Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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La crise de la société



La troisième sphère menacée par l'effondrement capitaliste, c'est la société elle-même. On peut dire que c'est la sphère dont l'effondrement est le plus avancé. Nous avons parlé de la décrépitude du désir, de la vacuité des forces social ou de l'inexistence de la société et en tant que projet et en tant que lieu de singularisation, d'existence humaine.

La frustration reste le seul moteur quand la perspective d'une vie riche, épanouissante, pleine de surprises est laminée par l'économie de masse du désir, par la publicité et ses comportements grégaires conformistes d'un part et, d'autre part, par une insertion sociale réduite à la soumission aux exigences de rentabilité d'un employeur, d'un actionnaire. La frustration du corps social s'incarne à travers divers discours, à travers divers partis politiques qui portent la colère et le ressentiment de l'impuissance. La vacuité, l'absurdité et la cruauté du vivre ensemble, l'inanité du désir commun, l'absurdité du travail vénal, deviennent ces dénonciations outrées, elles deviennent ces partis anti-pauvres, anti-immigrés, anti-chômeurs. La misère affective de l'existence sociale est bien sûr totalement étrangère à la présence de pauvres, d'immigrés ou de chômeurs. Au contraire, elle est liée à l'indigence de la vie capitaliste, à la pauvreté de la société, du faire ensemble dans un système de chiffres sans qualité, de rentabilité horaire ou d'externalisation. À mesure que le social se désertifie, qu'il se survit à l'état de souvenir, de collection anale, à mesure que la lutte devient célébration, que le politique devient polémique, que la langue devient message, que le plaisir devient possession, le social devient une gigantesque pulsion de mort, une gigantesque machine qui joue à se survivre dans un monde dans lequel l'autre est devenu insupportable.

Cela s'incarne dans les magasins sans âmes, dans la nourriture immangeable, dans les émissions abêtissantes, dans les publicités criardes, dans l'urbanisme automobile : l'ultime mode d'être, l'ultime ersatz d'individuation personnelle dans une société sans qualité, c'est la nuisance ; l'imbécile et opiniâtre nuisance. La maison est devenue une porte de garage.

Toute société est portée par un projet, souvent implicite. Ce projet est l'aspiration, le conatus, collectif. Nous avons parlé de l'individuation. Il s'agit du processus de devenir d'un individu en interaction avec son environnement6. Un individu donné devient ce qu'il n'est pas en rencontre avec un environnement et cet environnement est lui-même affecté par l'individuation. Si l'individuation peut prendre l'allure d'une lutte ou d'une opposition, elle n'en a pas nécessairement le caractère. Il s'agit plutôt d'une rencontre de deux singularités (individu et environnement) qui se singularisent précisément du fait de leur rencontre. Ce phénomène affecte aussi bien les individus que les corps sociaux plus larges. Une société peut être définie comme ce qui se singularise par la rencontre avec son environnement. Tout le monde connaît le principe du bouc émissaire, de l'altérité mise au ban qui construit l'identité sociale. Ce n'est heureusement pas le seul exemple de singularisation, d'individuation sociale. Le partage d'une mémoire, de code (Stiegler parlerait de rétention secondaire et tertiaire) appuie la subjectivisation de la société. Son histoire – c'est-à-dire les péripéties auxquelles elle est confrontée, les luttes qui la traversent ou les événements climatiques, les rencontres culturelles, les influences – construit en permanence la société-sujet et le regard de cette société sur elle-même.

Avec l'avènement des interactions sans qualité du mode capitaliste, avec l'avènement du chiffre comptable comme fin de toute action, comme contre-valeur indiscutable, la raison même du social périt et, avec elle, ce qui sert de cadre à l'individuation personnelle. Faute de cadre, d'environnement propre à permettre un devenir, l'individu est mis en situation de privation motrice. La privation sensorielle est un supplice : le prisonnier ne voit qu'une lumière blanchâtre, uniforme, sans aucune sollicitation visuelle, sonore ou olfactive. Il devient rapidement fou ou apathique. De même, la privation motrice à laquelle nous condamne une société sans possibilité de singularisation, nous prive du plaisir d'être, de vouloir, de devenir. Nous adoptons alors des comportements palliatifs, nous nous occupons, nous nous racontons en faisant l'impasse sur l'immense souffrance d'un monde sans monde.