Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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L'individu comme auto-référent

En schématisant quelque peu la chose, l'idéalisme chrétien se réfère à la parole du Christ pour construire sa vision du monde ; le patriotisme se réfère à la patrie, le libéralisme se réfère à l'idéal de justice et de liberté ; le socialisme se réfère à l'égalité. Tous ces idéaux ont sombré avec la généralisation de l'ubiquité sociale et l'intégration du désir dans l'économique. On voit alors les chrétiens adorer des veaux d'or, les libéraux soutenir et installer des dictatures ou les socialistes créer une aristocratie technocrate assise sur ses privilèges. Nous avons déjà fait allusion à l'impossible négativité du capitalisme, nous y reviendrons. Dans l'immédiat, nous constatons que, au moment où les idéaux politiques sombrent dans les faits, ils demeurent vivaces dans les représentations utopiques politiques dominantes. Dans le monde de l'entreprise, de l'économie, de l'acte, de la relation à la nature et à la société, dans ce qui sert de cadre à la singularisation de l'individu, dans le monde l'emploi, ces idéaux sont laminés. Il n'en reste rien. Seule demeure la capacité de l'individu à s'extraire de ses contingences, de ses aspirations, de sa volonté pour correspondre à l'image idéale de la réalisation personnelle.

Le monde professionnel enjoint à l'individu de s'entreprendre, de se considérer comme un investissement, comme une marchandise, de considérer son travail abstrait, son salaire, son statut ou sa personne elle-même comme des retours sur investissement. L'individu doit tout à la fois abdiquer l'aspiration au singulier, la volonté de puissance et à l'identité spécifique, culturelle, familiale, cultuelle ou individuelle pour maximiser le produit sans qualité mais avec de la valeur économique auquel il doit s'identifier et se réduire.

L'employé doit entretenir un rapport schizophrène avec lui-même, il doit se considérer comme le considère un employeur, un contremaître et doit donc intérioriser l'ordre hostile à ses désirs, à ses aspirations et à ses spécificités, il doit cultiver des passions tristes, des passions ennemies de sa force de vie. L'injonction d'employabilité se verbalise sous la forme d'un idéal à être soi, à s'accomplir – c'est-à-dire à abolir ses aspirations et à faire carrière en cadrant son activité à des intérêts hétéronomes. L'individu doit se considérer comme un tiers considérerait son objet. La négativité de l'individu ne connaît plus d'exutoire. Le nous constructeur d'un je, le monde qui individue le sujet, disparaissent. La modernité multiplie la médiocrité, les envies, les jalousies et les échecs. Souvent, l'agent socio-économique est mis en situation d'injonction paradoxale : son propre bonheur lui intime l'ordre de briser son bonheur. Pour être socialement reconnu, pour être prospère et actif dans la société, il faut travailler et, en travaillant, renoncer à son libre-arbitre, renoncer à influer sur le cours de l'histoire de la société et, comme employé, ne plus tenir son destin en main. Pour travailler, il faut se battre contre des collègues, effectuer des tâches sans intérêts, répétitives. L'inintérêt du monde de l'emploi, sa misère sociale, ne découlent pas de choix patronaux. C'est la mise en concurrence des producteurs qui leur impose les mêmes conditions de travail, la même grisaille quotidienne, la même tristesse dans la force de l'âge. L'employé devient alors une marchandise plus ou moins valorisée sans qualité en dehors de cette valeur économique. Il est remplaçable et doit s'engager corps et âme pour conserver son emploi ; il est obéissant et doit faire montre d'initiative ; il doit faire ce qu'on lui dit et être content de son sort ; il est précaire et doit être loyal à son employeur.

Les contradictions économiques de la concurrence, de l'accumulation, de l'augmentation du taux d'exploitation s'invaginent alors dans la sphère psychique ou physiologique sous la forme de la maladie professionnelle, du suicide, du burn-out, de la dépression – à moins que, sous une forme invisible, tels ces « musulmans »27, ces survivants des camps d'exterminations aux yeux éteints, les employés ne fassent que survivre à leur propre vie, au projet de réification qui est lui attaché.

Proposition 167
L'employé contemporain doit se considérer comme un objet, il doit se traiter comme un moyen, un capital dans lequel investir afin d'extraire de la valeur économique.
Proposition 168
L'utilisation de l'humain à des fins vénales doit être intériorisée par les travailleurs : ils doivent se considérer comme des externalités, comme des quantités négligeables.
Proposition 169
Dans la logique de l'emploi, la vie du travailleur est remplaçable, elle n'a pas d'importance.