Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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VIII Histoire sociale subjective de la production économique de richesse


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À l'aune de la question de la richesse comme construction sociale du regard, nous allons examiner l'histoire de la production économique et de l'articulation entre l'économie concrète, la valeur concrète, le travail concret et l'économie abstraite, la valeur économique et le travail abstrait. Nous allons voir comment les différentes classes dominantes et dominées ont pu valoriser les biens et les services concrets en explorant la vision sociale de la valeur dans certains moments de notre histoire. C’est un parcours impressionniste et pointilliste sans aucune prétention à l’exhaustivité. Il s’agit d’affirmer le caractère historique et social du regard sur la valeur. Ce regard contribue à construire ce que nous avons appelé l’utopie agissante de la violence sociale à un moment donné. Ceci posé, nous pourrons alors réfléchir aux enjeux de la valorisation concrète et de son articulation avec la violence sociale de la valeur abstraite.

De manière générale, puisque nous allons aborder des phases historiques d'organisation de la violence sociale, nous insistons sur le fait que les nouvelles phases historiques ne se substituent pas aux les anciennes mais que les différents types de violence sociale peuvent cohabiter en mondes concomitants. De la même façon que la petite-bourgeoisie est une classe ubiquiste, l'histoire peut aussi s'inscrire simultanément dans des modes d'organisation de la violence sociale distincts. On peut avoir une aristocratie guerrière et une bourgeoisie d'affaire (ce sont d'ailleurs éventuellement les mêmes personnes), on peut avoir un clergé tout puissant et un secteur bancaire accapareur, etc.

La violence sociale


À un moment donné, la violence physique d'une aristocratie militaire a régi les rapports sociaux. Le plus fort, le plus armé prenant le dessus sur ses prochains. Cette phase historique que l'on pourrait qualifier de brutale succédait à ce que Marx appelait le communisme primitif, la propriété commune des moyens de production. Le passage du communisme primitif à la violence par l'arme est l'objet de spéculations anthropologiques de premier intérêt. Sans prétendre épuiser le sujet, nous développerons quelques pistes sur cette question un peu plus loin. Nous soulignons cependant que ce passage de la propriété commune à la violence de l'arme n'est pas inéluctable : de nombreuses sociétés ont traversé les âges et ont pu développer une économie productive complexe, elles ont pu organiser la production en divisant le travail sans en passer par la propriété privée des moyens de production et la violence sociale.

Selon David Graeber1, la monnaie – institution fondamentale dans l'avènement de la violence sociale capitaliste – est née de la dette. Les gens étaient endettés pour le sang, celui du mariage ou celui du meurtre – les deux dettes de sang étaient équivalentes en valeur – et les dettes contractées dans ces circonstances dramatiques étaient réputées impayables – toute indemnisation ne constituait qu'un ersatz symbolique qui ne remplaçait pas l'absent, que ce soit une femme mariée emmenée loin de sa famille d'origine ou l'être aimé tué.

Les dettes de sang impayables étaient symbolisées par des objets, elles ne pouvaient être réglées que si les « créanciers » contractaient une dette semblable envers leur débiteur. Seul le sang pouvait payer le sang, seul un mariage avec un être qui venait dans la famille pouvait effacer le sang de la fille aimée disparue dans une autre famille. À ce stade de la société, quand les seules dettes étaient des dettes de sang symbolisées, des dettes impayables, la propriété des moyens de production n'était pas l'apanage des individus mais des sociétés. Il n'y avait pas de troc, d'échange puisque la propriété privée, individuelle, des moyens de production et de la production elle-même était proprement inconcevable. Il était inimaginable d'acheter ou d'échanger quelque chose contre un litre de lait puisque et le lait et la vache étaient propriétés communes. Le fait d'être endetté ne faisait pas courir le risque d'être dépossédé du droit d'usage des moyens de production, des terres, du droit de chasse, de l'accès aux ressources naturelles ou au temps humain.

Certaines dettes moins importantes ont alors été contractées en dédommagement de dols mineurs. Mais l'argent lui-même est apparu, selon l'anthropologue libertaire, comme solde des militaires, comme moyen de monnayer un butin. Même si cette façon de voir les choses n'éclaire pas toutes les zones d'ombre quant au passage d'une société de propriété commune à une société de violence militaire (et d'appropriation par la violence des moyens de production), elle implique que, dans sa genèse, l'argent a tout à voir avec une cristallisation de la violence sociale.

Proposition 117
La dette a préexisté à l'argent. L'argent a été créé pour indemniser les militaires et pour monnayer les butins de guerre.
Proposition 118
La propriété privée des moyens de production est née avec l'argent, la dette à intérêt et l'État.
Proposition 119
L'argent et l'État n'ont pas aboli la violence sociale de la naissance mais en ils en ont changé l'alibi métaphysique.

Ce qui était de l'ordre de la prêtrise, de la domination d'un clergé ou du chef, d'une mise en scène de la violence humaine par des rites cathartiques s'est transformé en propriété privée des moyens de production et, dans un même mouvement, en asservissement des gens et en violence militaire. L'appropriation-même des moyens de production devait prendre la forme de monnaie pour pouvoir être échangée, pour pouvoir signifier. Alors que les dettes réciproques demeuraient impayables et fondaient une société de partage des moyens de production par l'obligeance réciproque, la soldatesque allait piller, asservir et faire exploser le social en tant que lien de réciprocité sur la base même de l'appropriation de la richesse symbolisant le lien social. Le totem avait incarné l'interdit social de la société de la communauté des moyens de production – ce que Freud2 désigne par le meurtre du père primitif, le meurtre de l'interdit sur la créativité – et le tabou allait entourer la propriété privée des moyens de production de la peur de la violence physique des militaires, des mercenaires.

L'État allait ensuite monopoliser cette violence sociale, l'argent allait ensuite s'universaliser et imposer sa loi, les rapports de production. La violence sociale avait trouvé son nouveau chiffre, son vecteur, son médium. Avec l'argent, les dettes sont devenues des dettes à intérêts, avec les dettes à intérêts, les plus grands empires, les systèmes de production économiques les plus complexes ont été détruits en tant qu'appareils productifs et ont entraîné dans leur chute des populations, des puissances économiques, architecturales, techniques, artistiques. Les lierres envahissent aujourd'hui leurs vestiges.

Pour autant, dans l'anonymat du numéraire, l'argent avait permis de dépasser la malédiction – ou la bénédiction – de la naissance, de la caste, il avait permis d'oublier le prêtre, le sorcier ou le druide et la crainte diffuse qu'ils inspiraient. Mais l'argent n'avait pas aboli la violence sociale antérieure, il en avait changé la nature, la portée et le mode d'expression. La crainte de dieu et des pouvoirs chamaniques s'était transformée en crainte de la loi et de ses shérifs.

Sans prétendre être complet, nous réfléchissons sur la violence sociale telle qu'elle a pu s'organiser dans quelques sociétés passées et présente. Nous ne prétendrons pas faire œuvre d'historien ou éclairer le présent d'une lumière inédite, nous entendons simplement ouvrir des brèches dans les évidences de la violence contemporaine. Toute forme de violence sociale s'institutionnalise, se rigidifie autour d'un clergé, de fondés de pouvoir, de lois. De tout temps, la violence sociale a été naturalisée par ses thuriféraires. Souvenez-vous de ces naturalisations : un premier ministre anglais nous expliquait qu'il n'y avait pas d'alternative dix ans avant que l'Amérique Latine prenne une autre direction, cinquante ans après que les États-Unis et … l'Angleterre n'aient pris une autre direction ; souvenez-vous que pour les financiers des banques qui officient sur les ondes, l'économie de marché ou les marchés financiers sont des forces de la nature aussi indiscutables que les lois de la physique … Notre petit historique ambitionne de rappeler à ces histrions que leur foi n'est qu'une fable, un battement de paupière dans l'immensité du temps et de l'espace.

La protohistoire


Dans le monde préhistorique, le rôle du faire est difficile à déterminer. Selon Marcel Otte, au néolithique, la société s'est organisée de manière plus complexe, elle s'est

structurée selon les artisans et hiérarchisée afin de faire fonctionner les valeurs et les activités nouvelles (…) La cristallisation en artisans distincts provoqua des spécialisations par clans, par familles ou par groupes sociaux : agriculteurs, mineurs, tailleurs, tisserands, charpentiers3. [À cette période, les guerriers et les prêtres apparaissaient aussi.] La société comportait donc des producteurs, des artisans, des prêtres et des guerriers. La nécessité de faire des calculs (terrain, saison, production) fut alors aux origines des premières sciences telles que nous les connaissons (…) s'éloignant des considérations spirituelles globales propres aux peuples chasseurs4.

La thèse d'Otte de la spécialisation des tâches, de l'apparition du travail abstrait peut faire échos aux états anthropologiques décrits par David Graeber, la spécialisation des tâches explique comment la propriété commune des moyens de production et les dettes de sang sont devenues respectivement une propriété privée des moyens de production et un système de monnaie dette. En tout état de cause, la spécialisation des tâches, l'apparition d'une caste militaire et d'une caste religieuse sont allées de pair avec une organisation de la violence sociale par l'argent.

Freud interprète la fin du néolithique de manière plus symbolique. Le père primitif jouissait de tous les plaisirs et en interdisait l'accès aux fils. À un moment donné, les fils se sont soulevés contre ce père tyrannique et l'ont tué. Ils ont dû ensuite gérer la survie ensemble et partager l'interdit primitif entre eux en l'intériorisant. La domination primitive s'est institutionnalisée, socialisée et s'est par la suite transmise aux générations ultérieures sous la forme d'un principe de réalité, d'un principe de contrainte de la socialisation, opposé au principe de plaisir, aux aspirations de toute-puissance de l'individu. Mais ce principe de plaisir dont le père primitif jouissait seul avant le soulèvement des fils continue à vivre dans l'inconscient moderne. À chaque soulèvement, à chaque remise en cause de l'autorité, le principe de plaisir se fait plus envahissant, plus efficace, il se socialise.

La sédentarisation paraît dans une large mesure correspondre à la différenciation des rôles sociaux mais il existe des sociétés sédentaires sans stratification sociale rigide, sans clergé, sans militaire, sans argent et, à l'inverse, certaines sociétés nomades ont parfaitement intégré ces codifications de la violence sociale. Si, dans une société sans argent, sans caste de pouvoir, la violence sociale est incarnée par un chef au rôle ingrat, si, dans ces sociétés, la richesse est marquée par la capacité à faire des dons, dans des sociétés aux rôles sociaux stratifiés, c'est au contraire la capacité à avoir, à accumuler qui marque la richesse.

De la même façon, la consommation s'inscrit dans cette logique : on n'exhibe pas ce qu'on a fait dans une société d'argent, de violence sociale stratifiée – et, ce, quels que soient les moyens utilisés pour jouir du 'don' – mais ce qui nous a été donné, l'héritage, la fortune ou le salaire. L'exhibition de la chose ne laisse pas de place à la singularité, à la puissance créatrice de l'individu mais elle affirme au contraire son pouvoir et, partant, l'image de la richesse du monde auquel il participe, l'image du rang qui est le sien au sein de ce monde. Dans les sociétés sans argent, dans lesquelles la violence sociale n'a pas été stratifiée, l'image des dons ne renvoie pas à une image sociale connotée, elle hiérarchise directement les signes du pouvoir ; elle ne crée pas les catégories sociales ; elle classe en fonction d'un seul paramètre et, en classant les individus, les marque comme sujets agissant, comme êtres de puissance et d'acte.

L'Antiquité


Dans l'antiquité déjà, les conditions d'existence de tous les membres de la société sont déterminées par des rôles sociaux distincts. Les castes sociales sont stratifiées de manière rigide et la société organise la violence sociale dont elle est porteuse par l'étanchéité entre ces différentes strates. Tous les membres de la société doivent tenir leur place et l'aspiration à occuper une autre place ne trouve pas d'autre exutoire que l'exil, la fuite ou la mort. L'esclave reste esclave, la femme reste femme et le citoyen reste citoyen. Tous tiennent leur rôle, tous respectent les possibilités, les obligations et les interdictions liées à leur condition. Toute action qui transgresse les frontières sociales étanches, les rôles, est sanctionnée par le bannissement ou la mort. La société dans son identité et dans sa survie ne peut admettre de briser le principe d'organisation de la violence sociale. La transgression sociale est souvent plus qu'un tabou, c'est une perspective impensable, inimaginable pour les membres de la société.

Les habitants des cités grecques ou romaines ne se singularisent plus par ce qu'ils font, par les actes qu'ils posent, par leur capacité à donner : ils ne peuvent agir que dans le cadre de codifications sociales strictes. L'esclave et la femme doivent prester un travail concret et, en terme de rémunération, ou travail abstrait, ne peuvent participer aux décisions communes de la cité. Le citoyen, par contre, ne peut travailler concrètement que comme homo faber, comme artisan.

Dans la Grèce antique, l'action s'organise alors autour de ces paradigmes5. L'action politique détermine les décisions communes de l'agora. Ce type d'acte est socialement noble : il n'est pas accessible à tous et ceux qui jouissent de ce pouvoir en usent, en sont fiers et sont dispensés de toute obligation en terme de travail concret. La valorisation individuelle, le travail abstrait, est inversement proportionnelle à l'obligation de travail concret. Au sein de l'Agora, les discours tiennent lieu de manœuvres, les alliances et les oppositions rythment le destin de la cité. Cette isolation du faire 'noble', du politique, n'a pu s'opérer qu'en s'appuyant sur les divisions entre les membres de la société, qu'en organisation la violence sociale en travail abstrait, en strates sociales étanches. Le travail concret, répétitif, alimentaire est alors réservé à une sous-classe : sans la mise à l'écart des femmes et des esclaves, la notion-même de dignité de la vie publique dans l'acception antique n'aurait pu émerger puisque tous les membres de la société auraient été pareillement impliqués dans les domaines considérés comme triviaux. Certains citoyens étaient néanmoins actifs en terme de travail concret dans la cité grecque : les artisans avaient un métier et pouvaient beaucoup travailler. On reconnaissait cependant à leur travail concret une espèce de dignité : l'homo faber mobilise ses ressources cognitives et physiques pour créer quelque chose de radicalement neuf6. Le citoyen peut être artisan même si l'artisan n'est pas nécessairement citoyen – ou, pour mieux le dire, même si la fonction d'artisan ne fonde pas le droit à être citoyen. Par contre, le travail d'animal laborans, le travail concret lié à la nécessité, aux besoins, à la production économique n'est pas compatible, chez les anciens, avec l'exercice de la citoyenneté. Seuls les femmes et les esclaves – et, selon Hésiode, les paysans – s'occupent de la survie matérielle du foyer. Ils ne peuvent apparaître dans la sphère publique et doivent nourrir les citoyens qui ne peuvent participer à l'économie domestique.

Valeur et Grèce antique

Dans la Grèce antique, la notion de propriété ne coïncidait pas avec la métaphysique de la violence abstraite capitaliste. L'objet était un trophée donné au sportif pour son exploit ou un sacrifice pour les dieux7. Le sentiment de possession répondait à des ressentis multiples et symboliques. L'objet témoignait de la valeur, de la condition du possesseur. La possession est investie d'une force symbolique, la notion de la valeur […] est en passe de devenir autonome, une imagination traditionnelle assure la continuité avec l'idée magico-religieuse de mana8. La propriété, l'image de la valeur du bien participe d'une économie symbolique sociale.

Mais cette économie concrète de la valeur symbolique magique se transforme en argent – selon Graeber via le système des soldes des militaires, puisque la dette préexistait à l'argent. Le symbolique avait déjà dissocié valorisation et utilité ou usage pratique.

Note 35. La révolution de Solon

Les cités grecques concentrent géographiquement les édifices du pouvoir. L'administration, le parlement, la justice y bâtissent leurs sanctuaire. La ville est le royaume de la valeur symbolique et de la violence sociale et militaire. L'individualisme marchand des cités cohabite avec des structures traditionnelles. Les tensions de la cohabitation sont régulées par la loi. Les acteurs sociaux endossent un rôle social. Ils sont régis par des instances incarnées qui limitent la marge de manœuvre aussi bien dans l'accaparement de la valeur concrète que dans la violence de la valeur abstraite. Les acteurs sociaux n'ont pas prise sur la définition de la légitimité ou seulement par le truchement de ces instances.



Avant Solon, la force faisait droit. L'aristocratie militaire concentrait à elle seule la violence sociale. La violence sociale s'incarnait dans une menace armée sur les corps, dans la violence physique et dans la menace de la violence physique. Après la révolution de Solon (594 avant Jésus-Christ) Athènes, les organisations des nobles, les familles, perdent de leur pouvoir alors que les villes s'enferment dans leur individualité. Les citoyens reprennent les idéaux des anciens guerriers, des nobles : ils méprisent le négoce et aspirent à être les meilleurs moralement. La vie concrète et la représentation de la vie s'autonomisent dans le champ du symbolique à ce moment-là. La loi de Solon pose l'égalité de tous les citoyens, elle atteste l'influence de l'argent comme logique d'échange, elle atteste la disparition des castes antérieures, elle atteste l'universalisation du droit plus de deux mille ans avant les Lumières. Les lois de Solon établissent la propriété, les bornes sur les territoires et le droit des citoyens.



Ce droit exclut :



- les pélataï (πελάται, manœuvres agricoles) qui vivent auprès d'un puissant

- les hectemoroi (ἑκτήμοροι) qui louent la terre qu'ils travaillent et défrichent.



L'archonte grec Solon confronté à la crise va



- abolir l'esclavage pour dettes

- affranchir ceux qui sont tombés en esclavage pour dette

- affranchir les terres des hectemoroi de toute redevance

- refuser toute redistribution des terres réclamée par les pauvres

- fonder le droit moderne, avec les jurys populaires et le droit de défense et d'accusation

- fonder les classes sur la fortune, le droit étant alors censitaire - ces classes se substituent aux classes de sang, de naissance



Dès la fin de la guerre du Péloponnèse et tout au long du IVe siècle, les révoltes des prolétaires réclamaient la redistribution des terres et l'abolition des dettes:



"αγη̃ς α̉ναδασριός καὶ χρεω̃ α̉ποκοπή"



La ligue de Corinthe se forma en 338 avant Jésus-Christ pour se protéger de ces revendications de partage des richesses.



À sa mort, Attale III (171 avant Jésus-Christ -133 avant Jésus-Christ), dernier roi de Pergame, lègue son royaume à Rome. La révolte sociale qui s'en suivit fut violemment réprimée.

Valeur et Rome antique


Les classes sociales se forment au cours de l'Antiquité. Les outils de production ne sont plus partagés en propriété commune. Les citoyens possèdent tout ce dont ils ont besoin, ils jouissent de droits politiques qui feraient rêver nombre de nos contemporains. Pour autant, ce qui est valorisé dans ces milieux, c'est la générosité, la capacité à effectuer des dépenses somptuaires, ce que les latins appelaient l'évergétisme. Si, au départ, le trophée olympique, le sacrifice divin sont les seules choses précieuses, il a fallu l'avènement d'une classe affairiste dans l'empire romain pour voir l'argent prendre une valeur d'usage pour cette classe.

Note 36. Les Flaviens et les Antonins


Notes:



Les dates avant notre ère sont notées BC (before Christ – avant Jésus-Christ) et celles de notre ère sont notée AD (annus dei – après Jésus-Christ) pour des raisons de simplicité.

Nous avons tiré les événements concernant l'Empire romain de Rostovsteff, L'histoire économique et sociale de l'Empire Romain9, nous ne partageons pas toutes ses options historiques mais utilisons le formidable travail de synthèse.



68 AD - 192 AD

Résumé



Cette période voit une certaine prospérité, une relative stabilité politique de l'empire mais la dualisation de la société, la concentration des richesses rendent la machine économique moins efficace et en compromettent la pérennité. La propriété foncière est d'ordre lucratif ce qui, là aussi, comme aujourd'hui, menace la continuité de la production agricole.



Pour lutter contre la crise économique endémique, les empereurs essaient de racheter et de redistribuer des terres (impossible parce que cela coûte trop cher), la fermeture des frontières (pour éviter l'émigration d'Italie) ou lèvent des impôts exceptionnels qui frappent les plus riches. Comme les causes économiques du marasme (concentration et propriété lucrative) ne sont jamais remises en cause, les tenanciers continuent à (mal) travailler les terres de leur propriétaire pour des produits destinés à la vente quand des paysans sur leurs terres auraient nourri leur famille, leur clan.



Les salaires aussi étaient absolument inexistants pour la plupart de la population (les paysans) ou extrêmement faibles (pour les ouvriers, les prolétaires ou les esclaves).



Les impôts et les services de corvées obligatoires n'ont jamais suffi à surmonter le marasme économique.



L'incapacité des empereurs successifs à surmonter la crise économique devait aboutir à un pouvoir militaire absolue.



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Contexte



Le recrutement de l'armée se fait dans la bourgeoisie de tout l'Empire.



La bureaucratie se développe. Des Provinces s'urbanisent. L'accès à la citoyenneté romaine s'élargit dans les provinces largement romanisées.



Vespasien réorganise les vastes domaines agricoles impériaux.



La situation sociale est explosive - émeutes ou manifestations - dans les nombreuses cités en voie d'urbanisation en cas de disette ou de famine, ces cités passaient après les besoins de l'État ou de l'empereur.

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Ébauche de redistribution sociale et d'impôt: du pain et des jeux



Évergétisme et organisation de jeux pour distraire les prolétaires de leur ressentiment. Ces jeux étaient offerts par les magistrats et par des riches citoyens ou par la cité contrainte de les organiser pour éviter tout soulèvement. La cité mettait alors naturellement les citoyens les plus riches à contribution: il fallait verser une certaine somme (la summa honoraria) pour avoir l'honneur d'être magistrat ou d'occuper un quelconque poste honorifique. En cas de famine, les riches contribuaient au ravitaillement et distribuaient parfois du pain.

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Accumulation



L'accumulation de richesse se fait entre des mains plus nombreuses. Les citoyens riches ne sont plus exclusivement des Romains et, quand ils sont Italiens, ils viennent aussi de province. Les nababs du Ier siècle BC ou les multi-millionnaires de l'aristocratie urbaine de l'ère julio-claudienne ont cédé le pas à une haute bourgeoisie moins riche, moins concentrée sur la ville de Rome.



Il s'agissait de capitalistes répandus dans l'Empire, ce n'était plus des propriétaires fonciers.



La concentration de la propriété foncière s'étend à l'empire dans son entièreté et non plus à la seule Italie entre les mains de quelques propriétaires, notamment de l'empereur. Les petits propriétaires disparaissent dans l'empire, les petits propriétaires deviennent des tenanciers. La concentration de la propriété fait stagner ou reculer les techniques agricoles. L'agriculture se tourne vers la vente ; les propriétaires font travailler leurs terres par des tenanciers. Le vin ou l'huile, facilement commercialisables remplacent les potager vivriers dans les champs.



La population rurale paysanne demeure majoritaire, elle domine numériquement les artisans, les esclaves ou les prolétaires et les bourgeois urbains. Cette population rurale connaît des conditions de vie très simples. Les paysans sont souvent accablés d'impôts et sont victimes de la brutalité des autorités. Ils sont déconsidérés socialement.

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Croissance



Globalement, la période se caractérise par une croissance économique et une paix rarement troublée. Mais, sur les marches de l'Empire, à mesure que les ennemis s'approchaient, il a fallu renouer avec la politique d'extension et d'urbanisation des marches fraîchement conquises [notamment la conquête de la Dacie par Trajan]. Cette politique a mobilisé les moyens matériels et humains de l'empire, elle a poussé à augmenter les impôts.



L'augmentation des impôts - essentiellement acquittés en blé - tend la situation sociale.

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Déclin et crise agricole



L'Italie est confrontée à la dépopulation et à la baisse de la production agricole. Nerva s'est efforcé de repeupler le pays en redistribuant les terres aux plus pauvres mais cette opération est trop onéreuse et ne peut être réalisée à grande échelle: les Romains n’ont plus de perspective dans leur pays.



Trajan favorise alors le crédit pour stimuler la spéculation sur les terres, ce qui devait augmenter la demande de tenanciers, de bras pour défricher les terres abandonnées. Des avantages - frais d'éducation des enfants du prolétariat italien - sont concédés dans la péninsule afin de prolonger la domination impériale. Trajan crée aussi un corps de fonctionnaires mais toutes ces mesures ne font que ralentir le déclin italien.



Des tensions centrifuges (Bretagne, Égypte, Maurétanie, les Juifs en Mésopotamie, en Palestine ou Cyrénaïques) se font jour et mobilisent les forces des cités impériales incapables d'y faire face.



Hadrien doit alors abandonner (ou geler) les conquêtes de son prédécesseur.

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Défaut partiel



Hadrien allège les frais d'occupation, il décentralise le recrutement de l'armée et confie la défense des limes (les frontières) aux autochtones. Il remet partiellement les dettes et les arriérés des cités au fisc romain.



La levée des impôts est confié aux chevaliers, classe formée et contrôlée.



Hadrien favorise les petits propriétaires de parcelles paysannes au détriment des tenanciers. En Égypte - grande puissance agricole alors - il distribue une partie des terres de l'État en petits lopins. Mais cette politique ne semble pas avoir duré dans le temps.

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Conquête, impôt et crise



Marc-Aurèle reprend les conquêtes, en Germanie, et est contraint de lever de nouveaux impôts.



La crise économique - en dépit de tous les efforts des empereurs successifs - s'installe durablement et s'approfondit au cours du IIe siècle AD. Cette crise épargne les marches qui sont en pleine croissance jusqu'au milieu du IIIe AD.

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Urbanisation et dualisation



Le pouvoir pousse à l'urbanisation - ce qui augmente la charge de travail des ruraux pour nourrir les citadins. La population de l'empire se divise en deux grandes classes: les dirigeants et les dirigés; les bourgeois et la classe laborieuse; les propriétaires fonciers et les paysans; les patrons d'échoppe et les esclaves.



Le fossé entre ces deux classes ne cesse de s'approfondir à mesure que l'empire s'urbanise. Les dirigés deviennent toujours plus opprimés et les dirigeants toujours plus oisifs.



Le mode de redistribution de la richesse est l'impôt dans le système de la 'liturgie' (λειτουργία, service du peuple) quand les impôts ordinaires ne suffisent plus à remplir leurs offices. L'individu (riche) est alors responsabilisé par rapport aux devoirs de l'État, au devoir de charité, à la corvée envers les pauvres.



Les offices des fonctionnaires sont des liturgies et ne sont donc pas payés, ne génèrent aucun salaire. Dans les régions pauvres, il est souvent difficile de trouver des volontaires pour remplir les fonctions - il faut parfois avoir recours à la force. Les plus riches sont chargés de collecter les impôts. Les impôts touchent les tenanciers.

Les prolétaires sont exclus de la possession monétaire, l'argent leur sert au mieux de vecteur, d'intermédiaire à leurs dépenses. La valorisation d'usage connaît alors une divergence de classe. Pour la bourgeoisie d'affaire et pour la noblesse impériale romaine, la valeur patrimoniale est incarnée par des propriétés, des fonctions administratives ou de l'argent. La nature des propriétés a évolué : d'abord essentiellement foncier, le patrimoine est devenu ensuite immobilier. Par contre, pour les prolétaires et pour les paysans, la valeur concrète se centre autour des besoins quotidiens et de la quiétude.

On notera que les dominants sont divisés en noblesse urbaine, bourgeoisie d'affaire urbaine et propriétaires terriens. Les dominés sont divisés aussi : les urbains sont des paysans dépossédés par la concentration de la propriété et par la conversion de l'agriculture vivrière en exploitations lucratives ; ils attendent une intervention des autorités pour survivre alors que les paysans, les esclaves ruraux travaillent la terre d'autrui. Esclaves et prolétaires vivent de manière impécunieuse – les valeurs d'usage se centrent sur des besoins simples. La valeur d'usage est fortement conditionnée par le statut social alors.

Le christianisme


Le monde chrétien et l'antiquité tardive prennent leurs distances par rapport à l'esclavage et par rapport aux bénéficiaires de la violence sociale (Mes amis, comme il est difficile d'entrer dans le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le chas de l'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu !10) . L'idéal de vie spirituelle, des oiseaux qui ne peinent pas mais se confient à Dieu a modifié le rapport au travail. Jésus préfère Marie, passive auditrice, à Marthe11 qui s'agite, qui court, qui s'occupe des tâches triviales. La richesse que procure le travail abstrait, la forme de violence sociale n'est absolument jamais valorisée dans les Évangiles canoniques.

Mais la position spirituelle, le joyeux dénuement des Évangiles cède rapidement la place à une Église préoccupée par le pouvoir temporel. Cette Église naît dans les décombres d'un Empire tout puissant. Loin de la foi, de la ferveur ou de la quête mystique des croyants, elle corsète l'interprétation des Évangiles dans un cadre dogmatique qui, aujourd'hui encore, façonne le droit canon et les pratiques ecclésiastiques. En passant des catacombes aux palais impériaux, l'esprit du clergé brûlé de foi puis d'ambition a dû redéfinir le cadre de la pratique religieuse. La quête d'amour, de grâce de Dieu devenait alors une crainte de ne pas être conforme à un ordre tout puissant. Pour autant, comme le souligne Henri Guillemin12, la foi des Évangiles devait survivre à cette forfaiture aussi bien chez certains prêtres, chez certains moines que chez les croyants dans leur bonne volonté.

Si les Juifs s'inquiétaient du salut du seul peuple élu, l'Église se préoccupe davantage de salut individuel. Il s'agit pour chacun pris isolément de gagner les faveurs d'un Dieu omniscient et tout puissant, à l'image de l'empereur, du pouvoir temporel. Deux éléments nuancent cependant cette quête individuelle : le Dieu est infiniment bon, il est mort pour la rédemption de tous, ce qui ouvre des perspectives de salut mais ce salut est accordé selon des principes mystérieux, de manière un peu arbitraire ou, en tout cas, imprévisible de manière sûre.

Les plus pieux peuvent en être pour leurs frais (et Jésus dénonce d'ailleurs le pharisaïsme)13, les riches auront la partie difficile mais les prostituées, les proscrits ont leur chance. Le Royaume de Dieu fonctionne un peu en miroir des réussites et des échecs de la vie sociale ici bas. Les actes et le destin post-mortem semblent cependant, implicitement, dans le sujet formulé, lié à l'individu, à son destin, à son devenir social. L'individu est responsable de ses actes et la responsabilité des actes est évaluée en fonction de l'individu et non en fonction du monde qui accouche cet individu, ce n'est pas non plus le moment de la rencontre entre l'individu et son monde qui est évalué – sauf à interpréter la notion de salut et de Royaume de Dieu dans un sens immanent, dans l'hic et nunc de l'acte.

Valeur et christianisme


Le christianisme cadré par l'Église réagit aussi à la violence sociale de l'argent. Il lui oppose d'autres 'valeurs'. La morale se pose au niveau de l'individu touché (ou non) par la grâce ou par le péché. Le christianisme affirme et maintient l'unité de l'être individuel, au lieu de la laisser considérer comme une étincelle divine enfermée dans la fange []. Pour le christianisme, la dualité n'est pas actuelle mais virtuelle : elle résulte du péché et peut cesser par la grâce14. Les rapports sociaux marqués par des rôles de castes dans le monde pré-chrétien se doublent d'impératifs individuels. En dépit du rejet de la violence marchande par le christianisme primitif – que l'on songe à l'attitude de Jésus face aux marchands du temple, le christianisme en tant qu'institution n'abolit pas les structures de violence sociale antérieures mais délivre des messages de nature spirituelle qui tendent à en atténuer l'importance et les effets ; ces messages lient des attitudes, des actes, des manières de voir. Ils lient le travail concret à l'individu et sa responsabilité même si, en dernier ressort, le salut est délivré par une instance supérieure sur laquelle l'individu n'a pas d'ascendant.

La bienséance du rôle social, la bienséance de caste s'est alors opposée à la sainteté, au bien agir chrétien. Cette lutte s'est résolue au moyen-âge par interaction entre le temporel et le spirituel, avec l'implication de l'Église dans la gestion du pouvoir temporel et des rois dans la gestion de l'Église. La valeur de la soumission pouvait également servir de relais entre la nécessité de la bienséance de caste et l'impératif de congruence, d'humanisme chrétien. La soumission résolvait le conflit entre les deux systèmes symboliques et, ce faisant, continuait à incarner une notion de la valeur concurrente à la valeur marchande. La soumission au divin (ou à ses bras armés, c'est-à-dire à n'importe quel bras armé puisque tous les bras armés se réclamaient de la soumission au divin) établissait de facto un régime de violence sociale de caste concurrent au régime de violence sociale de classe de l'argent et du capital.

Le christianisme a évolué sous la pression du capitalisme. On notera par exemple que le péché d'acédie, d'état hyperactif a été remplacé par le péché de paresse – ce qui a complètement modifié le sens du rapport de la religion à l'acte : alors que le péché d'acédie symbolisait une suractivité fébrile et stérile, un état de burn-out où le sujet se néglige, la paresse stigmatise au contraire l'attitude passive de contemplation. Jésus lui-même aurait pu être condamné pour sa paresse – quarante jours dans le désert sans rien faire – mais certainement pas pour son acédie. La substitution du péché d’acédie par celui de paresse s'est opérée autour du XIIIe siècle, quand le péché d’acédie est passé des monastères où il désignait l'hyperactivité à la vie séculaire il s'est transformée en péché de paresse. De même, la position de l'Église a changé par rapport à l'usure, par rapport au fait que le temps appartient à Dieu : elle ne condamne plus de facto le prêt à intérêt.

Ces deux modifications du droit de l'Église attestent la disparition de la mentalité mystique au profit d'une mentalité laborieuse, boutiquière et empreinte des valeurs du mérite et de l'argent. La nouvelle forme de la violence sociale, le capitalisme, a été intériorisé par les institutions de l'Église qui s'en sont faites alors les relais.

Note 37. L'anthropologie

La pensée du capitalisme se fonde sur des considérations anthropologiques. Elle voit les êtres humains comme des créatures qui ont besoin d'être animées par l'aiguillon de la nécessité pour les plus misérables et par l'impératif d'accumulation infinie pour les plus riches. Cette vision de l'humain fait l'impasse sur le fait que nos ancêtres se sont passés de l'aiguillon de la nécessité pendant des millions d'années. Les travaux des monastères l'attestent : un humain assuré de sa survie, logé, nourri, protégé des aléas de ses pairs et de la nature produit – ce qui a d'ailleurs provoqué une prospérité des monastères qui n'a pas, elle non plus, été sans poser de problème.



Nous nous contenterons, dans cette note, d'esquisser les enjeux qu'amènent trois anthropologues sans prétendre ni de loin ni de près épuiser le sujet. C'est que ces anthropologues mériteraient tous les trois un ouvrage au moins égal à la totalité de celui-ci en importance mais cela nous amènerait en dehors de l'économique stricto sensu. Nous invitons donc nos lecteurs intéressés par cette question à pousser leurs lectures plus avant, à consulter les ouvrages référencés et nous sollicitons votre indulgence par rapport au caractère très (trop) résumé de l'ensemble des questions soulevées.



Pour Claude Lévi-Strauss15, la violence sociale s'organise dans des structures claniques ou tribales qui n'ont rien d'idyllique. Elles construisent les rôles sociaux, distribuent les actes productifs en fonction des sexes, des lignages ou des alliances. Cette façon de produire n'a rien à voir avec les présupposés capitalistes d'aiguillon de la nécessité et de nécessité d'accumulation. Elle dessine des sociétés dans lesquelles la propriété des outils de production est commune, dans lesquelles la violence sociale ou l'hubris sont hypostasiées par les rites, la pensée magique et la catharsis.



Pierre Clastres16 distingue deux types d'organisation de la violence sociale. Les structures horizontales, les sociétés, organisent des modes de prise de décision qui impliquent les intéressés alors que ce que l'anthropologue définit comme les États, sont des structures de prise de décision verticales dans lesquelles les preneurs de décision ne sont pas celles et ceux qui les subissent. Ce type de division est fort bien étayé par les recherches sur les tribus amérindiennes. Quelle que soit l'opinion que l'on peut avoir sur la pertinence de la division société-État, cette division témoigne en tous cas de modes d'existence sociale distincts, régis par d'autres mœurs, par d'autres lois (écrites ou orales), par d'autres coutumes.



Mais nous serions par trop incomplets si nous ne mentionnions l'existence du travail de Weber17. Le sociologue allemand du début du vingtième siècle constate que l'ascension sociale des protestants, en Allemagne, est anormalement élevée alors qu'il s'agit d'une majorité religieuse qui n'est aucunement menacée18. Les protestants allemands occupent des postes plus élevés que leurs compatriotes catholiques pourtant minoritaires. En étudiant les textes du protestantisme, Weber fait le lien entre l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. La fameuse auri sacra fames, la soif exécrable de l'or, est intemporelle : que l'on se rappelle les marchands au moyen-âge, les prêteurs sur gage ou les créanciers de tout temps. Ce qui est nouveau de le capitalisme, c'est que le travailleur, une fois qu'il a gagné de quoi vivre sa journée continue à travailler pour en gagner davantage. Dans une société traditionnelle, si des paysans doublent leur rendement par l'invention d'une technique nouvelle, ils interrompent leur journée à midi au lieu de gagner deux fois plus que nécessaire. La tendance à accumuler et non à dépenser s'affirme en tant que nouvelle tendance dans le capitalisme, c'est l'ascèse des possédants. Ces traits – ascèse et travail au-delà du minimum – sont inscrits dans une vision protestante du monde, dans une vision d'un homme prédestiné dont le mérite est attesté par la réussite sociale, dans une vision d'un homme qui contrôle strictement ses affects, ses actes pour les mettre en conformité avec un message, avec une injonction divine.



L'esprit du capitalisme est en tout cas culturel, ce n'est pas un trait inhérent à la nature humaine. Weber lui oppose la société traditionnelle, Clastres lui oppose la société tout court et Lévi-Strauss décrit des modes d'organisation structurelle distincts. À l'aune de ces considérations contradictoires, le modèle anthropologique libéral n’apparaît en tout cas pas comme une fatalité insurmontable, mais comme un choix politique.

Au pied des châteaux


Dans la société féodale, c'est l'individu, en tout cas, dont le statut marque l'attention (ou non) dont Dieu l'a honoré. Idéologiquement, le seigneur tient la légitimité de sa domination sur ses serfs de Dieu, la légitimité du roi est conférée par Dieu et ses représentants, la famille elle-même est encadrée par l'Église. Le seigneur – individu et incarnation individuelle d'un mode de violence sociale, celle de la caste – est lié par des conventions orales implicites ou explicites à ses vassaux. En revanche, chaque vassal doit obéir, il doit servir son seigneur et lui est redevable d'un tribut qui peut prendre plusieurs formes selon les circonstances. Le seigneur est tenu à une certaine noblesse : il doit, au jour le jour, adopter des comportements conformes à une éthique prédéfinie, à son rang. Le vassal est lui aussi tenu par un certain code moral. La famille elle-même s'inscrit dans des rapports codifiés de violence sociale stratifiée : les rôles de la femme et de l'homme sont définis, l'homme doit protection et fidélité à la femme et la femme doit obéissance et soumission à l'homme. La femme est en quelque sort le serf de l'homme. Les amours courtoises affirment ce schéma en le renversant puisque le chevalier doit obéissance et soumission à celle qu'il aime mais il faut qu'ils restent tous les deux dans une pureté virginale. Le mariage consacre le paradigme non courtois, la courtoisie consacre le paradigme non marital.

Si le seigneur, si le mari trahissent leur rôle, s'ils ne se comportent pas de manière conforme à ce que le code moral leur édicte, les vassaux – ou, de manière plus improbable encore – la femme peuvent à bon droit se soulever contre leur maître. Mais la force demeure l'ultime garante de l'ordre de caste de la violence sociale. De même, si le vassal ou l'épouse ne respectent pas leurs obligations, les seigneurs, les maris peuvent alors les chasser, les tuer ou lever leur protection sans encourir de sanction légitime violente. L'activité économique tant concrète qu'abstraite des agents économiques médiévaux s'inscrit dans un cadre rigide, des catégories sociales auxquelles ils appartiennent. Le respect mutuel des codes est garanti par un double rapport de forces asymétrique :

- l'autorité des anciens, du code, des traditions limite les possibilités d'action car leur viol constitue une dénonciation, un acte de rupture avec le monde, avec le système de violence sociale de domination dans son ensemble

- une partie peut toujours, avec ses pairs, condamner les actions de son seigneur ou de son vassal : elle dénonce alors le lien personnel qui les unit. Cette dénonciation doit se fonder sur la tradition pour pouvoir fédérer les pairs et être admise sans réaction violente. Les vassaux ne se soulèvent efficacement que s'ils sont unis et le seigneur ne peut éviter de perdre ses vassaux que s'ils ressentent la légitimité de l'éventuel rejet de l'un d'entre eux.

Le code des traditions assigne donc de manière assez stricte des rôles et des obligations aux individus en fonction de leur place dans la société. Le travail abstrait est très rigide alors que le travail concret, encadré, jouit d'un degré de liberté relatif. Les liens entre les seigneurs et les serfs sont éminemment individuels – ce qui prépare l'intériorisation de la norme moderne foucaldienne sur les corps19. Les parties doivent justifier de leurs actes à l'autre partie dans un rapport de force asymétrique. Les liens individuels régentent des actions non singulières, inscrites dans des codes, mais avec un degré de liberté au niveau de l'exécution des tâches, avec un degré de liberté par rapport au travail concret.

Les agents sociaux sont alors individuellement attachés à des obligations réciproques asymétriques. La femme ne peut pas tromper le mari mais le mari ne peut pas tromper la femme (mais il jouit d'un rapport de force légal dans le couple et d'une tolérance à laquelle la femme ne peut pas prétendre), il doit consommer le mariage et entretenir la femme. Si l'une des parties manque à ses devoirs, l'autre partie peut légitimement dénoncer le contrat de mariage. De même, le serf doit verser une partie de son labeur à son seigneur (et/ou à son Église) et son seigneur doit l'accueillir en cas d'invasion. Le sert peut travailler une partie déterminer des terres du seigneur en échange de droit que le seigneur détermine. Si ces droits sont trop élevés, les serfs fomentent des jacqueries ou dépérissent du fait des privations, si les serfs ne remplissent pas leurs devoirs, le seigneur peut à bon droit les y forcer manu militari.

La tradition encadre la production sans en déterminer la nature ou l'organisation. Les nombreuses fêtes patronales, les fêtes votives font chômer de nombreuses journées ce qui diminue la production concrète – la diminution de la productivité concrète bride les appétits des seigneurs. Si la dialectique du maître et de l'esclave existe bel et bien, on notera tout de même que, dès le moyen-âge, la violence sociale cadre le travail concret sans encore le déterminer complètement et que le statut social est lié à une richesse relative dans un rapport de force asymétrique mais tendu entre ceux qui cultivent la terre et ceux qui leur exigent des droits pour ce faire au nom d'un principe qui n'a, en théorie, rien à voir avec la propriété lucrative – il s'agit du droit du sang, du rang, de l'héritage adoubé par le roi, par le représentant de Dieu. Ce principe, en pratique, se conforme pourtant progressivement à la propriété lucrative : les serfs doivent payer leur seigneur parce que la terre qu'ils cultivent est un métayage, parce que cette terre est la propriété du seigneur. Il s'agit alors d'une propriété lucrative sans être attifé des atours d'un droit divin de naissance.

La valeur au moyen-âge


Le moyen-âge marque un bouleversement de la valeur. Les dominés sont les serfs, les paysans et, progressivement, des prolétaires urbains. Ces classes dominées aspirent surtout à ce qu'on les laisse tranquilles, à ce que la soldatesque ne les pille pas à tout bout de champ, à ce que quelque envahisseur ne vienne détruire leurs récoltes. Ils sont dans le travail concret, prennent du plaisir aux fêtes communes mais la menace pèse sur leur propriété d'usage : le seigneur peut saisir les biens, la peste peut anéantir les lignages les plus prolifiques et la guerre peut emmener des enfants chéris. Ces peurs fonctionnent de manière négative. Par ailleurs, les dominés ont intériorisé une série de valeurs humaines, la vertu, la foi ou le courage. Ces valeurs mettent les pratiquants en odeur de sainteté. Si la pauvreté n'est pas un but en soi, elle n'est pas non plus un signe de malédiction. Les mendiants sont reconnus comme acteurs sociaux légitimes – la charité permet de gagner le paradis – et vivent parfois mieux que les ouvriers des fabriques. Ils constituent une classe sociale nombreuse à défaut d'être organisée.

Les dominants, par contre, évoluent dans un système de valeur complètement décalé. Ce n'est pas la taille du château qui importe, c'est la qualité de l'habit militaire, la valeur au combat. Ce sont les qualités morales qui légitiment la domination, l'obéissance à l'Église, à la foi ou au roi, la bravoure au combat, etc.

Dans toutes les classes sociales – sauf dans la bourgeoisie urbaine naissante – la notion de valeur économique est soumise à un système de valeurs morales prégnant. L’appât de l'or existe bel et bien comme ouverture à un statut social mais il est dominé par les valeurs chrétiennes par la nécessité de se conformer à son rang. La noblesse se fait fort de mépriser l'argent.

Dans tous les cas, le moyen-âge voit émerger un modèle de la valeur concrète assez peu matériel, assez spirituel alors que les institutions de la violence sociale se complexifient et se stratifient. De manière concomitante et concurrente, l'argent de la bourgeoisie naissante construit un individu isolé, doté de liens de décision envers des objets. Dans le monde de l'argent, ce qui lie les individus entre eux n'est plus de l'ordre de la complicité, de l'aversion, du moment partagé ou du projet commun, de l'ordre d'une affectivité, d'une subjectivité commune mais le lien se désincarne, s'objective dans l'argent. Alors, les individus pensent et doutent de la même façon dans leur solitude. Les intérêts individuels sont alors identiques, quel que soit le sujet, l'Homo œconomicus ne se singularise pas, rien ne le distingue d'un autre sujet. Les sujets différant strictement entre eux partagent une identique substance, ils mènent la même vie, achètent et vendent les mêmes choses, partagent les mêmes rêves, les mêmes fantasmes, les mêmes névroses, les mêmes angoisses.

Valeur et féodalité


Le nexus servitutis attache un serf à un maître. Le serf est considéré comme une propriété bien qu'il soit considéré comme une personne en tant que chrétien, comme un bien du seigneur20. Ce statut ne peut se modifier par la conduite, par le faire, il détermine par la naissance des sujets inégaux en droit. Le maître entretient le serf (c'est-à-dire qu'il ne spolie pas son serf de l'intégralité du fruit de son labeur de sorte qu'il ne meure pas de faim) comme un patrimoine, comme un bien à valeur. La valeur économique affecte donc l'humain lui-même dans les systèmes esclavagistes – alors que les systèmes capitalistes lient la valeur non plus à la personne humaine mais au temps humain. Ceci est d'autant plus remarquable que le serf est considéré comme une personne. Il est baptisé, il peut se marier, les serf-pères jouissent de leur autorité de père de plein droit, les règles successorales sont les mêmes que celles des hommes libres. Le propriétaire du serf a intérêt à le ménager, à veiller (un minimum) à son bien-être, à sa santé puisque, si le serf venait à disparaître, ce serait une perte sèche pour son propriétaire. Cette notion de soin a disparu à partir du moment où le chômage structurel a créé une armée de réserve : l'employé peut alors aussi bien disparaître du fait de privations, d'autres attendent la place derrière lui.

Le serf paie un loyer pour l'usage de la tenure21. La propriété des moyens de production, la propriété des ressources naturelles est privatisée au nom du droit fondé sur le divin et sur la naissance. Le maître, par contre, peut briser la famille du serf, l'installer ailleurs, refuser ou forcer un mariage, etc. Les serfs n'ont pas accès aux communaux, aux biens d'usage gratuit, aux terres communales, aux infrastructures communales, ils n'ont accès ni à l'armée, ni au plaids, aux cours de justice, ni au statut de clerc.

Duby distingue différentes classes au sein du peuple libre, de ceux qui ne sont pas serfs. Les différentes classes sont définies par l'office – nous dirions aujourd'hui la profession – qu'elles sont censées remplir. Le faire, le travail concret est lié à un statut, à une caste mais la valeur abstraite, la richesse économique individuelle, ne détermine pas le statut social. Les clercs sont des Francs qui ont renoncé à l'activité militaire pour servir Dieu. Dans le peuple libre se côtoient des riches et des pauvres, des vagabonds, des propriétaires terriens, des exploitants familiaux plus ou moins aisés, des seigneurs (du plus riches au hobereau le plus misérable), tous les paysans qui travaillent de leur mains et qui, absorbés par le souci de leur subsistance, ne peuvent se distraire de leur labeur champêtre22. Pour les nobles, c'est l'élévation de la race qui fait la vraie noblesse23.

L'aristocratie française devient une véritable classe, en soi et pour soi dirions-nous en termes marxistes, au début du XIIIe selon Duby24. Elle échappait aux taxes seigneuriales depuis le XIe siècle. Avant le XIIIe, les aristocrates se composaient des domini, des possesseurs de petits châteaux – détenteurs du pouvoir du ban, du pouvoir d'exploiter, de punir et de commander les paysans – et des simples chevaliers, les milites soumis aux châtelains et obligés de les servir en combattant pour ces derniers. Vers 1200, les chevaliers et les châtelains se rapprochent : les chevaliers acquièrent le titre de dominus et fortifient leur demeure alors que les seigneurs veulent être adoubés chevaliers. Par ailleurs, l'Église distille l'idéal du miles christi, du soldat du Christ, ce qui construit la conscience de la noblesse autour de l'idéal chevaleresque. L'aristocratie se trouve alors prise dans la gène financière parce qu'elle doit tenir son rang, payer son adoubement, couvrir ses frais d'armement. Les aristocrates se mettent peu à peu au service de nobles plus puissants, plus riches pour maintenir leur train de vie nécessairement somptueux – l'avarice est alors une tare des vilains. Les liens de vassalité apparaissent encadrés par de nouveaux-venus : les armigri (écuyer), les domicelli (damoiseau), nobles de naissance, sans bien et sans arme.

En distinguant la violence sociale « sans qualité » du capitalisme ou de l'argent de la violence sociale « de naissance » de la société de castes, on voit comment ces deux types de violence sociale se sont intriqués à un moment donné et l'enjeu que la définition de la valeur économique peut prendre en terme de dynamique sociale. La féodalité est née parce que les nobles commençaient à incarner un idéal (valeur d'une violence sociale de caste), ils se sont endettés pour tenir le rang (la valeur d'une violence sociale d'argent s'est retournée contre eux). La féodalité est la fin du lien entre rang et fortune : on peut être noble et pauvre, on peut être riche et vilain, etc. Par contre, la pression sociale s'exerce sur les nobles : ils ne peuvent être ladres faute de manquer aux devoirs de leur rang. L'impératif de prodigalité de la noblesse a poussé cette dernière à exploiter ses vilains. L'exploitation des vilains a consacré la confusion entre les deux niveaux de violences sociales : les vilains se faisaient extorquer des biens et des services vitaux (ce qui est une violence sociale sans qualité, une violence sociale d'argent) au nom du rang, de la violence sociale « de naissance ».

Les nobles insistaient sur l'importance de leur rôle, de leur rang de naissance et les vilains voyaient disparaître le fruit de leur labeur. La violence sociale n'était pas vécue de la même façon selon les classes sociales et, avec elle, la vision de la valeur qui en résultait était aussi lié à la caste. Les vilains voyaient leur misère matérielle, les nobles voyaient leur grandeur spirituelle sans que ni les uns, ni les autres ne pussent être conscients du lien de causalité profond entre les deux types de perception de la valeur.

Le commerce


Dès la plus haute antiquité, dans les villes, l'argent sert l'économie. Il organise la violence sociale selon des modalités qui lui sont propres :

- la propriété privée s'est étendue aux moyens de production, il n'y a plus d'économie commune, les ressources communes sont progressivement accaparées par la propriété privée dans un mouvement qui n'a pas cessé aujourd'hui

- la propriété lucrative lie la possession, le titre de propriété et le droit d'en retirer des bénéfices. Elle ouvre la voie à l'usure, à la rémunération de la terre, à la perception de droits sur le travail – des métayers ou des endettés.

Note 38. La propriété

La propriété d'un objet, d'un outil de production, de droits, de patente, de service, d'une marque peut avoir plusieurs acceptions différentes.



Propriété d'usage (usus)



Droit d'utiliser une chose, un bien ou un service, mobilier ou immobilier, matériel ou non, pour ses propres besoins. Ce droit est exercé par un individu ou un groupe à l'exclusion de toutes les autres personnes. Ce type de propriété, ce droit d'usage exclusif, est nécessaire. Il doit même être étendu à la sphère productive, les producteurs doivent devenir les propriétaires d'usage de leur outil de production.



Propriété comme droit de détruire (abusus)



Permet au propriétaire d'abuser des choses qu'il possède, de les détruire, de les laisser en friche ou de les négliger.



Propriété lucrative (fructus)



Permet au propriétaire d'empocher le fruit de sa propriété.



Il peut s'agir de loyer, de plus-value liées au salariat ou de profits spéculatifs, peu importe. L'idée, c'est que ce que rapporte la chose, le bien mobilier ou immobilier, la patente, au n'importe quel autre forme de droit de propriété appartient au propriétaire. Ce type de propriété organise l'emploi puisque le propriétaire lucratif achète le travail par l'emploi et, ce faisant, les fruits, les bénéfices qui en découlent lui appartiennent de plein droit.



Le droit de s'approprier les fruits du travail humain correspond à une propriété lucrative étendue au temps humain, ce qui n'est pas sans poser des problèmes éthiques, religieux, métaphysiques. Pour les croyants, le temps appartient à Dieu, l'emploi, propriété lucrative du temps humain, est donc assimilable à un vol de la propriété de Dieu et à son commerce (il s'agit de simonie). Pour tout le monde, l'utilisation du temps humain à des fins non humaines (le fructus, le lucre) constitue une position anti-humaniste radicale.



On peut distinguer des intérêts opposés au sein de la propriété lucrative – intérêts inconscients : les propriétaires immobiliers ont intérêt à stimuler les salaires car les loyers sont prélevés sur les salaires alors que les propriétaires mobiliers sont liés à la part des dividendes dans la valeur ajoutée. Les premiers ont intérêt à favoriser le salaire dans la répartition primaire de la valeur ajoutée alors que les seconds ont intérêt à favoriser les dividendes au sein de la valeur ajoutée. Ces intérêts sont opposés et incompatibles.



Par ailleurs, la propriété peut être le fait de personnalités juridiques de différents types :



Propriété privée



La propriété privée permet à un particulier - ou à une assemblée de particuliers - d'avoir la mainmise sur un bien ou un service. Ce type de propriété n'est pas en soi problématique. Jouir de son linge, de sa maison, de manière exclusive ne pose et n'a jamais posé de problème à personne. De la même façon une entreprise auto-gérée ne fait de tort à personne. C'est le caractère lucratif et non la caractère privatif de la propriété qui en signe les effets sur la production économique.



Propriété publique



La propriété nationale est le fait d'une nation. Dans le cas d'une nation démocratique, les électeurs vont assumer le rôle de propriétaire ou contrôler la façon dont les élus s'acquittent de ce rôle.



Ce type de propriété n'empêche nullement la simonie ou le lucre anti-humaniste, qu'elle soit exercée de facto par un gouvernement tyrannique ou par des populations plus ou moins bien inspirées. En examinant EDF ou Total, force est de constater que l'État-actionnaire peut, à l'occasion, se montrer aussi avide que les rentiers privés.



Propriété sociale



Les propriétaires d'usage sont les propriétaires légitimes. La notion de fructus n'est plus un vol mais le fruit collectif d'une activité collective. Les bénéfices de l'activité sociale sont à remettre en perspective avec le cadre de la concurrence. Le fruit social, le bénéfice est lié à un avantage concurrentiel. On peut alors soit le voir comme « la part du rentier qui n'est pas là », soit comme une surtaxe aux clients si l'on veut se placer sur le terrain de l'éthique la plus stricte.

Pour autant, l'argent est né, selon Graeber, sur la rémunération de la violence des soldats. Pour l'anthropologue, l'économie du troc décrite par les libéraux serait une légende urbaine : les communautés n'échangeaient pas des biens dont elles partageaient la propriété. Dans l’utopie agissante marchande, avec l’argent, chaque bien, chaque service, chaque terre, chaque ressource se voit attribuer une valeur en fonction de laquelle on peut l'échanger contre d'autres choses. Ces valeurs économiques hiérarchisent les choses et leurs détenteurs selon la quantité de valeur de biens qu'ils détiennent. Le fait que le vendeur ou le marchand soient sympathiques ou odieux n'affecte en rien la contrepartie monétaire de l'échange. L'échange monétaire se fait entre sujets égaux en droit, entre sujets sans qualité, qu'ils soient détachés, besogneux ou laborieux n'influent guère ni sur les termes, ni sur les modes de la transaction25. Cette spécificité de l'argent ne constitue pas nécessairement un problème en soi puisqu'elle permet de dépasser la violence sociale de la caste, du lignage ou de la naissance. Selon la vulgate libérale elle-même, à ce moment-là, tous les marchands sont animés d'intérêts individuels – il faut vendre au plus offrant et acheter au meilleur prix pour en tirer une plus-value maximale lors de l'échange marchand. Dans un mouvement à la Shadok, la plus-value procure davantage de capacité d'acquisition de biens. Les marchands ne se singularisent dans leur commerce que par leurs aptitudes à faire valoir leur identique appétit de lucre. Marx décrit déjà la logique de l'argent – et, en amont, celle de l'échange – comme la mise en équivalence quantitative de tous les biens : autant de telle chose vaut telle quantité de telle autre chose. Si on admet que le médium constitue en lui-même un message, qu'il structure le cadre de pensée et que, ce faisant, il l'organise à l'instar d'un message, l'argent construit une mentalité d'échange tournée vers la plus-value et vers l'accumulation individuelle. Mais le système de l'argent permet à bien des égards de dépasser la violence sociale de caste et c'est la raison pour laquelle les grandes religions, les grandes philosophies en admettent l'existence en même temps qu'elles interdisent l'usure, qu'elles condamnent l'avidité : elles entendent fonder l'égalité juridique qu'induit l'argent en évacuant la violence de l'avidité. Bien sûr, cette posture devient inaudible pour une religion du pouvoir : elle efface alors la morale profonde pour se conformer à la servilité de la domination.

Proposition 120
Il n'y a jamais eu de société du troc (Graeber).
Proposition 121
L'échange marchand dépersonnalise les acteurs économiques, il en fait des objets.
Proposition 122
Le marchand développe une vision utopique agissante, une vision politique du monde marchande.

Le marchand qui échange ses biens ne se préoccupe guère du mode de production des produits – sauf à en faire un argument de vente transformable en espèces. Le statut de l'artisan, sa griffe, n'est l'objet d'intérêts marchands que dans la mesure où cette spécificité peut se traduire en termes de quantification financière. De même, le régime politique qui encadre la production des biens vendus n'importe pas au marchand en tant que marchandil peut être animé, par ailleurs, par d'autres intérêts. Comme marchand, il importe que

- le régime politique lui permette de commercer au mieux de ses intérêts économiques
- le fruit de la plus-value et la propriété lucrative soit protégés, défendus, légitimés
- l'argent soit garanti, qu'il serve de monnaie d'échange fiable
- le travail socialisé par l'argent fonctionne au mieux, sans heurt, sans perte de temps ou de matériel.

Si les propriétaires lucratifs se sont déchirés sur le sens de ces différents termes, sur la façon de mettre en œuvre un régime qui leur soit propice, tous les partis les représentant se sont toujours retrouvés sur ces quatre objectifs à tel point qu'ils sont devenus l'angle mort de la politique, le champ de l'indiscuté, de l'évidence, du consensus. Ces points se retrouvent dans l'ordo-libéralisme, dans la politique monétariste ou dans le consensus de Washington.

Valeur et libéralisme


En théorie, Adam Smith26 imagine un individu libéral animé par les seuls intérêts économiques personnels. Même si la conceptualisation de l'individu libéral ne coïncide pas nécessairement avec son avènement – et même si ce modèle théorique n'a jamais véritablement vu le jour – l'étude du modèle peut révéler l'horizon d'évidences ontologiques d'un philosophe qui présente les pratiques commerciales urbaines comme un idéal universel positif. L'image de l'individu pour Smith est celle d'un être mû par ses intérêts individuels, l'homme a presque continuellement besoin de l'aide de ses frères et c'est en vain qu'il l'attendrait seulement de leur bienveillance. Il a plus de chance de l'emporter s'il peut intéresser leur amour d'eux-mêmes en sa faveur et leur montrer qu'il est de leur propre intérêt de faire pour lui ce qu'il en attend27. Ces individus sont intéressés par un but individuel sans lien avec leur monde. Ils utilisent l'égoïsme de leurs pairs pour les manipuler, pour arriver à leurs fins nécessairement vénales. C'est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quel qu'il soit. Donne-moi ce que je veux et tu auras ce que tu veux, tel est le sens de toutes ces propositions28. L'individu est fondé sur une volonté monolithique, simple. Rien dans cette théorie n'intègre les qualités, les sentiments, les aspirations, les craintes, les phobies, les liens des sujet. Les individus veulent de manière uniforme et absolue. Ils sont au clair par rapport à la valeur : ce qu'ils valorisent est ce que le marché valorise et ce que le marché valorise, c'est ce qu'ils valorisent. La valeur solipsiste ôte et les désirs et les besoins de l'équation économique, l'argent devient l’utopie agissante de la logique objective, la reconnaissance religieuse d'une valeur auto-référentielle. Mais, par le miracle de la valeur objective auto-référentielle, elle permet aux humains de couvrir leurs besoins ; c'est de cette manière que nous obtenons les uns des autres la plus grande partie des bons offices dont nous avons besoin29. Plus le travail est effectué dans le cadre de la violence sociale régie par l'argent et par le capital plus les besoins individuels seront satisfaits.

Proposition 123
L'argent agit comme cybernétique des actes productifs par le truchement du marché.

Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner mais de l'attention qu'ils portent à leur propre intérêt30. Le boulanger a intérêt à vendre son pain le plus cher possible et à minimiser le prix de revient. Il a intérêt à vendre de la sciure de bois – si c'est un homo œconomicus – au prix de l'or. La concurrence lui interdit de telles pratiques ; c'est la pression sociale, la nécessité de conserver des clients et la peur de disparaître du marché, qui vont le contraindre à des pratiques commerciales conformes à l'intérêt commun. La violence sociale objectivée se sert de la concurrence, de la menace de la disparition face aux autres producteurs et de la nécessité, par commodité, de fidéliser la clientèle. L'homme sans qualité est tenu par une pression sociale double, le client et le concurrent, qui vont le faire agir à l'opposé de ses intérêts … dans l'intérêt de tous. Le client, lui, a intérêt à acheter au prix de l'eau le meilleur pain qui soit. Pour Smith, l'échange peut se faire dans la mesure où la divergence apparente des intérêts individuels se résout dans les intérêts communs, intérêts d'individus sans qualité sous pression contraignante de leur environnement. Par cet argument, la violence sociale qu'organisent l'argent en général et le marché en particulier est naturalisée, objectivée, à l'image de la violence sociale de naissance qui s'appuyait sur le divin. Et bien sûr, comme la justification divine était boiteuse puisqu'elle puisait sa légitimité dans un texte qui présente un Dieu de pauvreté et d'amour, la justification « scientifique » de l'homo œconomicus devait tenter de s'imposer mais la science se pense : le boulanger travaille de plus en plus pour un salaire de plus en plus famélique sous la pression de la concurrence, la qualité du pain diminue peu à peu, de concert avec la concurrence contrainte de s'aligner sur ces pratiques de baisse de coût de revient mais, surtout, les acteurs économiques ne peuvent pas être réduits à leurs stratégies de maximalisation des profits. Par contre, l'homme sans qualité fonde une science économique vulgaire en traduisant l'exigence d'abolir tout ce qui, dans les lois, les coutumes et les mœurs léguées par l'histoire, entrave encore l'action rationnelle des individus, c'est-à-dire la libre poursuite par ceux-ci de leur intérêt bien compris31.

Note 39. L'homo œconomicus est mort

Résumé



Cette note résume et traduit un article collectif, À la recherche de l'homo œconomicus : expériences comportementales dans 15 sociétés à petite échelle32. L'article démontre de façon comportementale que les sujets de groupes humains isolés, non capitalistes, ne réagissent pas comme le modèle de l'homo œconomicus le prévoit. Ils ne maximisent pas nécessairement leur gain et peuvent renoncer à un gain probable.



Note de lecture



L'étude constate que les comportements des sujets issus de 17 communautés non capitalistes ne correspondent pas aux prédictions du modèle de l'homo œconomicus. Les sujets sont souvent motivés par autre chose que leurs propres profits matériels. Beaucoup s'inquiètent de justice et de réciprocité, veulent changer la distribution des ressources matérielle – y compris à leurs dépends – et veulent récompenser ceux qui agissent de manière coopérative et punir ceux qui ne coopèrent pas. Ces déviations par rapport au modèle théorique de l'homo œconomicus ont de l'importance pour la modélisation de nombre de phénomènes économiques – parmi lesquels la conception des institutions optimales, le droit contractuel et le droit de propriété, les conditions de succès d'action collective ou la résistance de primes salariales non compétitives.



Le jeu ultime (UG en anglais) a été essayé à travers le monde avec des populations étudiées. Le « proposeur » dans ce jeu reçoit l'équivalent d'un jour ou deux de revenus dans la société et doit faire une offre à une autre personne, le « répondeur ». Le répondeur peut alors soit accepter l'offre, auquel cas, les deux joueurs reçoivent le montant proposé, ou la refuser, auquel cas les joueurs ne reçoivent rien du tout. Si les deux joueurs se conforment au modèle canonique [l'homo œconomicus], et si tout le monde le sait, il est facile de voir que le proposeur saura que le répondeur acceptera toutes les offres positives et offrira donc le plus petit montant possible, ce qui sera accepté.



Dans la plupart des champs d'expérience, les sujets ont joué de manière anonyme, ils ne connaissaient pas l'identité de la ou des personnes avec qui ils faisaient équipe. Les enjeux de la plupart des jeux étaient libellés en argent bien que, dans certains cas, le tabac ou d'autres biens aient été utilisés. Dans tous les cas, nous avons testé les participants et nous avons éliminé ceux qui ne semblaient pas comprendre le jeu.



Les offres ont souvent dépassé les 25 %, allant au-delà de 50 % chez les Aché et les Lamelara [alors que le modèle canonique prévoit des offres très faibles]. Les offres dans les sociétés industrielles tournent autour de 50 %, celles des autres sociétés varient entre 15 et 50 %. Le taux de refus des offres de moins de 20 % est compris entre 40 et 60 % dans les sociétés industrielles alors que le taux de refus des offres basses est très faible dans les autres sociétés. Cependant, dans d'autres groupes, on observe un taux de rejet considérable, même des offres de plus de 50 %. Chez les Achuar, les Aché et les Tsimané, on n'observe aucun rejet après 16, 51 et 70 propositions. De plus, alors que les Aché et les Achuar faisaient des offres honnêtes, près de la moitié des offres de Tsimané étaient inférieures à 30 % mais elles furent toutes acceptées. À l'autre extrémité, les répondeurs Hadza ont rejeté 24 % de toutes les offres des proposeurs et 43% des offres en dessous de 20 %. Contrairement aux Hazda qui préfèrent rejeter les offres trop basses, les Au et les Gnau de Papouasie Nouvelle-Guinée ont rejeté aussi bien les propositions honnêtes que les propositions hyper-généreuses (plus de 50%) avec une fréquence presque égale.



Dans les expérience avec les universitaires, les offres sont généralement en phase avec la maximisation des revenus, vu la répartition des refus. Dans notre échantillon, cependant, dans la majorité des groupes, le comportement du proposeur ne correspond pas à la maximisation des revenus. Chez les Tsimané et les Aché, par exemple, les offres en dessous de 20 % n'ont pas été rejetées. Le taux de refus des autres propositions est également de zéro. Cependant, l'offre prévue par le modèle est de 50 % et les offres moyennes sont de 37 % et de 51 % respectivement. Quand c'était possible, nous avons utilisé la relation entre l'importance de l'offre et la proportion de rejet pour évaluer les offres qui maximisaient les revenus dans le groupe considéré. Dans un groupe, les Hazda, les proposeurs approchaient de l'offre maximisant les revenus. Mais les répondeurs Hazda rejetaient régulièrement les propositions généreuses en violation du modèle canonique. Dans tous les autres groupes, les offres moyennes dépassaient l'offre maximisant le revenu, dans la plupart des cas, de manière assez substantielle.



L'indépendance économique individuelle des acteurs économiques des sociétés considérées et leur intégration dans un système capitaliste ne sont pas corrélées de manière significative avec la générosité des offres. Face à une situation d'offre inhabituelle, les gens se réfèrent à leur cadre de vie habituel et, dans une société de don et contre-don, l'acceptation d'une offre généreuse engage à offrir la réciproque à un moment donné alors que les Hazda craignent les conséquences sociales de l'absence de partage



Alors que les résultats n'impliquent pas que les économistes doivent abandonner le cadre rationnel, ils suggèrent deux révisions majeures du modèle.

1. D'abord, le modèle de l'acteur égoïste, maximisateur de retour matériel est systématiquement violé. Dans toutes les sociétés étudiées, les offres UG sont positives et souvent largement excessive par rapport à l'offre attendue qui maximise les revenus, comme le sont les contributions dans les les jeux de biens public alors que les refus d'offres positives dans certaines sociétés arrivent assez régulièrement.



2. Les choix économiques sont déterminés non par des éléments extérieurs mais par les pratiques économiques des sociétés elles-mêmes, par leur vie quotidienne.

Proposition 124
L'homo œconomicus est une thèse anthropologique infirmée par l'expérience.
Proposition 125
La société du troc est une thèse anthropologique infirmée par l’archéologie.
Proposition 126
L'efficacité du marché, de la dérégulation et du laisser-faire est une thèse anthropologique infirmée par l’histoire.

Pour Adam Smith, la normalisation des attitudes, du travail concret, du faire par la violence sociale du travail abstrait dans l'échange de marchandise sculpte l'individu, la res cogitans, la chose pensante cartésienne, économique. L'échange procède de la division du travail et l'organise tout à la fois dans une contrainte sociale intériorisée par des agents économiques égoïstes. Chaque individu rencontre l'autre afin de passer un marché, l'altérité devient alors un partenaire commercial sans spécificité et le partenariat ne provoque pas d'interaction entre les sujets. Le sujet qui agit est lié par des relations de propriétés à ses biens et au fruit, direct ou non, de son labeur ou de ses échanges. Tous les individus recherchent le même gain via le même procédé, via le marché. Le capital au nom d'une objectivité, d'une naturalité immanente transforme les agents sociaux en individus interchangeables, prédictibles, sans qualité, en individus sans monde et sans rencontre. Mais cette transformation fonctionne comme les modèles mathématiques de prédictions financières : très mal. L'utopie de l'humain sans monde n'a jamais pu s'imposer, s'incarner en dépit de tout le travail de propagande, de prosélytisme de ses séides.

Les Lumières


Cet horizon indiscuté, ce dieu invisible dans la tapisserie répond à l'individu évident, indiscuté, fondement de la foi et de la raison chez Descartes ou chez Spinoza. Les philosophies des Lumières se concentrent sur l'être-là, sur l'évidence, sur l'indiscuté pour construire leur système. Cette manière de poser le problème, sur l'évident, correspond aux évidences indiscutables de l'argent, des échanges économiques en ville. Sans vouloir jeter le bébé des Lumières avec l'eau du bain du libéralisme, nous mettons en relation leur sens de l'évidence, leur construction philosophique à partir de l'individu pensant et le cadre social dans lequel les grands auteurs évoluaient : la ville marchande. La réalité des êtres est connectée à leur seule présence et à leurs seules propriétés intrinsèques. L'être est pourtant aussi le fruit d'interactions causales multiples et, dans le devenir, il revêt un caractère aléatoire, contingent, il procède par analogies, par pensées magiques, par états métastables33.

Dans la vision scientiste qui caricature quelque peu le projet implicite des Lumières, la grenouille est décrite comme un batracien doté de certaines caractéristiques. On peut tout aussi bien percevoir la grenouille comme une partie de l'équilibre naturel pris dans des chaînes causales multiples : elle souffre de la pollution, sa reproduction dépend de tel facteur, elle vit dans tel milieu, elle dépend de la présence de telle ressource, elle se nourrit de telle façon (selon son humeur, le climat, la période de sa vie, etc.), elle est rapide, gluante, sensible au temps, telle peuplade lui attribue tel rôle symbolique, tel pouvoir d'intercession auprès de telle puissance, un tel se souvient un peu coupable des mauvais traitements qu'il a infligés enfant à ces animaux, tel prince charmant a été transformé en grenouille, les voitures tuent des milliers de grenouilles, y a-t-il des grenouilles en Afrique ? Est-ce que les grenouilles souffrent, sentent, ressentent, comment adopte-t-on une grenouille ? La grenouille est le siège d'investissements libidinaux spécifiques, elle provoque des fantasmes, des phobies, des névroses. Dans le scientisme, seuls les critères de classement objectivables et reproductibles sont retenus. Ces critères répondent au fonctionnement de l'argent, de l'échange de marchandises déréalisées, objectivées, de la valeur économique. La grenouille est réduite à une unité strictement étanche, radicalement étrangère aux autres unités.

La pensée analytique qui s'ébauche dans les Lumières et triomphe sous une forme quelque peu dévoyée dans le scientisme fait l'impasse sur l'affectif, sur les relations psychiques, sur les associations de pensée analogiques de l'esprit humain, sur les associations entre deux concepts, entre deux entités, sur la base de leur caractéristiques, des affects qui y sont liés. Le mode de pensée analytique modifie la représentation du monde, il hypertrophie les éléments épars représentés et néglige le dynamisme de la relation, l'affectif entre les différents éléments. La séparation des éléments, la pensée analytique néglige les qualités extrinsèques des composants de la réalité34.

Cette façon déréalisée de voir les choses porte l'humanisme théorique le plus heureux, elle porte les droits de l'Homme, le droit au sens large et, avec eux elle enterre les modes de violence sociale propres à l'ancien régime. C'est une avancée formidable, un moment que l'Humanité ne pourra évacuer d'un revers de la main faute de quoi elle retournera dans les modes d'organisation de la violence sociale de l'ancien régime. Pour autant, le régime de la propriété lucrative et de l'accumulation poussé à son extrême fait réémerger une société organisée selon des principes pour ainsi dire féodaux. Les seigneurs sont des propriétaires qui se paient une armée avec les impôts des manants, ils mettent et démettent les gouvernements les plus tyranniques – que l'on pense à toutes ces dictatures soutenues parce que libéraleset entendent naturaliser leur domination et dans son principe et dans sa mise en œuvre politique. En naturalisant la violence sociale de la propriété lucrative par l'objectivité affirmée de la science ou de la pensée analytique, les séides de cette idéologie commettent une erreur doctrinale fatale : la nature de la violence sociale de la domination passe du droit à la nature, des référents humains aux référents absolus. De la même façon, la violence militaire primitive a été naturalisée dans les représentations utopiques hégémoniques par la divinisation des armes de l'aristocratie. La violence sociale de la propriété lucrative est naturalisée par le recours à des comparaisons avec des lois naturelles, avec les sciences exactes. Ce type de justification procède paradoxalement, en soi, d'une pensée magique, analogique et non scientifico-analytique. La domination et dans son principe et dans ses modes d'organisation n'est pourtant ni une invention scientifique, ni une loi divine, c'est une façon d'organiser la violence sociale, ce n'est ni la meilleure, ni la seule, ni la dernière.

La vie dans sa corporéité même nécessite une certaine activité. Cette activité n'abîme pas, ne fatigue pas nécessairement le corps. Couper du bois l'hiver réchauffe sans épuiser celui qui le coupe, digérer fatigue et comble, voyager procure du plaisir, du dépaysement et met en danger. La vie du corps, sa capacité à s'inscrire dans d'autres vies, dans le monde social, métaphysique ou physique est liée au faire du sujet. Un tyran doit innerver tout le corps social pour maintenir son pouvoir, pour conserver sa capacité à mobiliser les forces sociales sous son joug, à sa volonté, l'individu-corps doit également exercer un minimum d'activité, d'interactions pour pouvoir continuer à mobiliser son énergie à ses propres fins. L'activité s'inscrit dans une société, dans un monde, elle peut être directe ou médiée par des relations symboliques telles les relations de lignage ou d'argent. L'activité est l'ensemble des actes, conscients ou non, volontaires ou non, effectués de bonne grâce ou non qui innerve la vie-même. Cette activité à laquelle nous arrivons dans nos réflexions sur l'histoire de la violence sociale peut être d'ordre métabolique, de l'ordre des contraintes de l'existence – seuls les femmes et les esclaves y étaient liés. Avec l'avènement de l'argent, de la propriété lucrative des moyens de production et de l'accumulation, le métabolique s'est partagé en deux règnes : celui de l'argent et celui de la famille. Le premier règne du travail métabolique, le vénal, impose son rythme, sa logique et ses impératifs à l'autre, le familial, et, à mesure que la logique lucrative pénètre les sujets en tant que rapport au monde déterminé, à l'humain en ce qu'il a de non-métabolique.

Pour prendre une métaphore religieuse : les marchands du temple occupent les parvis de notre enfance, de notre volonté de puissance, de nos sentiments, de nos ambitions, de nos aspirations, de notre vivre ensemble. Mais les besoins d'humaniser le monde demeurent intacts et le travail de refoulement des formes de puissance humaines demande un effort de conformation constant.

La machine


L'ère industrielle marque l'entrée en scène d'un nouvel acteur dans l'action humaine et la violence sociale qui la structure et qu'elle structure : la machine. Pour éclairer notre propos, de manière un peu simpliste, nous allons distinguer la machine de la technique. La technique est construite par tout objet technique susceptible d'individuer le sujet qui l'utilise. Un piano en tant qu'instrument, l'écriture en tant que vecteur d'expression, une voiture comme objet de conduite singulière sont des techniques. La machine, par contre, impose son rythme, son existence, son mode propre à qui l'utilise. C'est la machine qui détermine l'utilisation de l'objet-machine alors que c'est l'utilisateur qui détermine l'utilisation de l'objet35. Un piano comme machine est l'ensemble des cordes, des vis, des cadres, du bois du piano que le pianiste ne maîtrise pas – qu'il doit considérer comme un donné sans pouvoir s'investir, devenir en chipotant, en transformant cet objet, sacré inaccessible et vaguement menaçant. De la même façon, l'écriture peut servir à afficher des slogans creux que les passants subissent ou la voiture est un ensemble de durites, de mécanique, dangereux et confusément inquiétant pour le profane. À ces titres, le piano, l'écriture ou la voiture sont des machines.

Proposition 127
La machine est ce qui utilise l'usager.
Proposition 128
La technique est ce qu'utilise l'usager pour rendre le monde apte à son existence.
Proposition 129
L'accumulation de capital sous forme fixe, sous forme d'investissements, le C marxiste, est une machine.
Proposition 130
La prolétarisation remplace la technique par la machine, la puissance par l'efficacité, le désir par la gestion.
Proposition 131
L'augmentation du capital fixe diminue mécaniquement le taux de profit et augmente le taux d'exploitation.
Proposition 132
La machine de l'acte productif se nomme management ou protocole.
Proposition 133
La machine des relations humaines se nomme « coaching ».
Proposition 134
Le projet intrinsèque de la machine est totalitaire. Il entend s'étendre à tout et à tous dans le cadre de l'accumulation à l'infini.

Dans le cadre de la production économique, la machine permet de réaliser, de produire. Les machines agglomèrent ce qu'en termes marxistes on appelle le capital fixe (C dans nos équations), de la plus-value extraite du travail abstrait (en maîtrisant le travail concret), comme nous l'avons vu. Le capital fixe C dans son ensemble devient des machines qui permettent de produire davantage en moins de temps – ce qui, à terme, modifie la structure organique du capital et, partant, le taux de profit, comme nous l'avons établi. Le prix de la marchandise intègre pour une partie substantielle celui des machines, de l'outil de production, que le travail abstrait des travailleurs a financé mais que la propriété lucrative s'est approprié. Le C, le travail ossifié, se retourne contre les travailleurs puisque – à travail concret égal mais le travail abstrait va forcément baisser – en investissant des machines plus productives, l'employeur peut se passer de main-d’œuvre. La machinisation s'est opérée par addition de quanta de travail à l'ouvrage initial. Le travail sous la pression de la machine s'est morcelé, spécialisé pour répondre aux besoins spécifiques des machines. La machine a envahi tous les secteurs économiques, des plus matériels aux plus immatériels : les messes sont télévisées ; l'énergie de la marche est devenue celle du pétrole extrait à l'autre bout du monde (et des cardiologues) ; la vie de la société s'est retranchée dans les médias de masse ; les affinités sont mises en scène par la publicité ; le paysage lui-même est devenu une machine économique. La machine a triomphé de la technique parce qu'elle était plus productive du point de vue de l'accumulation de la valeur économique et qu'elle permettait de normaliser davantage la production, d'en diminuer les propriétés intrinsèques.

L'homo faber est devenu étranger à tout travail métabolique, la beauté de l'art a retiré tout utilitarisme au travail concret alors que le travail concret se prolétarisait et devenait alimentaire, automatique, sans référence symbolique, esthétique, poétique dans son exercice. Le travail concret se faisait exiler de la vie, des intérêts, des goûts, de la volonté, de la créativité, de l'impression, du temps-même. L'artisan a dû s'équiper et organiser son travail selon les mêmes modalités sous la pression de la concurrence. Les prix des marchandises sans machine sont supérieurs – à toutes autres choses égales par ailleurs – au prix des marchandises avec machine puisque les prix sans machine concentrent davantage de travail vivant, de salaire (V).

La sphère domestique a été affectée par l'industrialisation, par le règne de la machine dans la production. Comme les travailleuses et les travailleuses devaient adopter leurs rythmes de vie à la machine, aux trois huit ou aux horaires coupés, la vie de famille a dû se calquer, se conformer aux exigences induites par ces rythmes, elle a dû intégrer les contraintes alimentaires, les contraintes de mobilité géographique liées à l'emploi. Alors que l'on a vendu la machine comme un moyen de libération du temps humain, de libération des tâches pénibles, l'extension de la machine a réduit globalement le temps de loisir et a rendu le travail économique plus pénible, plus lassant, plus répétitif et plus usant. Mais la machine est entrée dans les foyers – ce qui a fait entrer l'efficacité, la rapidité de la machine dans les tâches ménagères. La lessive était l'occasion de socialisation féminine sur les places des villes et des villages, c'est maintenant une tâche organisée scientifiquement dans les machines à laver industrielles, le savon était l'objet d'un savoir-faire, il est maintenant industrialisé et phagocyté par l'économie productive de valeur à l'instar de tout ce qu'on appelait l'économie domestique.

L'argent et la famille sont affectés par le faire de la machine, par le faire industriel. Les possibilités de création, les possibilités de singularisation dans l'acte de production – ce que nous avons lié à la technique – s'amenuisent à mesure que la machine industrielle impose son rythme, son ergonomie, sa gestion du temps, de la production, son management.

Note 40. Le management


Définition



Ensemble de techniques pour gérer la main d’œuvre afin d'en extraire un maximum de profit. Le management entend maximiser la production de valeur ajoutée par unité de temps par les producteurs.



Cette course à la productivité est un jeu de dupe à l'échelle macro-économique puisque les gains de productivité de nouvelles techniques managériales sont détruites par le principe de la concurrence. Au départ, une innovation managériale permet à l'entreprise de se mettre au-dessus de la concurrence et d'augmenter ses dividendes. Mais, dans un second temps, les autres acteurs économiques adaptent les mêmes pratiques de gestion du personnel et obtiennent les mêmes gains de productivité horaire. La concurrence oblige les producteurs à baisser leurs prix ce qui finalement annule les gains de productivité des nouvelles pratiques managériales. Ce qui était au départ pensé pour augmenter les marges devient une obligation de survie face à la concurrence économique.



Pratiques



Les pratiques managériales sont de plusieurs types.



- La mécanisation et la division du travail rendent les tâches plus répétitives et leur exécution plus rapides. C’est ce qu’on nomme le taylorisme. À terme, il sape le moral des travailleurs puisqu'il leur reconnaît peu de qualification et peu de perspective de créativité professionnelle. À l'époque, Ford avait dû consentir de gros salaires à ses ouvriers pour éviter qu'ils ne fuient le travail à la chaîne abrutissant. Les salaires sont devenus un outil de management, un moyen d’individualiser la notion de performance, de punir ou de récompenser la main d’œuvre, de la gérer. La mécanisation avait d'emblée suscité des mouvements de résistance – que l'on songe au luddisme en Grande-Bretagne ou aux Canuts en France qui avaient cassé les machines qui les condamnaient au chômage et à la misère. Outre la misère que provoquait la machine, c'est la question de l'individuation dans le travail que les machines menaçait. La tâche intelligente, adroite de l'artisan est remplacée par une série d'actes répétés, sans intérêts qui doivent être exécutés aussi rapidement que possible. Alors que l’artisan pensait l’acte, l’ouvrier doit l’exécuter après Taylor. Les mouvements anti-machine défendaient l'excellence, le savoir-faire de l'artisan et le plaisir de la belle ouvrage.



- L'implication dans le procès de production des ouvriers a constitué une petite révolution. Les travailleurs émettent des suggestions pour améliorer la chaîne, pour la rendre plus efficace. L'ergonomie et le feed-back font leur entrée dans le management.



- La gestion par projet, par liste de choses à faire, en finit avec les contre-maîtres. L'équipe se voit attribuer des objectifs de production et gère elle-même ses techniques de travail et son cadre de travail pour y arriver. La pression de l'équipe se fait alors sentir sur les personnes malades, enceintes ou moins efficaces sans que l'encadrement doive se salir les mains.



- Les employés sont impliqués affectivement dans la vie de l'entreprise. Ils doivent en quelque sorte adhérer, 'aimer' leur entreprise (qui n'est pas une personne douée d'affect mais une machine à valeur détenue par des propriétaires lucratifs). Ce sont alors des événements d'entreprise, des week-end aventures pour cadre, des concerts, des soirées-entreprises voire des crèches ou des clubs de rencontre pour employés. L'identité de l'entreprise (factice et spectaculaire par définition puisque l'entreprise n'est pas une personne) doit devenir celle de l'employé. C'est le patron 'cool' de la start-up ou la participation obligée à des compétitions sportives. C'est le genre de pratiques en œuvre dans ce que Haefliger36 appelle le loft management.



- L'individualisation des salaires et des statuts professionnels isole les producteurs, morcelle le collectif de productif. Il faut bien distinguer l'individualisation qui isole les individus les uns des autres, qui les transforment en atomes sans interaction de l'individuation qui est l'ensemble des processus de devenir impliquant aussi bien l'individu que son environnement. Dans le premier cas, l'individu se bat contre son environnement, dans le second, il devient du fait de son environnement, avec lui.



- Le management par la haine sape systématiquement les qualifications des employés. Il minimise leur réalisation, oppose les employés entre eux dans une course au meilleur, attribue des enveloppes fixes de récompenses aux meilleurs – c'est-à-dire aux plus obséquieux, aux plus serviles. Il ne s'agit pas d'être bon, performant, convainquant ou efficace mais d'être meilleur que les autres. C'est l'ouvrier du mois, l'employé du mois, c'est aussi la tyrannie permanente de l'évaluation. Ce type de management ne peut fonctionner qu'avec un chômage de masse parce qu'il épuise rapidement les employés, les pousse à prester des heures supplémentaires gratuites - sans que ce travail supplémentaire ne soit jamais sanctionné par une récompense définitive. Ce management utilise les techniques de manipulations mentales suivantes :



- opposition des employés entre eux

- précarisation des emplois, recours à la peur, à l'angoisse, à la menace

- individualisation des salaires, recours aux primes aux 'meilleurs' et faiblesse du salaire fixe garanti

- turn-over permanent: le personnel est remplacé en permanence, c'est l'obsolescence programmée des travailleurs; l'entreprise demande un engagement sans qu'elle ne s'engage à rien

- ce que nous appellerons l'obligation du salaud: l'entreprise force les employés à prendre des décisions immorales dans le cadre de leur emploi ce qui les rend complices de décisions qu'ils n'approuvent pas. Cette technique fait perdre les repères aux sujets les plus équilibrés, les rend manipulables et fragiles. Leurs désirs deviennent flous, leur moi s'anémie.

- le benchmarking consiste à comparer les performances des différentes équipes mises en concurrence, le but est d'induire une compétition permanente et de saper l'entraide, la solidarité entre les travailleurs.



Toutes ces techniques de management sont extrêmement dommageables à la santé des employés (quels que soient leurs niveaux de qualification et de rémunération). Elles coûtent une fortune à la sécurité sociale et aux intéressés. Elles permettent à l'entreprise de se défausser d'une partie de ses responsabilités dans les gains de productivité sur la collectivité, d'externaliser ses frais.



Les modèles de production, taylorisme, fordisme, toyotisme et hondisme



Taylorisme



Le développement du cadre économique productif a industrialisé les modes de production par le biais de la mise en concurrence des produits et a divisé la société en classes définies par des rapports de production spécifiques.



L'action réalisatrice d'un ouvrage est socialisée par l'outil de production. Si un artisan peut utiliser des techniques ou des horaires propres pour réaliser un ouvrage commandé par le marché, s'il peut adapter le rythme de son travail à ses besoins sociaux ou à son état physique ou psychique, l'omniprésence de la machine et de ses règles rigides impose au producteur sa cadence et sa logique propres. Il ne s'agit pas alors d'une technique dans laquelle le sujet peut investir une quelconque créativité, il s'agit d'une machine conçue pour produire de la valeur ajoutée le plus rapidement possible dans un système de concurrence, c'est-à-dire une machine qui ne souffre pas d'autre objectif que celui-là, qui maximise la plus-value horaire du travail vivant.



Le producteur adapte sa production à la variété de la demande et à sa solvabilité. Le modèle tayloriste



prédétermine les tâches à accomplir [...] par l'établissement de modes opératoires à suivre, et de temps alloués à respecter, définis par les intéressés par un service spécialisé37.



En conséquence, les actes posés par le travailleur sont réfléchis à l'avance et sont pensés pour maximiser leur rapidité. Au moment où le travailleur pose ces actes, il ne doit plus les penser - fût-ce pour en maximiser la productivité en terme de valeur.



Le travail à la chaîne implique



un temps uniforme à chaque poste de travail [...] et une longueur de pas identique. [...] Il faut que les opérateurs aient à chaque poste de travail un nombre d'opérations dont le temps et l'espace d'exécution [...] se rapprochent le plus possible du temps de cycle et de la longueur du "pas"38.



La quantification marchande du temps affecte tous les instants de la production du travailleur. Tous les mouvements, tous les gestes et, dans les modèles productifs plus récents, tous les affects du travailleur sont calibrés au moment où il travaille en fonction de sa productivité horaire. Le travail ne peut donc plus singulariser, il incarne une logique sociale sur laquelle ni le travailleur, ni même d'ailleurs l'employeur, n'ont prise. Cette logique sociale est déconnectée de la sensibilité particulière des travailleurs, des consommateurs ou des investisseurs.



Fordisme



Cette tendance s'accentue dans le modèle fordiste dans lequel l'organisation productive est



fortement centralisée, séquentiellement intégrée en ligne continue, mécanisée et cadencée, fondée sur la prédétermination et la standardisation d'opérations élémentaires distribuées entre les postes de travail de manière indépendante et indifférenciée pour saturer le temps du cycle 39.



Dans ce modèle productif, le travailleur est intéressé à une partie des bénéfices sans que son rendement personnel soit directement déterminant. Il s'agit aussi bien de pouvoir écouler les marchandises produites en soutenant les salaires des producteurs que d'éviter que, rebutés par les tâches répétitives et déqualifiées, les travailleurs ne s'en aillent ailleurs.



Toyotisme et Hondisme



Dans ces modèles de production plus individualisés, le travailleur est intéressé au niveau salarial au rendement de son travail. Il doit intérioriser la logique productiviste pour maximiser son propre gain horaire. Il devient complice actif et finalement toujours malheureux de son exploitation.



Dans le modèle toyotiste, la relation salariale



incite les salariés et les fournisseurs à contribuer à la réduction des coûts: les premiers par un système de salaire qui fait dépendre [les] montants mensuels de la réduction des temps au sein de chaque équipe, et les seconds par l'engagement d'une réduction pluriannuelle des coûts40.





Dans le modèle hondiste, la relation salariale valorise



l'expertise et l'initiative individuelles, tant au niveau du recrutement, de la formation, du salaire que de la promotion, afin de susciter au sein de l'entreprise l'émergence d'innovateurs et de développer la capacité à changer rapidement d'activité41.



La créativité du travail elle-même est alors liée à une évaluation individuelle permanente et doit toujours in fine maximiser la rentabilité lucrative du travail. L'intériorisation de la logique de la plus-value dans les traits les plus personnels de la personne, dans sa créativité, dans sa capacité à innover, dissout ces traits de personnalité dans la logique économique.



Évaluation



L'évaluation est le mode de management ultime puisqu'il légitime et naturalise aussi bien la rémunération que les rapports qui la sous-tendent. Dans les managements traditionnels, l'évaluation est le fait de supérieurs hiérarchiques, dans des versions plus perverses, on demande à l'employé, sous la pression du chantage de la misère du chômage, à produire un discours d'évaluation conforme à ce qu'il pense que son employeur attend.


Paradoxalement, l'augmentation de la productivité horaire n'a pas nécessairement diminué la quantité de travail concret dans l'industrie, l'augmentation de la productivité concrète (une usine, un secteur industriel produit davantage de biens et de services par an) n'augmente pas nécessairement la productivité abstraite (la production de valeur économique par unité de temps). Par exemple, l'agriculture européenne produit maintenant beaucoup plus qu'à la Libération en quantité mais la valorisation des matières premières agricoles est devenue insignifiante en terme de valeur ajoutée totale et, si un céréalier devait vivre de sa seule production, il n'aurait pas grand-chose pour vivre. L'augmentation de production concrète ne s'accompagne pas de diminution de travail concret. Pour le dire comme Marx,

si la machinerie est le moyen le plus puissant pour accroître la productivité du travail, c'est-à-dire réduire le temps de travail nécessaire à la production d'une marchandise, elle devient en tant que porteur de capital, et d'abord dans les industries qu'elle affecte directement, le moyen de prolonger la journée de travail au-delà de toute limite naturelle42.

Le travail concret qu'organise la machinisation va de pair avec un chômage de masse cyclique et endémique depuis la fin du XVIIIe. Ceux qui ont un emploi se tuent à la tâche et ceux qui n'en ont pas sont plongés dans la misère faute de salaire. L'emploi se structure alors comme un marché. Les employeurs ont intérêt à organiser la rareté de l'emploi – c'est-à-dire la surabondance du travail disponible – pour baisser le prix du travail, le salaire. La concurrence entre producteurs devient féroce et détruit les bases du travail concret et du travail abstrait aussi sûrement que la sécheresse ou les sauterelles détruisent le précieux travail des paysans. Les travailleurs étranglés par la perspective de la misère sont contraints à baisser leurs exigences salariales (les salaires, le travail abstrait, le fondement de la valeur économique) et à laisser dégrader leurs conditions de travail concret en acceptant des augmentations de cadences, des flux tendus, des augmentations d'horaire de travail, des horaires découpés, nocturnes, décalés, des conditions de sécurité remise en cause, etc.

Nous avons vu que ces reculs des travailleurs augmentent le taux d'exploitation (et nourrissent la baisse du taux de profit). Les travailleurs sont de plus en plus absorbés par la production économique. Au terme de leur journée, il ne leur reste plus d'énergie pour la nécessaire créativité humaine. Ils ne peuvent que se mettre devant une télévision, devant des spectacles industriels, devant des machines à désir, à représentation. Le travailleur brûle alors le symbolique, ce petit bâton brisé qui rassemblait deux éléments, ce petit bâton qui matérialisait les retrouvailles de deux amis éloignés par la vie.

Proposition 135
Les gains de productivité du travail concret ne diminuent pas la quantité de travail abstrait global. En rendant le travail abstrait plus abondant, ils en diminuent la valeur. La machine n'affranchira jamais du travail.

Valeur et industrie


Selon Smith, les gains réalisés grâce à l'échange sont des économies en temps de travail dépensé par chacun pour assurer son autonomie, et ne servent donc pas à augmenter la consommation de chacun43. Cette thèse n'a jamais été vérifiée puisque tous les gains de productivité du travail concret n'ont jamais fait baisser la quantité de travail abstrait, ces gains de productivité ont été, au contraire utilisés pour augmenter le chiffre d'affaire, la marge et les bénéfices. L'industrialisation a augmenté la quantité de biens et de services disponibles pour la consommation de chacun sans diminuer le temps de travail. Seules des luttes sociales féroces et l'avènement de l'industrie du loisir ont fait diminuer le temps de travail. Quand le rouet a été remplacé par le métier à tisser, la journée des ouvriers n'a pas été écourtée – au contraire – quand l'ordinateur est entré dans les secrétariats, la journée de travail n'a pas non plus été réduite. La masse salariale, par contre, a chaque fois été diminuée : les ouvriers étaient moins nombreux pour produire davantage de biens et de services, ce qui, sous la pression de la concurrence, a fini par diminuer la valeur économique créée par les procès de production impliqués. La diminution de la masse salariale a induit une crise de surproduction puisque les salaires ne pouvaient plus solvabiliser la production de valeur économique – nous l'avons vu. Sous la pression des gains de productivité de la concurrence, l'artisanat fut éclipsé par les fabriques, les diligences par les trains et les trains par les autoroutes. Chaque fois qu'un procédé de production moins gourmand en travail vivant apparaissait – aussi gourmand en ressources naturelles ou en travail fixe fût-il – il était adopté par les plus gros investisseurs qui, en adoptant l'innovation, réduisaient leurs frais de fonctionnement et finissaient par l'emporter sur la concurrence – à moins qu'elle ne se fût également adaptée à ces innovations.

Les producteurs, individus animés par les mêmes objectifs selon la vision libérale du monde, uniformisent leur mode de production parce qu'ils sont tenus par la même logique de concurrence, de marché et de lucre. Un tisserand ne peut tenir face s'il doit affronter la concurrence d'une usine textile ; ses coûts de fabrication seront toujours supérieurs. Il peut tenir s'il se contente de fabriquer les vêtements qui lui serviront à se vêtir mais il ne peut tenir s'il veut échanger sa production contre d'autres biens de production qui lui permettent de couvrir d'autres besoins. Du fait du travail fixe (C) de la concurrence, le travail vivant (V) de l'artisan ne vaut plus rien. La modification de la structure organique du capital de la concurrence uniformise la structure organique des producteurs, ce qui étend, ce qui généralise les contradictions de la baisse tendancielle du taux de profit. Les modes de production s'uniformisent, s'imposent et font disparaître les modes de production antérieurs et le savoir-faire qui leur était lié. La prolétarisation s'opère de manière permanente dans le temps, les producteurs ne sont que des intermédiaires d'une machine productive produite par la concurrence. Cette machine toute-puissante devient un Moloch qui mange ses enfants : les ouvriers techniciens sont déclassés en permanence sous la pression du changement de management, de machine, de mode de production car la notion de machine productive, de capital fixe, comprend aussi bien les outils concrets de production industrielle que les modes de gestion de personnel, les techniques managériales que l'image de marque, les patentes que le carnet de commande. L'ensemble de ce capital fixe fonctionne comme un rouage de la machine-concurrence et s'y conforme en permanence.

L'investisseur et le travailleur ont des intérêts opposés. Dans une société industrielle, celui qui vend sa force de travail a intérêt à la vendre le plus cher possible et celui qui l'achète, le capitaliste, a intérêt à l'acheter au prix le plus faible. Car, contrairement aux modèles classiques libéraux, le travail abstrait lui-même est organisé selon les principes du marché alors qu'il modèle, encadre, structure et détermine de plus en plus à mesure que s'étend la sphère économique la nature, la quantité et le mode de production du travail concret. Comme les salaires sous toutes leurs formes sont à l'origine de la création de toute valeur économique, comme ils sont parasités par la rente de la propriété lucrative, en les soumettant à la logique spéculative du marché, on soumet la création de valeur économique elle-même aux aléas des cycles de la spéculation.

La violence sociale « objectivée » par l'argent entre personnes égales en droit envahit tous les domaines du faire et de la vie sociale ou intime. Les intérêts divergeant entre les acheteurs de force de travail et vendeurs de force de travail déterminent les classes sociales. Les intérêts des classes sociales sont irréductiblement opposés – fait que n'atténue pas l'existence et l'universalisation d'une classe ubiquiste, la petite bourgeoisie. Cette classe déplace la conflictualité de la violence sociale dans le champ psychique de l'agent social, son existence. La lutte des classes n'est en rien adoucie par l'existence d'une classe dont les membres appartiennent simultanément à deux classes ennemies.

Proposition 136
L'existence d'une classe à la fois bourgeoise et prolétaire ne diminue pas la lutte de classes, elle en déplace le champ de bataille sur le psychique et le somatique de ses membres.
Proposition 137
Le but du management est de déplacer toute conflictualité de classe dans les champs psychiques et somatiques, de nier toute violence sociale tout en en multipliant les effets.

L'industrialisation des modes de production uniformise les comportements de l'individu, elle fait advenir çà et là des façons de réagir prévisibles, conformes au modèle libéral de l'humain qu'avait inspiré l'emprise du capitalisme sur la production. La prophétie du nouvel humain, de l'homo œconomicus est née d'une vision sociale générée par un système économique et, au sein de ce système économique, elle s'est affirmée quoique de manière très parcellaire, très fragmentaire. Tous ceux qui achètent du travail et des ressources naturelles sous forme de minerais, de produits alimentaires, de machines industrielles ou de salaires, doivent acheter ces choses avec la perspective de les revendre avec profit. C'est la fameuse équation marxienne C-M-M'-C', un capital sert à acquérir une marchandise, à la transformer pour la revendre et redevenir un capital plus élevé que le capital initial. De façon tout aussi mécanique, tout aussi peu singulière, les prolétaires sont contraints par l'aiguillon de la nécessité de vendre leur force de travail. Si un individu appartient simultanément à ces deux classes, les déterminations de son faire ne sont pas abolies mais doublées. Le membre de la petite-bourgeoisie ou de la classe moyenne doit à la fois vendre sa force de travail et élaborer des stratégies d'acquisition de marchandises qui maximisent ses profits. La machine comme antithèse de la technique renforce ce phénomène de dépossession de la volonté par la détermination de l'action humaine. Le fonctionnement de la machine est lui-même mécanique : il est déterminé par la nécessité de rendre le travail concret le plus productif par unité de temps, la machine doit aller le plus vite possible, produire le plus de biens et de services possibles par unité de temps avec le moins de masse salariale possible (ce qui sabote le processus de création économique).

Avec la machine-concurrence, l'actionnaire qui vend et n'achète déjà plus ce qu'il veut mais ce qui génère de la plus-value dans la mesure où un même actionnaire peut acquérir des parts dans des secteurs industriels différents qui n'impliquent pas du tout les mêmes savoirs-faire, les mêmes technologies sans que cela ait la moindre importance de son point de vue. En tant qu'actionnaire, il cherche à maximiser les retours sur investissement et à minimiser (ou à externaliser) les risques. De même, l'ouvrier ne travaillait déjà plus selon son rythme mais selon celui de la machine. Avec la combinaison de la machine et de la concurrence, c'est le type-même de machine qui est uniformisée, standardisée. De même, le consommateur aligne les mêmes images, les mêmes signifiants sociaux que la concurrence, que les agents sociaux proches dont il doit se distinguer ou auxquels il doit s'identifier. Les objets deviennent identiques et le processus de création, de marketing, de vente de ces objets est lui aussi parfaitement le même. Foxconn en Chine fabrique les gadgets électroniques pour tous les concurrents en téléphonie mobile ou en ordinateurs portables. Quelle que soit la marque – et la concurrence est féroce – le bidule est assemblé dans la même usine géante au même endroit et, forcément, de la même façon, avec les mêmes techniques managériales, la même gestion du personnel.

Proposition 138
La concurrence des marques uniformise les pratiques de consommation et de production.
Proposition 139
L'idéal de réalisation de soi, d'épanouissement personnel lubrifie la machine-concurrence, uniformise les pratiques de consommation et de production.
Proposition 140
L’utopie agissante du Moi construit par l'asociété de la concurrence est sans singularité, sans volonté, sans désir et sans identité.

L'uniformisation de l'univers matériel, de la logique des investissements et de la façon standardise les affects, les perceptions personnels de manière de plus en plus profonde à mesure que l'économie capitaliste engrange ses succès. Ceci s'oppose à l'idéal romantique d'épanouissement personnel, à l'idéal libéral de liberté individuelle. Les individus isolés par les modes de management et par la fiction de la propriété privée des moyens de production sont rendus conformes par l'uniformisation de l'univers matériel, du mode de production et de l'organisation du faire sous la pression de la concurrence. De même, les images sociales des individus se rapprochent et deviennent indistinctes, insignifiantes. La distinction se réfugie alors dans des détails, dans ce que Debord appellerait le spectacle44. Faute de différence matérielle, faute de singularité effective, on met en scène des identités particulières sans lien avec quelque spécificité que ce soit. Dans les décombres de l'uniformisation d'une économie qui voit et construit l'homme comme un homo œconomicus, les idéaux du moi sombrent, la communauté, la Gemeinwesen, la présence ensemble de ceux qui n'ont rien devient sans objet et, avec elle, l'auto-réalisation, la spécificité, l'originalité du moi des romantiques. Ces idéaux du moi incarnés deviennent sans objet dans un monde sans moi, sans rencontre et sans altérité.

Le symbolique


Le faire métabolique de l'animal laborans touche également les touches symboliques de l'être. La politique ne peut plus se penser que comme spectacle à donner en pâture à l'affectif des travailleurs-clients-électeurs. Le monde politique (au sens large) s'est isolé du monde incarné dès que le faire métabolique a été médié par la machine. Comme, en machinisant le faire, on ne pouvait plus le penser, on s'est retrouvé incapables de penser l'être en général et l'être ensemble en particulier, on s'est retrouvé incapables de penser le faire et le lien à l'autre, à la nature qu'il permet. De ce fait, le champ politique perdait tout sens.

Avec la généralisation de la machine, la séquence d'actes répétés s'est faite de plus en plus courte, les actes répétés de plus en plus simples. Pour autant, le travail est devenu plus pénible : les rythmes de la machine ne sont pas adaptés au corps humain, ils ne connaissent pas le répit. L'atmosphère de travail est souvent viciée, les horaires sont adaptés à ceux de la machine (ou de la machine-client, des dispositifs industriels de vente au détail, de vente au client). L'individuation n'est plus possible dans le cadre de ce type d'activité professionnelle et cette individuation devenue impossible doit se construire des pis-aller, des ersatz, des fuites, des désertions. Elle doit habiter le désert. Les dépressions, les maladies, les suicides, les névroses sont l'ombre de ce mal lové dans les interstices du fait de ne pas être, de ne pas interagir et se singulariser dans un environnement, ils signent l'aspiration au néant. Mais l'ordre de la violence sociale trouve encore et toujours ses thuriféraires, ses laquais soumis à leur soumission-même.

Et le bonheur des dames45 a affecté toute la société, des plus humbles aux plus riches, la consommation a incarné l'ultime mode d'individuation. Les traces de l'être qu'organise l'acquisition de masse de biens et de services industriels fonctionne comme la pensée du Dieu Cargo chère à Peter Lawrence46. Les signes touchent également l'appartenance sociale elle-même – et c'est particulièrement caricatural dans les tribus urbaines – en achetant certains types de produits, en s'habillant d'une certaine façon, en adoptant des modes de consommation déterminés, le consommateur affirme son appartenance sociale47, sa légitimité d'agent et la légitimité de sa classe.

Dans cette perspective de consommation symbolique, le monde ne se présente plus comme le siège de la puissance, de l'individuation, de l'action mais il devient un continuum social où les images des individus s'affrontent tout à la fois pour affirmer leur suprématie individuelle et leur légitimité, leur adhésion au monde tel quel. L'auto-valorisation de la consommation échoue en tant que projet narcissique : le sujet ne se donne pas dans sa spécificité mais il affirme son appartenance sociale par la consommation. On peut envier le propriétaire d'une grosse voiture, souhaiter appartenir à la même société que lui ou regarder avec admiration son véhicule – ce propriétaire ne sera pas admiré pour lui-même, en tant que tel. C'est cet échec du narcissisme dans la consommation qui explique pourquoi les plus grandes marques de révérences à un ordre établi, à une hiérarchie professionnelle sont également les marques de la réussite professionnellemarques que seuls les très riches, les artistes ou les gens en marge peuvent se permettre de ne pas arborer les signes de la conformité sociale. La socialisation de l'être dans son image matérielle, dans son standing, force à l'achat compulsif de biens et de services. Il s'agit de maintenir cette image sociale, d'en maintenir l'adéquation avec ce qu'elle doit être. De ce fait, les productions de biens et de services dans un cadre capitaliste peuvent trouver un peu plus longtemps des débouchés, des marchés pour peu qu'elles s'insèrent dans l'économie libidinale médiée de l'individu aux prises avec la nécessité de continuer à donner une image sociale, un signe de cohérence avec un monde dont il a été congédié en tant que singularité, que mouvement.

L'intime, le personnel, le social, les affects les plus secrets se sont individualisés, se sont dépersonnalisés en se massifiant. À mesure que les individus sont isolés les uns des autres, opposés entre eux, ils adoptent, chacun de leur côté, des comportement, un fonctionnement narcissique et des relations au social rigoureusement identiques – et ce, quand bien même l'apparence extérieure donne une impression de diversité de costumes. Les peurs, les envies, les angoisses si elles sont singulières deviennent d'étranges choses sulfureuses et leur seul mode socialement acceptable est celui de la masse, des sentiments de masse. Ceci explique la tendance totalitaire des sociétés sans singularité, des sociétés de masse. L'unification, l'uniformisation des affects est le ciment du consumérisme, elles règnent sur les décombres du singulier, de l'interaction, de la rencontre, du devenir.

Proposition 141
Le signe de la richesse échoue en tant que projet narcissique puisqu'il signifie une appartenance sociale connotée et non un mérite ou une propriété individuelle.

Valeur et salaire


La violence sociale est articulée à la question de la valeur. Les différentes types de violence sociales, de naissance ou d'argent, valorisent les actions humaines, les productions économiques en fonction de leur propre logique. Ces valorisations sont portées, incarnées dans les pratiques économiques et culturelles des différents agents économiques. Leur horizon de valeur est lié à leur position sociale, à leur rapport à la violence sociale. Nous avons exploré les différentes acceptions historiques de cette articulation violence sociale-valeur économique-valeur sociale.

Dans notre mouvement d'inventaire des valeurs sociales, nous devons mentionner la valeur créée par la pratique salariale. Ce type de valeur a été identifié par Friot qui voit en sa pratique, une voie d'émancipation du travail et de l'économique. Ce que l'économiste appelle la pratique salariale de la valeur n'est pas synonyme de salaire : un salaire à la pièce rémunère une force de travail ; un salaire à la qualification du poste rémunère ce poste de travail mais c'est le seul salaire à la qualification de la personne qui rémunère le travailleur et construit ce que Friot appelle la pratique salariale de la valeur.

Les considérations de Friot entrent en écho avec nos quelques réflexions. La pratique salariale de la valeur se caractérise par la rémunération à la qualification de la personne, par l'individualisation de la rémunération (elle n'est pas liée à un poste ou à la force de travail) et par son inconditionnalité. Des jurys seraient alors chargés de gérer la violence sociale, de déterminer la qualification (et la rémunération y afférent) des travailleurs en tant que reconnaissance de leur contribution à la production de la valeur économique.

En outre, la pratique salariale de la valeur implique également

- une appropriation des outils de production par les producteur (y compris, nous l'avons vu, les patentes, les savoirs, les savoirs-faire, les machines, le marketing, les clients, etc.)
- une abolition de la propriété lucrative et un développement de la propriété d'usage
- le maintien du marché, de l'argent et de la valeur économique comme organisateurs de la production concrète.

Nous allons éclairer les propositions de l’économiste de nos réflexions. Nous avons découvert, par exemple que la valeur économique était finalement exclusivement créée non par le travail concret mais par les salaires. La socialisation des salaires que Friot propose n'empêche nullement la création de valeur économique, l'organisation de la vente des biens et des services en marché. Bien plus, la disparition de la propriété lucrative fait disparaître l’accumulation, ce que nous avons appelé ε vers zéro puisque la partie salariale de la valeur ajoutée est intégralement réalisée, dépensée et que l'accumulation ne concerne que la rente dans la valeur ajoutée. Si la rente disparaît, l'accumulation qui lui est consubstantielle disparaît avec elle. Avec la disparition de la rente, le processus cyclique de création de valeur ajoutée est pérennisé.



Par ailleurs, la valeur ajoutée est liée par l'emploi à une prestation contrainte de travail concret, le prix est lié à un bien ou à un service effectivement fabriqué. La dissociation du salaire, de la valeur économique et du travail concret que propose l'économiste ouvre des perspectives humaines intéressantes quant à son rapport à la nature, au monde.



Le désir humain, la volonté humaine reprennent leurs droits dans le faire avec la disparition de la contrainte médiée par la valeur économique. Ceci ne supprime pas nécessairement la violence sociale. Si cette violence sociale s'inscrit dans une continuité profonde entre les deux formes qu'elle prend, la violence de caste et la violence sociale capitaliste, elle n'est pas une malédiction, un destin inhérent à l'histoire humaine ou conjoncturelle. En tout état de cause, la modalité de gestion de la violence sociale fait l'impasse sur les conjectures quant à son caractère immanent ou essentiel. Friot propose d'encadrer la violence sociale dans un rapport déterminé (en l'occurrence, dans l'option de Friot, les revenus économiques, les salaires, seront pris dans une fourchette allant de un à quatre) et seront dénaturalisés par le recours à un jurys, à une conflictualité sociale assumée.

Le modèle de Friot, la pratique salariale de la valeur, n'est nullement inflationniste puisque l'inflation, nous l'avons vu, est créée quand de la masse monétaire est enlevée du circuit économique, par la guerre ou par la dette en monnaies étrangères (ou dans une monnaie non souveraine telle que l’euro) ou quand la création monétaire est dévolue aux rentes, c'est-à-dire quand elle est retirée aussi de l'économie. Les investissements pourraient même être monétisés sans la moindre inflation. Une partie des salaires peut également être monétisée (à condition que les salariés demeurent dans l'espace économique monétaire considéré), cela ne créera aucune inflation à condition que la rente ne soit pas rémunérée ou, pour parler comme Friot, que la propriété lucrative soit abolie. C'est en effet à cette condition que la création monétaire ne nourrit pas l'inflation, que son ε demeure nul ou négligeable.

Proposition 142
Friot définit la pratique salariale de la valeur comme la reconnaissance salariale de la production de valeur économique attribuée aux producteurs selon leur qualification personnelle, de manière universelle et inconditionnelle sans considération directe pour le travail concret.
Proposition 143
La pratique salariale de la valeur définie par Friot permet d'émanciper le travail.
Proposition 144
La pratique salariale de la valeur définie par Friot n'est pas inflationniste.
Proposition 145
La pratique salariale de la valeur définie par Friot permet de poser la question du travail concret.

Le débat demeure de savoir si suffisamment de valeur d'usage sera produite pour pérenniser la prospérité générale si les producteurs ne sont plus contraints à produire de la valeur d'usage par le chantage de l'emploi qui utilise la valeur économique pour ce faire. D'une part, il faut garder à l'esprit que la proposition de Friot propose l'appropriation des outils de production par les producteurs et non sa disparition, d'autre part il faut noter que

- un certain nombre de valeurs d'usage négatives pour la communauté ne seront plus produites parce que les conditions de production concrètes de ces valeurs d'usage sont exécrables (et que personne ne serait susceptible de les accepter sans l'aiguillon de la nécessité).

- par plaisir, par passion, par envie, par habitude, tous les êtres humains s'inscrivent dans le métabolisme avec la nature. Ils posent des actes qui la transforment. L'homo faber construit, bricole, cultive, fabrique, tisse, coud, etc. Il est à peu près certain que les besoins humains puissent être couverts par l'humain lui-même. Par ailleurs, les modes de management sont devenus contre-productifs : la pression du stress est trop élevée pour le système nerveux humain ; la mécanisation et la répétitivité des tâches abîme les corps humains et le corps social. Les ressources naturelles sont également pillées par des gens qui sont sous pression, qui sont sous le chantage de l'emploi, de l'accaparement de la ressource économique par les propriétaires lucratifs.

- certaines productions absolument inutiles disparaîtraient. Les hôtels de luxe, les laquais plus ou moins serviles, les domestiques, etc. Par contre, la déférence et le soin aux malades seraient exclusivement le fait d'êtres sincères et dévoués. Les prestations concrètes demeureraient – dans le cas du soin au malade – mais le cœur avec lequel elles sont prestées changerait … en mieux. La maltraitance institutionnelle dont si sous souvent victimes nos aînés pour ménager l'actionnaire devrait disparaître avec la pratique salariale de la valeur.

- la dissociation entre le travail concret et le travail abstrait libère les tâches, elle permet à chacun de vivre sa passion, de déployer pleinement ses talents et ses envies, elle enrichit la vie sociale dans le cas des productions collectives et elle ouvre de nouveaux champs à la démocratie.

- les tâches réputées pénibles seront toujours effectuées par les travailleurs fiers de leur rude labeur mais ils pourront enfin gérer leur métier en fonction de leurs besoins humains, de leur limites corporelles, ils pourront donner à l'ergonomie ses lettres de noblesse et rendre le labeur dont ils tirent une source légitime de fierté source de plaisir et non de souffrance. Nombre de travailleurs aujourd'hui empoisonnés par le cadre de la servilité pointilleuse de l'emploi, par le mode de violence sociale hypocrite (il s'agit d'égaux en droit!) qu'elle génère pourront donner librement cours à leur activité.

- l'inactivité quand on est libre d'être actif et ambitieux est rarissime. Il faudra craindre la surproduction, le workaholisme, l'addiction au travail, par des travailleurs passionnés par leur travail concret plutôt que l'inactivité ou la fainéantise. Rendre le travail habitable (et passionnant) en le libérant de l'emploi en augmentera la pratique – ce qui sera contrebalancé par la possibilité de la présence de la famille, par exemple, sur le lieu de travail.

C'est peut-être là que réside la cause de la résistance majeure. En ouvrant le faire, la valeur concrète et la valeur économique à la démocratie et à la liberté, on engage le corps social dans une responsabilisation qui peut faire peur. Oui, on peut vivre, produire, de manière professionnelle, exigeante et efficace sans employeur, sans actionnaire, sans aiguillon de la nécessité. Nombre de jeunes retraités, pour paraphraser Friot, s'étonnent : ils n'ont jamais autant travaillé que depuis qu'ils sont libérés de leur employeur. Par contre, nous l'avons prouvé, le salaire socialisé qu'ils touchent, leur retraite, constitue une création de valeur abstraite, économique qui les qualifie de plein droit comme producteurs de richesse économique à l'instar des invalides, des vacanciers, des parents, des malades, des chômeurs.

Nos réflexions auront en tout cas prouvé que les pistes de Friot sont économiquement praticables, il reste à l'histoire, à la société, il nous reste à prouver qu'elles sont anthropologiquement possibles – ce que les chômeurs, les retraités ou les vacanciers attestent tous les jours.

Note 41. Les manuscrits de K. Marx

Marx a cherché toute sa vie à comprendre l'exploitation qu'il ressentait intuitivement. En apparence, un système économique semble équitable, juste, il semble établi entre pairs, entre égaux en droit et devrait être honnête alors que, par un tour de passe-passe, ce système se montre à l'usage une scandaleuse exploitation de l'humain par l'humain. La quête marxienne peut se résumer comme recherche des causes et des modalités du tour de passe-passe en question.



Dans le cadre d'un traité d'économie, au terme de notre analyse des valeurs d'usage et des valeurs économiques, nous avons voulu résumé une œuvre de jeunesse de Marx, les Manuscrits de 1844, dont certains accents – au sujet de l'aliénation de l'emploi, de la machine, de la déréalisation de l'industrie font étrangement échos à nos propres réflexions à 170 ans de décalage.



Karl Marx, Manuscrits de 1844, Flammarion, 1996, collection GF.

  • Premier manuscrit

1. Le salaire

Le salaire est déterminé par la demande en hommes (p. 56).  

Si l'offre est plus grande que la demande, une partie des ouvriers tombe dans la mendicité ou la famine. L'existence de l'ouvrier est donc réduite au même état que toute autre marchandise. L'ouvrier est devenu une marchandise et c'est pour lui une chance quand il arrive à se faire embaucher. (p. 56)

Le travail est donc une marchandise particulière entre des contractants inégaux. Il y va de la survie de l'ouvrier-marchandise et du caprice de l'employeur-client.

Mais, sur le temps long, la concurrence entre les employeurs-client s'effrite ce qui condamne les marchandises-ouvriers à la misère.

Dans une société de plus en plus prospère, seuls les plus riches peuvent vivre des intérêts rapportés par l'argent. Tous les autres doivent investir leur capital ou le placer dans le commerce. De ce fait, la concurrence entre les capitaux s'accroît, la concentration des capitaux s'accentue, les grands capitalistes ruinent les petits (...). Le nombre des grands capitalistes ayant diminué, la concurrence dans la recherche des ouvriers n'existe pratiquement plus, et le nombre d'ouvriers ayant augmenté [du fait du déclassement des petits capitalistes], la concurrence entre eux est devenue d'autant plus grande, plus contraire à la nature et plus violente. (p. 59)

La hausse de salaire n'est pas la panacée:

La hausse du salaire suscite chez l'ouvrier la soif d'enrichissement du capitaliste, mais il ne peut la satisfaire qu'en sacrifiant son esprit et son corps. L'augmentation du salaire suppose l'accumulation du capital et la provoque ; elle oppose donc le produit du travail et l'ouvrier. (pp. 59-60)

Or l'accumulation de capital augmente les capacités des outils de production, elle divise le travail en le mécanisant dans une course à la productivité. En augmentant la productivité, le système économique diminue le besoin de main-d’œuvre à production égale. Comme le besoin de main-d’œuvre diminue, la concurrence se fait acharnée et les salaires tendent ... vers zéro, ce qui provoque une crise de surproduction: il n'y a plus de salariés pour acheter les marchandises produites en nombre. Les innovations technologiques qui devraient libérer l'homme du fardeau des travaux pénibles le condamnent à la misère dans le cadre de la concurrence industrielle.

De même, la division du travail limite l'horizon de l'ouvrier et accroît sa dépendance, tout comme elle entraîne la concurrence non seulement des hommes, mais aussi des machines. Comme l'ouvrier est abaissé au rang de machine, la machine lui fait concurrence. Enfin, l'accumulation du capital accroît le potentiel industriel, le nombre d'ouvriers, tout comme la même quantité de travail industriel produit, du fait de cette accumulation, une plus grande quantité d'ouvrage, laquelle se transforme en surproduction et a pour résultat final soit de priver de leur emploi une grande partie des ouvriers, soit de réduire leur salaire au minimum le plus misérable. (p. 60)

Pour autant, on aurait tort de réduire les ouvriers aux seuls hommes. À l'époque, selon une citation (Wilhelm Schulz, Mouvement de la production, Comptoir littéraire, Zurich, 1843, pp. 45 sqq.)

"Les filatures anglaises emploient seulement 158.818 hommes contre 196.818 femmes. Pour 100 ouvriers dans les fabriques de cotons du comté de Lancaster, on trouve 103 ouvrières, et, en Écosse, on en trouve même 209 (...). Dans les fabriques de cotons d'Amérique du Nord, il n'y avait en 1833, pas moins de 38.927 femmes employées pour 18.593 hommes."

2. La rente

La rente organise le travail:

Les opérations les plus importantes du travail sont réglées d'après les plans et les spéculations de ceux qui utilisent les capitaux; et le but qu'ils se fixent dans tous ces plans, c'est le profit. (p. 76)

Mais cette rente façonne aussi les pays, les gens.

Ricardo dans son livre (La rente foncière) ; les nations ne sont que des ateliers de production. L'homme est une machine à consommer et à produire ; la vie humaine est un capital; les lois économiques régissent aveuglément le monde. (p. 85)

3. Le travail aliéné

Nous avons parlé de l'homo laborans. Loi de cet être de désir en train d'humaniser la nature, le travailleur en emploi ressemble plus à l'animal laborans.

L'objet que le travail [en emploi] produit, son produit, se dresse devant [le travailleur] comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s'est fixé, matérialisé dans un objet, il est l'objectivation du travail. La réalisation du travail est son objectivation. Dans le monde [du capitalisme et de ses théoriciens], cette réalisation du travail apparaît pour la perte pour l'ouvrier de sa réalité, l'objectivation comme la perte de l'objet ou l'asservissement à celui-ci, l'appropriation comme l'aliénation, le dessaisissement. 

La réalisation du travail se révèle être à tel point une perte de réalité que l'ouvrier perd sa réalité jusqu'à en mourir de faim. L'objectivation se révèle à tel point être la perte de l'objet que l'ouvrier est spolié non seulement des objets les plus indispensables à la vie, mais encore des objets du travail. Oui, le travail lui-même devient un objet dont il ne peut s'emparer qu'en faisant le plus grand effort et avec les interruptions les plus irrégulières. (p.109)

Le travail qui doit libérer, humaniser la nature devient un vecteur d'aliénation. De sorte que la source de la volonté, de la puissance et de la liberté en devient la négation.

[L'aliénation du travail consiste] dans le fait que le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, l'ouvrier ne s'affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l'aise, mais malheureux; il n'y déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l'ouvrier ne se sent lui-même qu'en dehors du travail et dans le travail, il se sent extérieur à lui-même. (p. 112) (…)


On en vient donc à ce résultat que l'homme (l'ouvrier) se sent agir librement seulement dans ses fonctions animales: manger, boire et procréer, ou encore, tout au plus, dans le choix de sa maison, de son habillement, etc; en revanche, il se sent animal dans ses fonctions proprement humaines. Ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal.

  • Troisième manuscrit

Propriété privée et communisme

Les liens entre le social et l'individuel sont constructifs pour Marx. Plus de cent ans avant Marcuse, plus de 150 ans avant Généreux, Marx affirme le caractère social de l'individu et met en cause l'opposition entre les intérêts de l'individu et ceux de la société.

Il faut surtout éviter de fixer la "société" comme une abstraction en face de l'individu. L'individu est l'être social. La manifestation de sa vie - même si elle n'apparaît pas sous la forme immédiate d'une manifestation collective de la vie, accomplie avec d'autres et en même temps qu'eux - est donc une manifestation et donc une affirmation de la vie sociale. La vie individuelle et la vie générique de l'homme ne sont pas différentes, bien que le mode d'existence de la vie individuelle soit nécessairement un mode plus particulier ou plus général de la vie générique ou que la vie générique soit une vie individuelle plus particulière ou plus générale.

En tant que conscience générique, l'homme affirme sa vie sociale réelle et ne fait que répéter dans la pensée son existence réelle; de même qu'inversement, l'être générique s'affirme dans la conscience générique et qu'il est pour soi, dans son universalité, en tant qu'être pensant. (p. 147)
1Voir Graeber, Debts, the first 5000 years, op. cit.

2Freud, Totem et tabou, Payot & Rivages, 2001.

3Marcel Otte, La Protohistoire, Deboeck Université, 1992, p. 26.

4Ibidem.

5Voir Hannah Arendt in La Condition de l'homme moderne, Agora, 1983, p. 127 : Hésiode distingue le travail et l’œuvre (ponos et ergon) ; l’œuvre est due à Eris, déesse de la lutte salutaire […], le travail comme tous les maux est sorti de la boîte de Pandore […] Pour Hésiode, il va de soi que les travaux des champs sont le lot des esclaves et des bêtes. De même, p. 128 : Aristote commence son célèbre chapitre sur l'esclavage (Politique, 1253 b25) en déclarant que « sans le nécessaire la vie de même que la vie bonne est impossible ». Avoir des esclaves, c'est la façon humaine de maîtriser la nécessité […] la vie l'exige. C'est pourquoi les paysans qui pourvoyaient aux besoins de la vie, étaient classés par Platon comme par Aristote avec les esclaves.

6On peut d'ailleurs mettre en parallèle cette ambition d'un travail noble avec celle, malheureuse, de parler de l'émergence d'une noosphère dans la production capitaliste. Dans les deux cas, cette « noblesse » de la tâche affirme le caractère ignoble des tâches qui n'entrent pas dans le champ qu'elle définit. Soit on considère que la connaissance est nécessaire à toute production – de la plus humble, de la plus ancienne à la plus technique – soit la notion de connaissance entend séparer des tâches réservée à une élite en voie d'avènement contre des tâches bestiales du monde ouvrier d'antan. Inutile de dire que la vision de la tâche comme avènement élitiste d'un savoir n'a aucun fondement et qu'il n'est pas de travail concret qui n'implique des connaissances techniques humaines.

7Gernet L., Anthropologie de la Grèce antique, Maspéro, 1976, p.93.

8Ibid. p. 86.

9M. I. Rostovsteff, Histoire économique et sociale de l'Empire Romain, Robert Laffont, 1988.

10Mc 10 23, Mt 19 23-26 ou Lc 18 24-27

11Lc 10 38-42

12H. Guillemin, L'Affaire Jésus, Seuil, 1982, collection Points Essais, 1984.

13Voir la vision de la vie après la mort d'un Dante, La Divine Comédie - il ne s'agit pas de droit canon ou d'Évangile mais de foi telle qu'elle est perçue et construite chez les croyants.

14G. Simondon, L'individuation à la lumière des notions de formes et d'information, Millon, 2005, p.403.

15C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, édition Pocket, 2009.

16P. Clastres, La Société contre l'État, Éditions de Minuit, 1974, édition 2011.

17M. Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Gallimard, 2003, collection Tell.

18Selon Weber, globalement, les minorités religieuses menacées ont tendance, toutes choses égales par ailleurs, à tenter davantage leur chance dans une société où l’ascension sociale est possible et, donc, à truster davantage les postes méritocratiques.

19M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit. Le principe de la domestication des volontés, de la conformation sociale des agents sociaux repose en dernière ligne sur la violence sur les corps. Les agents sont triés, surveillés et, quand ils dérogent à l'ordre établi, sont punis par la violence sur leur corps. Peu à peu, à force de vivre dans une société de gens déterminés de cette façon, les agents intériorisent la morale, la vision du monde derrière le système de punition. Les valeurs du système deviennent celles des agents. On pourrait citer, pour élargir le concept foucaldien, la notion d'emploi. Alors que jadis l'emploi prestigieux était intériorisé comme valeur par les agents, c'est maintenant l'emploi en soi qui l'est.

20Voir, par exemple, Georges Duby, Qu'est-ce que la société féodale ?, Flammarion, 2002.

21Usufruit précaire de la terre.

22Duby, op. cit., p. 144.

23Ibid., p. 144.

24Ibid., p. 1136 sqq.

25Karl Marx, Le Capital, I, op. cit., pp. 42-43 : Si l'on fait abstraction de la valeur d'usage, (…) il ne leur reste qu'une seule propriété, celle d'être des produits du travail. Mais, même dans ce cas, ce produit du travail s'est déjà transformé dans nos mains. En faisant abstraction de sa valeur d'usage, nous faisons du même coup abstraction des composantes corporelles et des formes qui en font la valeur d'usage (…). Tous ses caractères sensibles sont effacés. Il cesse également d'être le produit du travail du menuisier, du maçon, du fileur.

26Voir notre note sur les économistes vulgaires.

27A. Smith, Recherche sur la nature et la cause de la richesse des nations, op. cit., p. 20.

28Ibid. p. 20.

29Ibid. p. 20

30Ibid. p. 20.

31J.C. Michéa, Impasse Adam Smith, Climats, 2002, p. 37.

32Joseph Henrich, Robert Boyd, Samuel Bowles, Colin Camerer, Ernst Fehr, Herbert
Gintis, Richard McElreath, In Search of Homo Economicus: Behavioral Experiments in 15 Small-Scale Societies,
in The American Economic Review, Vol. 91, No. 2, 2001, disponible à <http://www.jstor.org>.

33En physique, un état métastable désigne un état qui, moyennant un apport d'énergie extérieur, peut aller vers un état d'énergie moindre. Une toupie en équilibre peut être renversée par un petit coup ou un lac liquide par temps de gel peut se cristalliser en glace pour peu qu'une impureté permette au processus de commencer. L'état d'équilibre métastable est susceptible d'évoluer vers un autre état d'équilibre à condition qu'un apport extérieur le permette. Faute d'apport extérieur, l'état métastable demeure dans une stabilité fragile.

34Sur ce sujet, nous nous référons aux réflexions de M. Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966.

35Voir G. Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1958.

36Voir S. Haefliger, La tentation du loft management, in Le Monde diplomatique, mai 2004.

37Boyer, Freyssenet, Les Modèles productifs, La Découverte, 2000, p. 44.

38Ibidem, p. 54.

39Ibidem, p. 61.

40Ibidem, p. 87.

41Ibidem, p. 100.

42K. Marx, Le Capital, livre I, op. Cit., p. 452.

43Delfalard, Le Marché chez Adam Smith, L'Harmattan, 1991, p. 129.

44G. Debord, La Société du spectacle, op. cit.

45E. Zola, Le Bonheur des Dames, Le Livre de Poche, 1971. L'écrivain naturaliste français y décrit sous le Second Empire déjà l'emprise de la consommation compulsive, de la volonté d'avoir que parvenaient à éveiller les commerçants parisiens chez leurs congénères dans les temples de la consommation, dans les galeries commerciales. Tiqqun II, Belles Lettres 2001, Rapport à la S.A.S.C. concernant un dispositif impérial, pp. 163-175, a analysé les centres commerciaux comme des dispositifs, des machines à produire, à canaliser, à utiliser le désir.

46Cf. supra, pour reprendre la citation sur le sujet dans P. Lawrence, Les Cultes du cargo, pp. 297-298, éditions Fayard:
Les indigènes ne pouvaient pas imaginer le système économique qui se cachait derrière la routine bureaucratique et les étalages des magasins, rien ne laissait croire que les Blancs fabriquaient eux-mêmes leurs marchandises. On ne les voyait pas travailler le métal ni faire les vêtements et les indigènes ne pouvaient pas deviner les procédés industriels permettant de fabriquer ces produits. Tout ce qu’ils voyaient, c’était l’arrivée des navires et des avions.


47Voir la notion de distinction de Pierre Bourdieu.