devoirs de charité). En amont, les signifiants des religions demeurent au moment où leur mode de vie intrinsèque, où leur congruence culturelle, leurs signifiés sont détrônés sans ménagement par le lucre, l'industrialisation des affects et la prolétarisation des actes capitalistes. De la même façon que le nazisme mettait en scène la grandeur de l'État et organisait son totalitarisme en signe de la crise de l'autorité, les religions actuelles deviennent des scénographies de la foi et de sa congruence culturelle à l'heure où la liberté religieuse se vide de son sens à l'usine, au bureau, dans les malls. Les religions sont devenues des images émouvantes, des signifiants sans racine alors que s'impose l'unique religion du veau d'or.


Proposition 190
La culture comme cote d'artiste répond au fantasme de la valeur économique sans travail concret.
Proposition 191
Les cultures traditionnelles peuvent survivre au capital si elles en admettent les codes mais cela les transforme en ensemble de signifiants sans signifiés, en folklore ou en monstrueuse farce.
Proposition 192
Le capitalisme devient l'unique religion derrière les folklores locaux.
Proposition 193
La religion du capital est amorale ; elle considère le lucre comme la fin de toute chose.

Mais, de la même façon que, au moment où le nazisme s'imposait sur les décombres du sens moral, de petits groupes redécouvraient l'éthique dans les maquis les plus improbables, le sens religieux – et nous entendons par là la mystique, le rapport personnel, singulier aux mystères, rapport très éloigné parfois des religions reconnues – se faire un chemin dans les cœurs étrangers à l'anomie morale contemporaine.



Le capital est par essence immoral. Si quelque culture, si quelque religion en admettent le fonctionnement, elles renoncent à toute autorité morale ce qui les met à échéance plus ou moins longue en crise profonde – mais les affaires continuent pendant ce temps, les télévangélistes, les prêcheurs libéraux se multiplient et appellent à la réussite financière, économique. Ils justifient le gain et la pauvreté, le pillage et l'avidité en sapant le sacré sur lequel ils se fondent en l'invoquant. Religieux sans sens religieux, moralistes immoraux et prêcheurs bègues, en tuant l'espoir et les aspirations de leurs ouailles, ils les rendent orphelins de mondes divins, ils les font adorer le veau d'or dans des homélies impies. On peut voir des islamistes en Ray-Ban, on peut voir des intégristes boursicoter alors que l'islam recommande la modestie de l'apparence ou que le christianisme interdit l'usure. La religion comme spectacle – nous ne parlons pas ici de foi ou de rapport mystique aux mystères – est devenu l'empire de l'imposture à l'heure où un mode de vie sans acte, sans volonté, sans désir, jette les ouailles dans le plus grand désarroi.


Les syndicats

Les ouvriers qui doivent vendre leur force de travail se sont rapidement organisés en corporations professionnelles. Il s'agissait de défendre leurs intérêts de travailleurs – c'est-à-dire aussi bien de garantir leurs salaires que de protéger le statut des travailleurs dans leur corporation. Pour les corporations, puis pour les syndicats, il faut que les salaires soient augmentés et, pour ce faire, il faut certifier la qualification des nouveaux-venus pour éviter la concurrence du nombre, des travailleurs aussi faméliques que peu qualifiés. C'est pourquoi, les corporations ont aussi bien fonctionné comme des confréries, garantes de chartes et de formations, de l'accès à la profession que comme des syndicats combatifs de revendications ouvrières, des forces de pression et d'action pour diminuer le taux d'exploitation et la composition organique du capital. Autant les employeurs ont pu se montrer souples par rapport au fonctionnement en confréries des corporations, autant les revendications syndicales relatives aux conditions de travail et aux salaires ont heurté leurs intérêts en tant que classe propriétaire.

Au départ, que ce soit par la qualification ou pour la valorisation des prestations de travail, la fédération des ouvriers en corporation, en union ou en syndicat constitue un moyen de lutte contre l'accumulation et pour le salaire. C'est un moyen de pression pour augmenter la part des salaires dans la valeur ajoutée. Par ailleurs, les syndicats sont aussi des outils de définition du corps social, des outils qui délimitent l'appartenance sociale des interlocuteurs, des sujets en lutte (ou non). Cette position des associations ouvrières en fait a priori un obstacle à la circulation et l'échange des marchandises sans entrave. Les diatribes patronales ou médiatiques récurrentes contre les syndicats attestent cette position quelque peu datée, elles en sont les touchants fossiles. Mais ces oppositions de façade cachent grossièrement une évolution des syndicats – de manière générale et avec de nombreuses exceptions à cette tendance de fond – vers des outils commodes de participation ouvrière à la domination, à la violence sociale du capitalisme. La cogestion syndicats-patrons (des salaires pourtant produits par les seuls salaires des travailleurs dans l'emploi ou hors emploi, comme nous l'avons vu) et les intérêts des syndicats en tant qu'institutions sapent progressivement la pugnacité des luttes des travailleurs.

Proposition 194
Théoriquement, les syndicats se battent pour le salaire dans la répartition de la valeur économique.
Proposition 195
En aménageant les conditions de travail dans l'emploi, les syndicats organisent et légitiment la violence sociale capitaliste.

Les syndicalistes sont des travailleurs qui développent une expertise, des qualifications particulières. Ils approfondissent leurs connaissances en matière de législation sociale, en matière de droit du travail et constituent de fait un corps de travailleurs intellectuels. Ils organisent les réunions, animent les délégués et occupent les postes administratifs dans les pays où se pratiquent la cogestion. En Belgique, en France ou en Allemagne, ils participent à la gestion de la sécurité sociale, ils sont consultés dans les comités d'entreprises et dans les CPPT ou dans les organes de concertation de l'entreprise équivalents. Ils ont un travail concret absolument sans lien avec le travail concret des délégués qu'ils encadrent ou de leurs mandants. Ce décalage fait diverger les intérêts des uns, des permanents syndicaux et des autres, des mandants. Les permanents syndicaux sont employés par une structure et, en tant que tels, ils obéissent à l’employeur. C'est leur lui qu'ils représentent dans les organes de concertation et non leurs électeurs, les travailleurs, qui n'ont aucune prise sur eux. En tant qu'employés de cette structure, ils doivent ménager leur hiérarchie, ils doivent lui obéir alors que les mandants, les travailleurs ont intérêt à être combatifs, les mandataires doivent davantage ménager leurs supérieurs beaucoup moins vindicatifs. C'est que, à la tête des syndicats, se retrouvent des gens de pouvoir qui profitent de bien des avantages en nature liés à leur fonction, des gens que tout pousse à copiner avec ceux qu'ils fréquentent au jour le jour, les dirigeants politiques et économiques. Les dirigeants des syndicats se rapprochent socialement des milieux qu'ils fréquentent or, les milieux qu'ils fréquentent dans l'exercice de leur profession, dans la cogestion, ce sont les grands représentants patronaux et gouvernementaux.

Les délégués sont pris entre deux feux. La nécessité, en tant que travailleurs, de représenter le point de vue et les intérêts des travailleurs sans concession et la real politic qu'impose l'appartenance à une structure de pouvoir.


Note 50. La démocratie syndicale

Les structures syndicales



La démocratie syndicale passe souvent par des structures. On ne peut imaginer de démocratie sociale que si tous les producteurs de la société peuvent exercer le pouvoir en connaissance de cause, en souveraineté sereine.



- Les syndicats devraient représenter l'ensemble des producteurs et non les seuls salariés en contrat à durée indéterminée. Les retraités, les invalides, les intérimaires, les chômeurs ou les malades devraient exercer pleinement leur pouvoir de producteurs.



- Les mandants devraient prendre les décisions pour exercer le pouvoir et non se borner au choix de mandataires. Ceci implique un travail d'information important et honnête, une concertation (y compris informelle) et un choix social des mandants.



Ces questions de démocratie sociale sont beaucoup plus cruciales qu'il ne peut y paraître en première analyse. En Belgique, par exemple, les syndicats représentent les producteurs dans les organes de gestion paritaires, notamment dans les organes de gestion de la sécurité sociale. Le fait que les chômeurs ou les retraités ne soient représentés de facto que par un syndicat dont les représentants ne sont cooptés que par une structure syndicale-employeur prive de facto les précaires, les chômeurs, les employés, les ouvriers ou les retraités de toute représentation dans une institution, la sécurité sociale, qui prend des décisions qui les concernent au premier chef.



En Belgique, les mandats de gestionnaires de la sécurité sociale sont par exemple détenus par des représentants des syndicats-employeurs interprofessionnels … non élus par celles et ceux qu'ils sont censés représentés. Généralement, les postes de représentation paritaire sont occupés par des syndicalistes cumulards, très compréhensifs envers les intérêts des employeurs et peu en phase avec les demandes de la base. Le gouvernement décide seul des mesures et de la politique menée par la sécurité sociale au mépris des salariés dans l'emploi ou hors emploi dont la sécurité sociale gère pourtant les salaires socialisés.



C'est d'autant plus inacceptable que les salaires sociaux sont réalisés par celles et ceux qui les reçoivent: s'ils cessent de les recevoir, ces salaires sociaux disparaissent en tant que valeur ajoutée. Logiquement, les salaires socialisés devraient être gérés uniquement par celles et ceux qui les perçoivent, les chômeurs pour le chômage, les retraités pour les retraites, les parents pour les allocations familiales ou les salariés en général pour les congés payés. Les prestations devraient être gérées par celles et ceux qui les réalisent (les prestataires) mais aussi les cotisations – les montants, les éventuelles dérogations, etc. - qui alimentent les prestations.



Par ailleurs, les syndicats en tant que tels sont des structures qui emploient du personnel. Les employés représentent leur employeur dans les différents organes paritaires. Mais le représentant payé et employé par le syndicat obéit bien sûr à celui qui lui fait son chèque : aux instances dirigeantes du syndicat. Comme on dit, qui paie le violon, choisit la musique. Les dirigeants du syndicat prennent alors le pouvoir (ou occupent éventuellement eux-mêmes les postes de représentation des travailleurs).



De ce fait, dans les organes paritaires qui gèrent les salaires des travailleurs sont représentés les organisations patronales, les organisations syndicales (qui sont des employeurs) et les représentants du gouvernement (qui est aussi un employeur). Les travailleurs, quant à eux, n'ont pas de représentant direct qu'ils puissent élire et révoquer en fonction de ses décisions alors qu'il s'agit de gérer leurs salaires à eux et à personne d'autre. C'est aussi incroyable que si les salaires individuels étaient gérés par des tiers, comme si le salarié était un mineur économique, un irresponsable.



La démocratie syndicale en Belgique



Dans un rapport récent de la confédération internationale des syndicats28, la Belgique est classée comme un pays démocratique au niveau syndical.



Ce rapport est écrit sur base des rapports des syndicats eux-mêmes. Cela pose problème quand les syndicats sont des machines de pouvoir pro-gouvernementales, quand la corruption et le népotisme y sabotent le respect du droit et des intérêts des travailleurs.



Il y a tout lieu à croire que le syndicat double (triple en comptant le petit syndicat libéral) CSC-FGTB joue un rôle de courroie de transmission du pouvoir politique - incompatible avec la démocratie sociale.



1. Les syndicats en Belgique sont censés représenter les travailleurs or les élections sociales sont organisées de telle sorte que seuls les travailleurs en CDI sont représentés. Les retraités, les invalides et la masse des précaires et des chômeurs, adhérant et cotisant ne sont pas représentés dans les instances dirigeantes des syndicats et, partant, ces instances ne doivent leur rendre aucun compte.



2. La gestion de la sécurité sociale est censée être paritaire or l'annonce régulière de modifications de son fonctionnement - notamment des conditions de prestation pour les chômeurs ou les pré-pensionnés - de la part du gouvernement sans la moindre concertation préalable prouve que les cogestionnaires (patrons et syndicats) font de la figuration dans ces instances.



Pourtant, nous rappelons que l'intégralité de la sécurité sociale est un salaire et qu'elle doit en conséquence être gérée par les seuls salariés et par leurs représentants élus. Les employeurs, les élus politiques et les représentants de syndicats-employeurs n'ont rien à y faire. Ces représentants doivent rendre des comptes à leurs mandants - ce qu'ils n'ont jamais fait au niveau de leurs cotisants en Belgique. De ce fait, les décisions concernant les salaires socialisés sont pris au nom des salariés sans qu'ils soient consultés, sans que leurs représentants leur rendent des comptes et sans qu'ils aient voix au chapitre.





3. Les rapports de bon voisinage entre partis politiques et syndicats sont tellement cordiaux que, régulièrement, des responsables syndicaux nationaux figurent sur les listes des partis politiques correspondants (CDH pour la CSC ou PS pour la FGTB). Variante intéressante, c'est parfois le ou la conjoint(e) d'un(e) responsable syndical(e) national(e) qui occupe un poste en vue dans le parti politique frère. Cette ambiance de syndicat à la chinoise favorise certainement les rapports incestueux entre les syndicats et les partis politiques mais le népotisme et le syndicalisme de copains, le syndicalisme proche du pouvoir, bafoue les droits des travailleurs.



4. La liberté syndicale est fortement entravée puisque, pour créer un nouveau syndicat qui soit un interlocuteur social, il faut un nombre minimum de membres (50.00029). Cette règle limite la représentation syndicale aux trois grands syndicats, des syndicats d'État inscrits dans une logique de concertation, très peu combatifs.



5. D'autre part, en Belgique toujours, ce sont les syndicats qui détiennent les mandats de la délégation et non les délégués de sorte que la hiérarchie syndicale prend l'habitude de se débarrasser des délégués trop remuants, ce sont les permanents qui décident pour les délégués et, au sein des permanents, ce sont les hauts responsables régionaux ou nationaux qui décident. Les permanents sont les employés des dirigeants et leur sont donc techniquement subalternes et inféodés.



En conséquence, en Belgique, les droits sociaux sont régulièrement sabotés par le gouvernement et par les employeurs avec la complicité active des organisations syndicales. Ceci qualifie la Belgique pour un pays de catégorie 3 ou 4 dans le rapport susmentionné.

Les intérêts spécifiques du syndicat comme organisations économiques sont de maximiser le nombre d'adhérents (pour toucher davantage de cotisations et pour augmenter la participation aux instances dirigeantes, pour accumuler les jetons de présence), de facturer les prestations de service et la location de bâtiment aussi cher que possible à ces structures bien financées et de minimiser le nombre de jours de grève. Ces intérêts spécifiquement financiers poussent les syndicats à être conciliants, à discuter avec la direction en cas de conflit, à exclure les délégués trop intègres et, finalement, à lutter contre la volonté, l'engagement, la rage ou le besoin de justice des mandants.

Les permanents sont les employés des dirigeants syndicaux. Les dirigeants syndicaux ne représentent les travailleurs que de loin puisqu'ils tiennent eux-mêmes une place de dirigeants, de patrons. C'est ainsi que l'employeur qu'est le dirigeant syndical représente les employés dans les instances paritaires, il parle en son nom dans les comités de consultation, les organes légaux de représentation des travailleurs. Le hiatus se fait béance à entendre les invectives en privé des délégués qui se battent au jour le jour pour améliorer les conditions de travail de leurs collègues. Le syndicat ne peut fonctionner comme force de renversement social que s'il renverse la pyramide hiérarchique et donne tout pouvoir aux mandants, aux travailleurs avec ou sans emploi.

Parce que, en l'état, dans de nombreux pays où les syndicats sont organisés en machines à négocier et à éviter les grèves, ils refroidissent le courage, l'idéalisme et l'engagement de nombreux syndicalistes, de nombreux travailleurs sincères. Prolifère alors un syndicalisme de complaisance, de servilité à l'égard des patrons, aussi nuisible qu'inutile du point de vue des luttes ouvrières. Les dirigeants syndicaux et leurs employés s'arrangent alors avec les patrons, font des compromis et, ce faisant, en mobilisant leurs adhérents par des discours vengeurs, rendent acceptable la soumission, ils l'esthétisent et la cautionnent.

Les syndicats deviennent alors un rouage de la machine capital, ils justifient la violence sociale, la propriété lucrative, ils en viennent à se battre … pour l'emploi. Ces syndicats se font complices de la guerre au salaire et de ses conséquences cataclysmiques du point de vue de ceux qu’ils sont censés défendre.

La langue

Selon Ferdinand de Saussure30, le signe de la langue associe deux éléments que a priori rien n'unit. Cette union sans raison est ce qu'on appelle l'arbitraire du signe. Il n'y a pas de raison objective pour laquelle on nomme une chaise 'chaise' et un fauteuil 'fauteuil'. L'association arbitraire du signe lie un signifié (plus ou moins confortable dans notre exemple) et un signifiant. Le signifiant a aussi bien une partie matérielle phonologique qu'une partie graphique, écrite.

Le signe du langage, l'association signifiant-signifié est traité à son tour comme un signifiant dans une association d'un autre type et tout aussi arbitraire, la connotation. Le mot 'fonctionnaire', par exemple, a pu être associé à des notions comme la réussite, l'honorabilité ou la probité au 19e siècle et, aujourd'hui, dans la représentation des médias favorables aux intérêts patronaux, ce même mot est associé à l'assistance, au coût ou à l'incurie. On comprend aisément ce qui est en jeu puisque les fonctionnaires ne sont pas soumis à des employeurs et, si on les met entre les griffes des actionnaires, ils subiront la pression à la soumission et à la rapidité, l’impératif de profit comme les autres travailleurs. Ce qui est reproché, au fond, aux fonctionnaires, c'est leur probité, le caractère méticuleux de leur travail, leur dévouement à la qualité de leur travail concret. Ils incarnent une insupportable liberté pour les libéraux, ils incarnent une efficacité en opposition frontale avec leurs théories. Ces différents types d'associations ont été nommés 'connotations' par Roland Barthes. Elles fonctionnent comme un langage en structurant la représentation de l'espace politique et social mais, en demeurant cachées derrière le tapis, elles ne se révèlent pas pour le fait social et politique qu'elles sont mais apparaissent comme une pensée neutre, naturalisée.

A priori, le principe de connotation que Barthes31 dénonçait avec verve et bonheur, devrait s'opposer au capital puisqu'il structure les éléments du monde en les associant à des qualités – démarche opposée au capital qui ôte les qualités des choses, nous l'avons vu.

Proposition 196
La religion capitaliste organise les consciences par les associations automatiques de la pensée bourgeoise, des connotations.
Proposition 197
Les associations de pensée automatiques prolétarisent le cadre de pensée.

Pourtant, les connotations fonctionnent comme une force de naturalisation de la pensée bourgeoise. En naturalisant la pensée des propriétaires lucratifs, en la rendant évidente, elles rendent inaudibles toute perspective alternative alors que l'identité sociale de la petite-bourgeoise tend à devenir universelle. La pensée des propriétaires lucratifs fonctionne comme une série de fausses alternatives32. Au lieu de se demander s'il faut augmenter les cotisations sociales, cette pensée pose la fausse alternative augmentation de l'âge de la retraite et diminution des prestations de retraites. En posant cette alternative, on coince la pensée dans le cadre du maintien du budget des pensions – cadre éminemment idéologique et parfaitement stupide en termes économiques puisque, comme nous l'avons vu, les salaires (et, parmi eux les retraites) créent le PIB, la valeur économique33. Les composants non bourgeois de l'identité sociale composite sont alors exilés de l'espace de représentation qui se présente comme langage, avec la naturalité du langage. La déréalisation du λογοζ que définit cette dynamique prolétarise la pensée même, elle exile l'être de son espace de représentation dans ses caractéristiques propres. Ce faisant, la logique de la connotation phagocyte le langage puisque le signifiant ne renvoie à rien de tangible tant le monde de la représentation, le λογοζ, est appauvri par les ersatz conceptuels, les prêts-à-penser, la pensée bourgeoise et ses a priori ou, pour parler comme Flaubert, ses idées reçues34. Ce processus entraîne la subjectivisation de la pensée, elle participe à l'atomisation d'individus interchangeables et, au-delà de ce caractère auto-immun de la pensée bourgeoise, c'est le signifié lui-même qui est atomisé. On assiste alors à l'émergence d'un langage sans sens, d'un λογοζ sans intention, sans acte illocutoire, on assiste à l'émergence d'un espace de représentation qui exile le sujet et sa subjectivité, son conatus. On parle pour ne rien dire.



À l'instar de la logique de la valeur, l'association automatique tue la puissance d'individuation de la pensée, sa capacité à devenir ce qu'elle n'est pas. Le sujet pensant par machines-à-penser, par concepts standardisés subit une pensée comme la marchandise subit le prix, comme le travailleur subit le profit. La vie n'est plus une opportunité mais une fatalité sujette à récrimination, une réalité qu'on regarde par le prisme de la pensée automatique comme on regarde un écran, comme le temps du téléspectateur se love dans celui du programme, de la chaîne.

La chaîne s'est faite association, l'association pensée, et la pensée organise dans les décombres de l'être ensemble le spectacle de la société.

Ce qui était ennemi du capital participe de l'atomisation et de la prolétarisation, le langage et la logique deviennent des machines à obéir, à suivre, à fonctionner, à intégrer et à exiler la puissance, la volonté et l'identité en devenir de l'être.

Les institutions – la loi – l'anomie

L'État n'est qu'un cas particulier des institutions. Ce qui distingue l'État des autres institutions humaines, c'est qu'il a le monopole de la violence légitime35. Toutes les institutions régissent les interactions humaines mais, éventuellement, de manière non monopolistique ou sans recours possible à la violence. C'est ainsi que l'Église peut excommunier mais ne peuvent saisir les biens des mauvais payeur, que les propriétaires lucratifs – la propriété lucrative est une institution – peut saisir une partie du fruit du travail de leurs employés mais ne peut abuser d'eux (en droit, en tout cas). Les institutions, ce sont les instances représentatives, de l'Onu à l'association de quartier, ce sont les lois, les principes, les règles, le droit écrit ou coutumier, la jurisprudence ou les règles de bienséance.

Nous n'entrerons pas dans le débat de savoir si la société humaine peut faire l'impasse sur toutes ses institutions. Nous nous contenterons de constater que, des tristes tropiques à la socialisation des traders, toutes les sociétés connues utilisent des institutions36 – que cela soit des modes de socialisation spécifiques, une division du travail ou une répartition des rôles selon l'âge ou le sexe, que cela soit l'argent ou le pouvoir militaire, que ce soit la caste, la tribu ou l'asociété post-moderne, tous les types de société ont connu et connaissent leurs institutions. Une communauté anarchiste aura tôt fait de se structurer en 'nous' et 'les autres' selon des modalités spécifiques conscientes ou non. Nous avons vu l'institution de l'argent, l'institution du marché, l'institution tétracéphale du capital, l'institution de l'État dans notre parcours sur la question économique. Ce ne sont pas les seules. Pour autant, toute institution autre que capitaliste est susceptible d'entrer en concurrence avec la logique du capital. Dans nos sociétés, l'école, l'académie ou la sécurité sociale sont, par exemple, des institutions radicalement étrangères aux institutions capitalistes.

Ces institutions peuvent ou non être considérées comme des subcontraires au capital. En un sens, elles sont récupérées, elles deviennent des moteurs à l'extension ou à la survie du capital : la sécurité sociale soutient les salaires, ce qui a un effet contra-cyclique des plus heureux en cas de crise de surproduction ; l'école forme les futurs travailleurs et, ce faisant, les qualifie, augmente leurs capacités à participer pleinement à la production de valeur économique ; le marché permet des échanges de marchandises capitalistes – y compris du temps humain sous forme d'emploi. Mais la sécurité sociale est un lieu de production de valeur économique qui dépasse la violence sociale du capital puisqu'il s'agit de salaires totalement étrangers aux institutions capitalistes, l'école (et la fonction publique en général) sont des lieux de production de valeur économique et concrète totalement étrangers aux institutions capitalistes (ce qui n'en fait pas des paradis sur terre) et le marché permet l'échange de biens et de services produits hors des institutions capitalistes. C'est dire que, alors que les institutions de l'État – et avec elles, celles des lois, de la culture, c'est-à-dire des lois non-écrites – sont des subcontraires du capital, certaines institutions ne sont ni contraires, ni contradictoires, ni subcontraires au capital, elles lui sont étrangères, ce qui en fait des possibles extraordinaires dans le cadre d'un système économique dysfonctionnel et bloqué.

De manière générale, la loi a pu également être récupérée, assimilée par la dynamique interne du capital. Les lois et les règlements qui entravaient le commerce se sont multipliés en l'organisant. Les traités, les accords commerciaux participent de cette inflation infinie alors que la loi, dans son principe, entendait régir les relations humaines. Le phénomène touche également la common decency chère à Orwell, la moralité partagée par la société humaine. Les lois implicites, les lois non-écrites sont celles qui ont la vie la plus dure, elles organisent l'ethos humain, encadrent l'activité et l'action, la production et la consommation. En tant que telles, elles s'opposent au capital puisque la production est limitée et la consommation est encadrée par des lois non écrites, par des lois culturelles. Un phénomène de perte de sens a eu lieu qui a permis au capital de lever l'obstacle des interdits civilisationnels, inconscients, collectifs. Ce que nous serions tentés d'appeler l'anomie, la disparition d'ordre et de structuration morale touche les actionnaires – ils veulent du retour sans investissement sans égard pour le type d'activité qui génère les profits. De la même façon, les travailleurs doivent abandonner leur morale, leurs aspirations pour obéir à un ordre mouvant, pour se soumettre à une hiérarchie lunatique – les consommateurs – les marchandises sont déréalisées, déconnectées de toute réalité matérielle et sociale par la consommation-identité. En faisant disparaître le tissu moral commun, le capital fait disparaître toute société, toute référence commune. Sans référence commune, le langage est un langage sans référent, pour parler comme Saussure, c'est un ensemble articulé et arbitraire de signifiants sans plus de signifiés. La langue se fait cri dans une immense régression de moi-je sans monde, sans désir, sans puissance, d'entités isolées éperdument victimes, velléitaires et geignardes.

Avec l'abolition de la common decency, c'est la société-même comme institution qui disparaît comme force néguentropie, comme vecteur de résistance à l'entropie, à l’indifférenciation, à la massification, à l'anéantissement du sens.

Proposition 198
La société, les lois, la sécurité sociale et les institutions extérieures au capital en elles-mêmes sont happées par l'économie-système et en deviennent des rouages.
Proposition 199
La société, les lois, la sécurité sociale ou toute forme d'éthique individuelle ou collective peuvent être le ferments déjà-là d'un après, d'un en-dehors de l'économie-système.
Proposition 200
L'accumulation de la propriété lucrative transforme l'ethos de la famille. La famille n'est plus le vecteur d'une identité individuelle et collective mais elle est réduite à un vecteur d'une valeur économique.

La famille

La famille a permis la perpétuation du lignage et, avec cette perpétuation, l'accumulation de patrimoines privés. Cette famille devait passer l'héritage, organiser la fratrie en fonction dudit héritage et marier les filles et les fils au mieux de ses intérêts matériels. La famille a été intriquée si pas dans la construction du capitalisme, au moins dans l'avènement de la propriété privée. C'est la combinaison de l'institution de la propriété lucrative et de la structure familiale qui a transformé cette dernière en agent, en allié objectif du capital mais, pour autant, la famille n'est en soi, au niveau strictement économique, qu'une unité de transmission de la propriété privée et non de la propriété lucrative.

L'avènement de la propriété lucrative transformait la nature même de la famille puisque ce qui était un lignage devient un lieu de pouvoir. Le lieu de la construction de l'identité devient le vecteur de l'accumulation générationnelle de pouvoirs. Les riches accumulent, générations après génération du fait de la propriété lucrative et les familles deviennent des dynasties dans une redite de l'ancien régime alors que les pauvres, contraints de vendre leur force de travail et appauvris ce faisant, perpétuent eux aussi leur pauvreté, leur prolétarisation, de génération en génération. Ce phénomène sape les bases 'méritocratiques' de la richesse et détruit le ciment même de la famille, ce qui en fait l'identité, le lignage lié à l'héritage.

L'héritage – si l'on en extrait l'encombrante propriété lucrative – inclut les souvenirs, les lieux, les histoires, les objets, les portraits, les schibboleths de la tribu, les contes, les légendes, les croyances, la religion, les espoirs, le métier, le savoir-faire, les haines (ou les alliances) séculaires. Au niveau de la structure économique de l'héritage familiale, l'absorption de la famille dans la sphère de la propriété lucrative en congédie les autres aspects matériels. La famille devient une simple structure de reproduction sociale sans que la nature de l'identité sociale familiale ne fasse l'objet de cet héritage. La famille ne transmet plus qu'un statut, une appartenance de caste, pauvre, riche, bourgeois, prolétaire ou petit-bourgeois sans plus transmettre de qualités, de propriétés matérielles, de vision du monde, d'espoir ou de sens du sacré.

L'ubiquité sociale

Nous avons vu que la petite-bourgeoise était aussi bien bourgeoise du fait de la plus-value de consommation que prolétaire. Ces classes peuvent pourtant être définies comme antagoniques. Le fait d'être bourgeois implique de ne pas être prolétaire : le petit-bourgeois en tant qu'agent social pour soi se distingue des prolétaires, il s'en distancie, il a les moyens. Mais le petit-bourgeois, en tant qu'agent social en soi doit vendre sa force de travail, s'adonner au rite humiliant de la recherche d'emploi et, en cas de succès, au rite encore plus humiliant de la soumission à l'employeur.

Tout se passe comme si, pour un petit-bourgeois, l'ubiquité sociale fonctionnait comme une double négation. Le prolétaire qu'est le petit-bourgeois souligne ses côtés bourgeois comme agent pour soi. Comme agent en soi, c'est l'inverse, le bourgeois qu'est le petit-bourgeois subit l'identité matérielle de prolétaire. Or, le prolétaire, c'est la négation du bourgeois. La bourgeoisie du petit-bourgeois est donc subparadoxale. De manière symétrique, le bourgeois est la négation du prolétaire. Le prolétariat du petit-bourgeois est donc subparadoxal également.

Cette combinaison de subparadoxes autour de l'ubiquité sociale explique le blocage politique de la petite-bourgeoise. Elle ne peut assumer quelque identité que ce soit et, quand les choses vont mal, quand la crise est là, elle doit incriminer quelque bouc émissaire, proposer des changements superficiels, des changements 1 qui ne changent rien pour demeurer dans son blocage. Ce blocage complique l'épanouissement du sujet social coincé, il le rend étranger à ses propres humeurs, à ses sensations. Ce blocage lui inspire des identités captieuses, des faux-selfs. La société petite-bourgeoise tend à s'universaliser aussi bien dans l'espace de représentation que dans le champ social. Elle paralyse de la société, la rend apathie et attentiste, frileuse et la timorée. Pour autant, les chaînes des petits-bourgeois ne les rendent pas meilleurs, ne les rendent pas libres et, çà et là, des interstices attestent la puissance de l'humanité que ce blocage met sous le boisseau ; çà et là se rencontrent des fuyards, des fragilités émergentes, des sensibilités. Elles vivent entre les marges, le mépris social et leur créativité, leur force de vie en butte au blocage de l'ubiquité sociale. L'émergence de l'être interstitiel est devenue un des enjeux politiques majeurs de notre temps.

Quand il est question de faire grève, de s'impliquer dans des mouvements sociaux ou politiques, les petits-bourgeois buttent sur leurs intérêts de classe bourgeois : la peur de perdre un confort relatif, un statut voire une sécurité d'existence bloque les perspectives de changement. De toutes façons, il n'y a rien à faire disent-ils alors pour expliquer leur inaction dans un chœur antique de castrats. Le fatalisme justifie l'inaction à l'heure où le moindre frémissement social panique les élites économiques et leurs médiatiques. Une fois qu'il n'y a plus rien à faire, seuls demeurent les mirages de la colère, de la frustration, des lubies anti-systèmes et des compensations plus ou moins délirantes, plus ou moins monstrueuses à l'impuissance collective.

C'est pour cela que, à l'heure où le rapport de force est très favorable puisque les élites ont été totalement discréditées par leurs échecs répétés de gestionnaires, l'impuissance affirmée par les syndicats, les partis politiques ou les 'opposants' sur canapé cultive l'acceptation, la résignation et la colère sans objet ou la culture de la paranoïa. Ce mouvement atteste le blocage mais n'aboutit lui-même à rien fors l'affirmation du même, du caractère indépassable de la situation actuelle. Et les furieux attribuent alors leurs blocages à des complots, à des actionnaires particulièrement puissants – ce qui peut être plus ou moins avéré, d'ailleurs – et font l'impasse sur leur propre blocage, sur leur ubiquité sociale doublement subparadoxale. La colère gronde, se cherche des boucs émissaires, des chefs charismatiques (à qui, curieusement, les petits-bourgeois hébétés passeront ce qu'ils n'ont pas toléré chez des dirigeants moins totalitaires) et des lignes politiques volontaristes. Tant que la question de l'ubiquité sociale ne sera pas résolue, les mêmes blocages provoqueront les mêmes dérives idéologiques et politiques. Dans ces conditions, on ne s'étonnera plus des syndicalistes casseurs de grève – ils défendent le confort politique de leurs avantages relatifs –, de la conversion des partis dits de gauche aux politiques ultra-libérales – ils défendent un modèle dans lequel ils se retrouvent – ou les trahisons plus ou moins assumées des 'anti-systèmes' de tout poil. C'est que la politique, l'idéal, la probité, l'égalité, c'est bien beau mais quand il s'agit de défendre le modèle économique, plus personne ne crache dans la soupe de sorte que les velléités d'opposition les plus bruyantes capitalisent une colère pour en neutraliser les aspects émancipateurs.

Les relations à l'immigration économique constituent un cas école flagrant de cette logique doublement subparadoxale de blocage : le libre échange avec des pays tiers aux normes sociales moins élevées a économiquement parlant exactement le même effet que l'immigration puisque la liberté de circulation des marchandise rend le lieu de production indifférent. La mise en concurrence des travailleurs locaux avec des travailleurs extérieurs moins chers aligne les prix du travail sur le bas ou, pour le dire en termes techniques, participe de la déflation salariale, de l'augmentation du taux d'exploitation. Pour autant, que ces travailleurs en concurrence soient situés dans un pays étranger avec lequel il y a des accords de libre-échange – c'est-à-dire quasiment l'intégralité de la planète – ou qu'ils se trouvent sur le territoire national n'a aucune influence en termes de concurrence, de déflation salariale ou d'augmentation du taux d'exploitation. Pour revaloriser les salaires, il suffirait de fermer les frontières – dans cette logique – ce qui augmenterait les prix à condition que le législateur national s'en mêlât et diminuerait la plus-value de consommation. La haine de l'immigré reflète cette contradiction entre le fait de vouloir profiter de la plus-value de consommation des produits importés et l'envie de conserver un mode de vie comme un privilège inaccessible aux étrangers. Mais la politique de fermeture bute rapidement sur son côté subparadoxal. Soit un régime opte pour la fermeture des frontières aux biens et aux personnes, pour un protectionnisme strict mais, à ce moment-là, il diminue le niveau de vie en augmentant les prix des marchandises qui étaient importées ; soit il opte pour un libre-échange, sa politique de fermeture des frontières aux migrations n'étant alors qu'un chiffon rouge sans conséquence économique puisque, sous la pression inchangée de la concurrence, les salaires continuent leur pente descendante. En refusant la fermeture des frontières aux produits étrangers, l'extrême-droite entend conserver son train de vie, ce qu'elle compromet … en laissant les frontières ouvertes à la déflation salariale ou à l'augmentation du taux d'exploitation, à ce qu'on appelle le dumping social. La solution protectionniste serait coûteuse mais la fermeture aux flux migratoires ne change absolument rien en termes économique, c'est un blocage. Il est en tout cas tentant de faire le parallèle entre la volonté paradoxale de préserver des privilèges de l'extrême-droite et la rancœur et la haine qu'inspire la nécessaire impuissance dans laquelle cette posture politique met les agents sociaux.

L'asociété petite-bourgeoise se bloque et, se bloquant comme processus d'individuation individuel et collectif, elle met en scène le spectacle de son existence sur les décombres de sa force de vie dans des tableaux toujours plus sinistres, toujours plus outranciers. La politique devient une galerie commerciale de démagogues – s'il faut en croire Baudrillard37, l'unique sens de la politique est un sens négatif, un sens de rejet du FN, le reste est mort et, au fond, le FN sert de polarisation ultime du politique, de théâtre au maintien de la fiction de son existence. De même, l'art est récupéré par les banquiers qui, en achetant les signes de la richesse que prétendent être les œuvres d'art en dénaturent la fonction humanisant, signifiante première. On pourrait aussi parler de la mode, des arts de la scène ou des chrématisticiens, des docteurs Diafoirus aussi fats qu'inefficaces. L'usure sémantique de la petite-bourgeoisie coincée dans ses contradictions construit le story telling, les histoires identitaires. Ces histoires viennent se substituer à la vie vécue de la même façon que les signes misérables de la richesse viennent se substituer à la prospérité.

Ce point de vue sur la petite-bourgeoise n'est pas construit de l'extérieur. Il s'agit d'une analyse d'un groupe social dont nous faisons partie, analyse sans concession mais sans haine. Que l'on juge le profond désarroi qui traverse cette classe sociale et on admettra que l'analyse des blocages économiques de cette classe joue plus comme une offre de service que comme une condamnation.

En tout cas, pour un mouvement social et politique, quel qu'il soit et quelle que soit la portée de ses espérances et de son horizon idéologique, il importe de ne pas faire l'impasse sur le blocage de l'ubiquité sociale, c'est que, à nier un blocage, on y demeure, on y construit un faux-self, un univers de représentation délirant sans lien avec un vécu. Ce blocage a ses fragilité, il ne peut être combattu par la négativité mais par le changement de cadre, par le changement de point de vue : il s'agit de faire autre chose, une chose qui, dans la perspective d'un mouvement politique ou social, donne envie aux gens, leur permette une individuation et ne recours pas à l'identité de masse. Les pistes sont alors légion, aussi improbables qu'efficaces – ne suffit-il pas d'une panne de courant pour que les voisins les plus froids se mettent à parler, à se rencontrer et à inventer une forme de vie spécifique, ni angélique, ni diabolique mais humaine ? Cette sortie en situation du paradigme classique dépasse l'opposition de classe prolétaire-employé et bourgeois-propriétaire lucratif. Que la situation s'ancre ou non, qu'elle s'inscrive dans un rapport de force entre mondes ou non importe peu ici : l'existence de la situation atteste de toute façon l'existence d'un en-dehors, d'un au-delà de l'axe de classe.

Proposition 201
L'impuissance politique de la petite-bourgeoisie, ses blocages, amènent à des mises en scène de plus en plus spectaculaires et effrayantes des ersatz de sa défunte puissance.
Proposition 202
La sortie interstitielle des identités de classes atteste la possibilité de leur dépassement.
Proposition 203
Penser le cadre permet d'imaginer et de construire des ailleurs.
Proposition 204
Penser dans le cadre condamne au blocage.

Exit

Les subparadoxes ne peuvent en aucun cas se débloquer par la dialectique d'une quelconque négativité puisque ils organisent des contraires paradoxaux. On pourrait schématiser les choses par une image empruntée à la physique. La force y est représentée par un vecteur. Le vecteur a un sens, une direction, (ainsi qu'une intensité et un point d'application sans intérêt dans notre image). La logique paradoxale s'inscrit sur un axe, sur ce que les physiciens appellent la direction. Cette direction englobe tous les multiples – positifs ou négatifs – de la force considérée. Si la voiture fait marche arrière ou si elle fait marche avant, le vecteur aura la même direction, ce sera le même axe, mais le sens sera opposé.

Les subparadoxes s'organisent selon des axes d'opposition (de sens opposés diraient les physiciens). Pour quitter les blocages subparadoxaux il est nécessaire (et non suffisant, nous allons le voir) de prendre d'autres axes, d'autres façon de poser le problème. Pour continuer avec notre métamorphose physique, cela peut aussi bien être des axes parallèles avec un point d'appui distinct que des axes sécants ou gauches. La notion de parallèle s'applique bien à la question du changement de point de vue, de manière de considérer les choses, à un changement deux alors que les droites sécantes (et, a fortiori, gauches) sont des axiomatiques étrangères. Le changement 2 interroge les causes de l'ubiquité sociale. Les Papous incarnent une axiomatique étrangère.

Mais les changements ne seront pas nécessairement induits par un changement d'axe, par une modification de perspective qui ne soit ni en adhésion d'un modèle économique, ni en opposition. Toute proposition étrangère au capital est susceptible d'être assimilée du fait de l'accumulation du capital et de la nécessaire captation d'énergie extérieure à l'économie-système qui lui est consubstantielle. Pour éviter qu'une proposition, qu'une réalité ne soit absorbable par le capital, il faut en étudier les modalités de fonctionnement et voir en quoi elles préparent (ou non) par similitude ou par opposition l'extension du mode de production capitaliste. La famille ou la violence sociale traditionnelle ne sont en rien des valeurs alternatives au capital, elles sont parfaitement utilisables comme unités de domination ou comme rouage de fonctionnement du capital. Les institutions, États ou syndicats, sont porteurs également de cette même dérive alors que ni la famille, ni l'institution, ni le marché ne sont d'essence capitaliste. Leur évidente incarnation du pouvoir les rend facilement utilisables dans le cadre de la violence symbolique et physique que régit la violence sociale du capital. Par contre, dans la démocratie directe ou dans la démocratie syndicale directe des travailleurs, l'engagement du contre-pouvoir peut jouer à plein et, du fait du rapport de force induit par la démocratisation des structures, leur sens économique peut changer. Pour autant, ce n'est pas l'État ou le syndicat en soi qui peut modifier la logique du capital, c'est un rapport de force entre une altérité hors de l'axe du capital (opposition-adhésion) et le capital lui-même. Ce rapport de force peut s'incarner dans l'institutionnel mais il ne prend pas la forme d'institution a priori, puisque cette modalité d'organisation du champ politique et social est trop proche – elle est sur la direction, sur l'axe du capital pour pouvoir en demeurer sauve – en tant qu'opposition subparadoxale.

Ces questions, pour oiseuses et théoriques qu'elles paraissent, sont de première importance pour comprendre les causes des blocages et les sources possibles de dynamisme sachant qu'une société et un individu qui ne peuvent s'individuer, qui ne peuvent ni vouloir, ni pouvoir, ni devenir sont condamnés à mort. Nous entrevoyons avec un peu de vertige la perspective qui s'ouvre à notre réflexion : il s'agit de construire une science des blocages, des dynamismes et des déblocages, des changements d'axe, possibles ; une science de la rencontre et de ses évitements.

Proposition 205
Nous avons l'ambition de créer une science économique de la rencontre et de ses évitements.

Fondation d'une science économique


Comme nous avons exploré les différents ressorts de l'économie, nous pouvons formaliser notre démarche en tant qu'herméneutique de l'économie considérée comme réseau de sens. L'intérêt de cette démarche est immédiat : il s'agit de comprendre de manière prospective, avec une perspective politique, une volonté d'incarnation, d'individuation, d'interaction avec ladite économie, la sémiologie de l'économique et, forts de cette compréhension, d'en appréhender le dynamisme, d'en prévoir l'évolution et, partant, d'en proposer une bonne pratique.

Pour commencer, nous devons définir aussi bien l'économie – et que mes lecteurs me pardonnent si cette définition intervient au bout de cet ouvrage, ex post, et non comme il eût été d'usage, ex ante, avant d'aborder mon étude. Il fallait fonder une pratique sur une étude partielle et partiale des enjeux économiques contemporains et de leurs formulations par les analystes les plus pointus ; fort de cette pratique, nous avons construit (et défini) la science économique. Nous définirons l'économie comme l'étude et la compréhension des mécanismes de la production matérielle humaine. Ces mécanismes comprennent aussi bien des aspects strictement matériels – les technologies, les outils de production ou la gestion du personnel – que métaphysiques. Les relations à la matière s'inscrivent dans des rapports à la nature, à la société qui n'ont rien de naturels mais sont déterminés, construits, structurés par une pensée analogique, par une conception métaphysique, par une foi. L'économie doit étudier aussi bien ces rapports que les théogonies qui les sous-tendent. Cette pensée analogique, sacrée, religieuse qui fonde l'économique marque aussi bien le psychisme individuel que les sociétés humaines en tant que telles.

L'argent importe parce que les pressions sociales le rendent important. Les pressions sociales rendent l'argent important parce que l'horizon métaphysique des sujets sociaux est pavé d'espace de représentation, de liens au matériel et au sacré qui n'ont rien de naturel. L'économique construit ensuite le social, les rapports à la nature et à la société. Dans un mouvement d'influence réciproque, l'économique et le monde psycho-sensibles se répondent et se construisent l'un l'autre.

La dynamique de l'économique est marquée par la négativité pour être dialectique, par le paradoxe quand elle s'effondre ou par le subparadoxe quand elle se bloque. Une science économique se doit d'étudier toutes ces différents modalités évolutives et, en conséquence, l'articulation de la négativité en contraires, en contradictoires ou en subcontraires et ce à tous les niveaux que nous avons évoqués : la matière, les relations à la nature, la pensée magique, le psychique et le social.

La dynamique de l'économie est aussi marquée par la positivité. Il faudra distinguer l'identité stable, l'identité qui n'est pas l'objet d'évolution, de rencontre ou de devenir, de la singularisation, des processus de rencontre, de devenir et, partant, de définition en acte des entités, des sujets individuels ou collectifs. Le sujet qui s'individue avec le monde et par l'acte est un sujet mémoriel. Sans mémoire, sans lieu de langage commun, sans code partagé, sans pairs, le passé n'existe pas et, sans passé, la source du désir se tarit. Stiegler distingue38 trois types de rétentions. La rétention primaire est celle des sens ; elle construit le perçu et est modelée par le monde du percepteur ; la perception secondaire est la mémoire, ce qui construit l'identité dynamique interactive du sujet. À partir de ces fonds de mémoire – fussent-ils évanescents – le sujet se représente le monde et, du coup, y inscrit les perspectives dans lesquelles il pose ses actes d'individuation. La rétention tertiaire concerne ce que nous appellerions aussi bien des machines que des techniques mnésiques. C'est l'ensemble des objets, des dispositifs qui supportent la mémoire.

Cette articulation collective de la mémoire et de l'identité explique pourquoi, au-delà du lieu, c'est la langue, les codes, les visions du monde qui construisent les sujets sociaux. C'est cette identité-là que défendent les militants contre les bétonneuses, les Indiens contre l'armée mexicaine ou les quartiers contre la gentrification. Il s'agit chaque fois de sauver une forme de vie, un espace, une manière de voir le monde et de le dire en lien avec un ancrage39. L'individu et son monde, son identité, son dire- monde ne peuvent se séparer. On ne peut nier ce monde sans obérer les désirs et l'incarnation de puissance de l'individu. Les résistants à l'avancée du monde sans monde défendent leur peau.

Proposition 206
La défense et le peuplement de lieux est une défense de la capacité à la rencontre, de la puissance du sujet individuel et collectif.
Proposition 207
Nous parlons de guerre civile quand il s'agit de lutte entre une forme de vie, une puissance de rencontre et l'asociété.

L'économique est aussi bien l'étude de la production de valeur économique, de la violence sociale, de son articulation matérielle et spirituelle, de son intériorisation psychique et sociale par les agents concernés que l'étude de la production de valeur concrète, de la résistance du travail concret contre la violence sociale.


À ces conditions, l'étude économique peut avoir l'ambition de comprendre, de ne plus courir après des modèles théoriques aussi complexes qu'inopérants. À ces conditions, l'économie peut devenir une science de construction de mondes et non de gestion, de gouvernement. Avant toute chose, on veillera à distinguer la chrématistique, l'art plus ou moins savant de faire de l'argent qui intègre les mathématiques financières de l'économie. La chrématistique ne présente aucun intérêt scientifique, elle est vénale. L'économie comme science susceptible d'aider l'humanité à l'heure où les défis proprement économiques se multiplient s'impose, par contre, comme vecteur de changement, d'émulation intellectuelle. Mais, il faut intégrer dans la science économique tout ce qu'une bonne science doit intégrer, à savoir, notamment :

- étudier des faits vérifiables, pas de l'anthropologie de comptoir
- émettre des hypothèses susceptibles d’être infirmées
- étudier la subjectivité de l'observateur, faire la critique de la théorie économique au regard de la subjectivité-auteur, de son regard métaphysique, de ses relations avec la violence sociale, etc.
- construire et déconstruire les catégories, les mettre en cause et insister sur leur contingence, leur refuser toute naturalisation, affirmer leur caractère politique
- poser, reposer et imposer les questions du sens, du sujet, du désir et de la puissance

Nous aurons compris à ce stade que la construction de la science économique que nous appelons de nos vœux est irréductiblement étrangère à ce qui s'en prétend aujourd’hui. On veillera à distinguer la chrématistique et son apparat pseudo-scientifique de la pensée des lois, du métabolisme, des blocages et des dynamismes matériels.

À l'instar de toute science, l'économie à fonder doit intégrer la problématique de l'observateur. En effet, l'observateur fait partie du problème observé puisqu'il est partie prenante et, de manière encore plus sournoise, le problème observé fait partie de l'observateur, il en a intégré les codes, les manières de voir et l'horizon métaphysique. Nous éviterons de tomber dans le mutisme du solipsisme ou dans le bavardage de l'holisme par le recours au doute et, autant que faire ce peut, à la variété des sources – variété en termes de champs scientifiques aussi bien que variété en termes d'espaces sociaux.

Cet écueil plus contourné que levé, nous interrogerons de manière systématique l'intention de l'économiste, son regard – cette démarche devra être intégrée à toute démarche économique à portée scientifique. Cette intention constitue l'acte illocutoire, la nécessité pré-communicationnelle à l’œuvre dans l'écrit, dans l'étude. La subjectivité n'invalide en rien la science dans la mesure où elle est assumée en tant que telle.

Nous avons vu que l'argent est un signal sans signifié et qu'il distillait une logique de signifiant sans signifié, que ce qu'il signifiait, c’était sa nature de signe, c'était l'économie-système elle-même. Nous avons vu que le capitalisme étendait cette tendance en faisant disparaître les propriétés des producteurs, des marchandises et du travail, de l'acte d'humanisation de la nature, lui-même. L'argent est une fiction, une histoire qu'on raconte. On fait comme si son existence était objectivable alors que, fondamentalement, il s'agit d'un mythe qui ne tient que dans la mesure où il trouve des ouailles. Pour reprendre une image évangélique : la logique de l'argent, c'est toujours le veau d'or. Mais son culte organise la production, la consommation, le psychisme et la société. Le mythe de l'argent fonctionne en gigogne, de manière fractale et affecte de manière analogique les champs humains, la société, le langage, l'usine, les sciences, l'outil, le syndicat, l'urbanisme, etc. à toutes les échelles. C'est dire que l'économie fonctionne comme une série de poupées russes – que l'on se situe au niveau matériel, psychique, social, métaphysique, on retrouve les mêmes structures, le même mode de pensée en actes et la même logique. L'économique fonctionne de manière analogique : chaque niveau renvoie aux autres niveaux sans que l'analyse, la division des niveaux amène grand-chose à la compréhension. L'économique s'inscrit – en tout ou en partie – dans une logique analogique et non dans une logique analytique. Il ne s'agit pas d'analyser les éléments comme des éléments logiques séparés mais d'identifier les répétitions de structures entre les niveaux logiques en tant qu'éléments signifiants. Ce n'est pas un hasard si l'argent est anal, qu'il correspond à une angoisse et que, par ailleurs, l'accumulation tente de détacher la valeur du travail vivant – ce qui, nous vu, est une sinistre impossibilité – ce n'est pas un hasard si la déqualification de la marchandise par sa valeur d'échange répond à la déqualification du producteur par l'industrie et à la déqualification de l'humain par la consommation de masse, ce n'est pas un hasard si le désir devient identité de marque, story telling au moment où l'argent devient une fiction accumulée, une histoire possible de tableaux, de comptes off shore ou que le politique devient une entreprise de séduction par … story telling. Nous nommerons la logique du mode associatif, analogique, la pensée magique.

Ces associations sémantiques récurrentes sont signifiantes même si – et dans la mesure où – elles s'articulent à des niveaux différents. Si l'on veut penser la propriété, il faut la penser métaphysiquement, pour en mesurer les implications de la propriété sur le matériel. La valeur elle-même est une mise en image, une pensée analogique. La valeur économique est la pensée analogique qui organise la violence sociale ; la valeur d'usage est la pensée analogique implicite qui organise les relations humaines avec la nature. L'économique ressort de la pensée magique – et doit être traité en tant que tel. L'argent est une pensée magique. La richesse (et la misère) sont des pensées magiques. Le matérialisme en tant que rapport à la matière – qu'il soit marxiste ou libéral plus ou moins orthodoxeest une pensée magique ; la science est une pensée magique. La science économique doit conjurer la malédiction du capital, de l'accumulation et de la propriété lucrative en étudiant sa pensée magique. L'action économique doit formuler de nouvelles pensées magiques. L'économique propose, le politique dispose – or le politique est affaire de désir collectif, de rencontre, d'histoire et, finalement, de rapport au sacré.

À la lumière de l'analogie – analogie de rapports ou rapports d'analogie, on peut voir l'importance de notre travail de catégorisation. Deux propositions peuvent être compatibles ou non, distinctes strictement ou non. Dans tous les cas, elles peuvent entretenir des rapports de positivité – c'est le cas des propositions identiques ou d'une proposition singulière – ou de négativité – c'est le cas des contraires, des contradictoires, des paradoxes et des subparadoxes. Toutes ces catégories déterminent la dynamique des événements. Alors que l'information fonctionne comme flux de signes sans signifiés, comme une énergie sans qualité – à l'instar de la valeur monétaire ou des flux financiers – nous allons examiner la qualité et des propositions et la modalité de leur articulation. Nous avons vu que la négativité permet le dynamisme, la tension, de la dialectique alors que les paradoxes s'effondrent, disparaissent et que les subparadoxes perdurent sous le mode du blocage. De la même façon, l'identité demeure sans mouvement, sans dynamisme, elle est prise dans la tautologie 'moi, c'est moi' et s'exile de l'identité mémorielle collective en devenir, de son devenir 'le moi devient', alors que le singulier permet la rencontre. Il n'y a pas de travail concret, pas d'interaction humaine avec la nature sans un minimum d'identité dynamique pour poser l'acte en tant qu'agent social et culturel et un minimum de singularité pour devenir dans l'acte productif ou consommatoire. C'est ce second aspect que compromet l'extension du capitalisme et l'universalisation de la petite-bourgeoise et de ses blocages.

Cet équilibre rompu entre l'identité, le mémoriel, la « rétention secondaire » chère à Stiegler, menace la viabilité de l'économie en général. On ne peut produire sans une interaction avec la nature, on ne peut consommer sans désir, on ne peut s'engager sans perspective. Or, la nature, le désir et les perspectives dépendent de l'équilibre entre l'individuation et l'identité. De la même façon, la prolétarisation obère le devenir de l'industrie. Produire n'est plus un acte singulier posé par un sujet désirant, c'est une opération effectuée par un agent contrôlé. L'objet technique devient une machine, la créativité devient protocole et aussi bien le besoin de travail concret, d'interaction avec la nature que son plaisir disparaissent. Il faut gagner sa vie, il faut gagner à la sueur de sa soumission et de son ennui le droit d'une vie pourtant prodigalement offerte.

Proposition 208
L'idéologie du capital a tué le travail.
Proposition 209
L'idéologie du capital estime que le vivant doit mériter, gagner le droit de vivre.
Proposition 210
L'idéologie du capital épargne les propriétaires lucratifs ; la propriété leur est acquise par droit naturel ou divin.
Proposition 211
L'idéologie du capital entend tout accaparer, tout mettre sous la coupe d'un propriétaire lucratif : la création, la pensée, la terre, l'émotion, les animaux, la génétique, la science, l'espace public, etc.
Proposition 212
L'accaparement (ou enclosure) demande des barbelés et des gardiens.

L'économie veillera à étudier aussi bien les processus d'individuation économique – aux niveaux matériel, psychique, social ou biologique – que les processus opposés de prolétarisation. On pourrait définir la prolétarisation comme la déqualification de l'énergie, des signaux économiques, comme l'extinction du sens et du signifié ; on pourrait définir l'individuation comme son exact inverse, comme l'interaction entre un sujet (matériel, biologique, individuel ou collectif selon les catégories de Simondon) et un environnement, comme une interaction qui permet de devenir, de construire une spécificité aussi bien du sujet que de son environnement.

Le mouvement entamé par les enclosures, par la mise en propriété privée des forêts communales se poursuit avec les accords sur la propriété intellectuelle, sur le brevetage du vivant. Il s'agit d'une dépossession de l'environnement en tant que facteur d'individuation – du point de vue du collectif privé de l'usage de la forêt, de la semence, de la chanson – et son affirmation comme principe d'identité tautologique – du point de vue de « ceux qui ont » comme de celui de « ceux qui n'ont pas ». Le mouvement de privatisation et de transformation de la propriété d'usage en propriété lucrative appauvrit les interactions, les possibilités de singularisation aussi bien pour ceux qui en sont victimes que pour ceux qui en sont complices. C'est ainsi que l'aiguillon de la nécessité va pouvoir faire son œuvre de conformation du sujet social aux impératifs de plus-value de valeur économique.

L'économie étudiera le mouvement d'enclosure, de patente, de barbelés et pourra prendre parti dans la guerre en court entre la propriété lucrative et la propriété d'usage, entre l'identité et la singularité. La violence sociale s'est organisée comme une guerre à la liberté d'usage, elle a dépossédé les producteurs de leurs savoirs et de leurs savoirs-faire, elle s'est approprié les désirs des consommateurs et a coincé le corps social dans une classe ubiquiste intrinsèquement bloquée. Le blocage de la petite-bourgeoise ouvre la porte au désespoir qui cautionne, qui justifie à l'occasion d'une des crises séculaires, la barbarie que génère l'accumulation. La question du dépassement du blocage petit-bourgeois est une question vitale pour notre devenir, pour la paix civile et pour la paix entre les nations. Notre sécurité et notre prospérité à tous en dépendent. La question petite-bourgeoise générée par l'économie la menace en retour et, avec elle, tout ce qui peut ressembler à une civilisation, à un art de vivre ensemble, au plaisir de la culture sous tous ses aspects. Derrière les barbaries plus ou moins fascistes, c'est le vide, c'est le désespoir des nôtres qu'il faut penser et dépasser en actes sauf à vouloir sombrer dans l'abîme auquel nous condamne la disparition des qualités, de l'identité dynamique, de l'ethos dans le lucre et la soumission tristes, la disparition de la puissance et du désir dans les passions tristes, ennemies de notre force de vie.

1Voir la note 41 ci-dessus au sujet des changements 1- changements 2.

2Selon la formule heureuse de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe, Gallimard, 1949.

3Voir C. Delphy, L'ennemi principal (Tome 1): économie politique du patriarcat, Syllepse, 1998.

4Delphy, L'Ennemi principal, op. cit. sur l'exploitation domestique matérielle des femmes, sur la hiérarchisation sociale de la violence domestique.

5À ce sujet, il nous faut signaler le remarquable travail de réflexion du groupe Vidas Precarias (ici, <https://www.diagonalperiodico.net/blogs/vidas-precarias>, en espagnol).

6Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit.

7Ce que les tenants du libéralisme nomment les « lois du marché » sont en réalité les « lois du marché régi par le capitalisme » (c'est-à-dire pour Friot, les institutions de la propriété lucrative, du temps de travail comme source de la valeur économique et de l'accumulation). Le fait de prendre une partie (le marché régi par le capitalisme) pour le tout (le marché) est une faute logique que l'on nomme latius hos. C'est l'erreur que l'on fait, par exemple, si, comme Socrate est mortel et que mon âne est mortel, l'on déduit que Socrate est mon âne. Socrate est un mortel, de la catégorie des hommes mortels et mon âne est un mortel de la catégorie des « mon âne mortel », deux subcatégories distinctes d'une même catégorie générale (mon âne et Socrate sont appelés à mourir).

8G. Simondon, L'individuation psychique et collective, op. cit.

9Stiegler, De la misère symbolique, op. cit.

10Platon, La République, livre VII.

11Pour reprendre la critique de T.W. Adorno, in La dialectique négative, Payot & Rivages, 2003, notamment, p. 149 : La non-séparation que [Heidegger] célèbre de l'existence et de l'essence dans l'être est ainsi appelée du nom de ce qu'elle est : caractère aveugle du rapport de nature, fatalité de l'enchaînement, négation absolue de la transcendance, qui fait des trémolos dans le discours de l'être. L'illusion inhérente au concept de l'être est cette transcendance ; mais sa raison est que les déterminations heideggeriennes, celles de l'être-là, comme détermination de la détresse de l'histoire humaine réelle jusqu'à nos jours, sont retirées, qu'elles se défont du souvenir de cette histoire.

12L'Être-là.

13Marcuse, Eros et civilisation, op. Cit. p. 52.

14Voir l'excellent ouvrage : R. Gori, La Fabrique des imposteurs, Les Liens qui Libèrent, 2013.

15Voir Zygmunt Bauman, La Société assiégée, Hachette, 2005.

16Lordon, Capitalisme désir et servitude, op. cit.

17J. Baudrillard, À l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, voir, par exemple, p. 89 : Ayons pourtant un souvenir ému pour l'incroyable naïveté de la pensée sociale et socialiste, d'avoir pu hypostasier ainsi dans l'universel et ériger comme idéal de transparence une « réalité » si totalement ambiguë et contradictoire, pire : résiduelle ou imaginaire, pire : d'ores et déjà abolie dans sa simulation même : le social.

18Il n'est bien sûr pas question ici d'un quelconque « éternel féminin » ou autres fadaises du même tonneau.

19Voir Tiqqun II, op. cit. sur la science des dispositifs.

20Selon la formule de Gramsci, L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans ce clair-obscur surgissent les monstres.

21C. Dejours, Aliénation et clinique du travail, in Actuel Marx 1/ 2006 (n° 39), p. 123-144. URL : <www.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-1-page-123.htm>.



22B. Giraud, Derrière la vitrine du dialogue social : les techniques managériales de domestication des conflits du travail, in Agone n°50, janvier 2013. Le blogue Terrains de lutte reprend cet article disponible sur la toile <http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/?p=2755> en français, en intégralité

23Voir la note 39 ci-dessus.

24Voir à ce sujet, B. Friot, Émanciper le travail, op.cit.

25Selon OkeaNews qui reprend les statistiques officielles d'Eurostat, ELSTAT, la Banque de Grèce, l’Institut du Travail de la Confédération générale des travailleurs de Grèce, et l’Institut de recherche universitaire de santé mentale (EPIPSY), les salaires grecs ont baissé de 38 % depuis 2008 ; les salaires de retraite de 45 %; le PIB, de 25 %; le chômage a augmenté de 190,5 %, etc. L'activité concrète, la production concrète se sont bien sûr effondrées dans la foulée.

26Par exemple, selon Esther Yu-Hsi Lee dans un article de Think Progress, le secteur de la construction aurait tué 400.000 personnes aux États-Unis depuis 1970 – l'équivalent de plus de fois les pertes US au Vietnam.

27Signalons l'inquiétant phénomène de « salaryman » au Japon, ces employés déclassés qui doivent décompresser dans des débits de boisson après leurs interminables journées de travail pour éviter l'effondrement nerveux, le karoshi.

28Collectif, Ituc global rights index, The world worst countries for workers, 2014, disponible ici : <http://www.ituc-csi.org/IMG/pdf/survey_ra_2014_eng_v2.pdf>.

29Informations officielles disponibles sur le site du Service Publique Fédéral, http://www.emploi.belgique.be/detailA_Z.aspx?id=950#AutoAncher1.

30Voir le fameux F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot,  « Grande bibliothèque Payot »,‎ 1995 (1916).

31Voir notamment R. Barthes, Mythologies, op. cit.

32Pour donner un bel exemple de fausse alternative, on peut mentionner des phrases adressées aux enfants genre : « Tu veux nettoyer ta chambre ce soir ou demain ? » ; « Tu veux de la sauce avec les endives ? », etc. Les alternatives empêchent subtilement l'enfant de ne pas ranger sa chambre ou de ne pas manger d'endives.

33… et parce que, en observant les faits, les pays qui investissent dans les salaires connaissent généralement une croissance de leur PIB alors que les pays qui font la guerre aux salaires – notamment aux salaires socialisés – traversent généralement tous une dépression économique plus ou moins sévère.

34Voir l'extraordinaire Dictionnaire des idées reçues de Flaubert.

35Selon Max Weber, Le métier et la vocation d'homme politique (Politiks als Beruf), in Le Savant et le politique, Plon 1959, Trad. J. Freund.

36Et ce, même si l'on suit Pierre Clastres dans son opposition entre la société et l'État, entre deux formes d'organisation des règles sociales. Cf. P. Clastres, La Société contre l'État, Les Éditions de Minuit, 1974-2011.

37J. Baudrillard, À l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Sens&Tonka, 1997.

38Stiegler, De la misère symbolique, op. cit. voir notre note 33 sur le sujet ci-dessus.


39Comité invisible, À nos amis, La Fabrique, 2014.